Ce n’en était pas un. Après une autopsie réclamée par le père de Saito, le médecin légiste révèle que le jeune lutter a été battu à mort. Un diagnostic éloigné du premier rapport rendu par la police qui concluait que le décès avait été causé par une maladie cardiaque, après un entraînement.
Une enquête approfondie des autorités finira par dévoiler les méthodes du maître de l’écurie, Junichi Yamamoto, qui avait ordonné à trois autres lutteurs de frapper Saito pour le punir de ses mauvaises performances à l’entraînement. Des coups administrés à l’aide d’une batte en métal et d’une bouteille de bière qui ont mené le nouveau venu à sa mort.
À l’époque, le crime avait ébranlé le Japon, où le sumo est né il y a des centaines d’années et continue d’être tenu en haute estime. Yamamoto avait été exclu de la discipline et condamné à six ans de prison. Après la mort de Saito, l’Association japonaise de sumo a découvert que l’acte n’était pas isolé et que plus de 90 % des écuries encourageaient les lutteurs à utiliser battes de baseball et objets contondants pour « éduquer » leurs coéquipiers.
Et la violence ne s’arrêtait pas aux expéditions punitives. Malgré les promesses de l’Association de mettre fin aux pratiques abusives, le bizutage s’est poursuivi sans relâche derrière les portes closes des écuries de sumo, les plaintes étant systématiquement minimisées ou dissimulées au public par la puissante Association, ont déclaré à VICE des lutteurs encore en activité et d’autres ayant pris leur retraite.
Ce type de violence endémique à la pratique du sumo a provoqué un scandale pas plus tard qu’en décembre, lorsqu’il a été établi que deux lutteurs avaient brutalisé un membre de leur propre écurie en lui versant de l’eau bouillante sur le dos, en lui piétinant l’abdomen et en le frappant à la tête avec du bois pendant l’entraînement.
« Je ne pense pas que cette violence inhérente au monde du sumo puisse être un jour complètement éradiquée » – Shota, lutteur en activité.
Malgré le tollé occasionnel suscité par ces incidents, les comportements abusifs restent courants dans les écuries, déclare Shota, un lutteur actif utilisant un pseudonyme par crainte de compromettre sa carrière, à VICE. « Je ne pense pas que cette violence inhérente au monde du sumo puisse être un jour complètement éradiquée. Peu importent les moyens entrepris pour changer le secteur, elle existera toujours. »
Shota raconte avoir voulu devenir lutteur de sumo dès l’âge de 10 ans. Il ajoute que, s’il avait su ce qui lui arriverait des années plus tard, il n’aurait probablement jamais mis les pieds sur un dohyō, le ring sur lequel les combats ont lieu. Un soir, il y a plusieurs années, alors qu’il était chargé de porter les affaires de son compagnon d’écurie plus âgé, Shota a oublié un objet déclenchant l’ire de son aîné qui l’a frappé et giflé pendant une heure, le laissant couvert de bleus. « J’espère que la même chose n’arrive pas à d’autres lutteurs », soupire-t-il.
« J’ai tout vu, des tapes légères sur le crâne aux coups portés avec des chaussures ou des cintres » – Kanata Matsubara, lutteur à la retraite.
Kanata Matsubara, 30 ans, lutteur retraité anciennement connu sous le nom de Takatenshu, a également témoigné que la violence était monnaie courante lorsqu’il était un lutteur de sumo actif il y a trois ans. « J’ai tout vu, des tapes légères sur le crâne aux coups portés avec des chaussures ou des cintres », explique-t-il à VICE.
En 2016, un lutteur et son maître d’écurie ont versé 32,4 millions de yens, soit environ 230 000 euros, à un collègue qui aurait subi des sévices quotidiens allant jusqu’à la perte d’un œil. Parfois, la brutalité est telle que, selon Matsubara, les lutteurs ne sont pas en mesure de participer à leurs combats, qu’ils gagnent en se bousculant jusqu’à pousser leur adversaire hors du ring ou au sol. « Je pense que la violence franchit une limite lorsqu’elle affecte directement leur gagne-pain », assure-t-il.
S’il est si difficile pour le public de comprendre ce qu’il se passe réellement dans les coulisses de la discipline, c’est parce que les crimes sont passés sous silence, affirment les lutteurs avec lesquels VICE s’est entretenu. L’Association de sumo, qui contrôle étroitement l’accès aux sportifs et aux événements, exerce une grande influence sur le contenu rapporté dans les médias japonais.
« Dans les émissions de télé, on me demande ostensiblement de ne pas critiquer l’Association pour éviter tout problème », déclare à VICE Nobuya Kobayashi, un journaliste sportif indépendant qui couvre le sumo depuis deux décennies. Il souligne se sentir beaucoup plus à l’aise pour faire ces commentaires à un média étranger.
Comme dans beaucoup d’autres sports au Japon, les journalistes qui veulent avoir accès ou faire des reportages sur l’Association de sumo doivent généralement faire partie d’un club de journalistes exclusif régi en partie par cette même Association. Si les journalistes outrepassent leurs droits, l’Association peut restreindre leur accès aux lutteurs, voire les interdire d’assister à certains combats, rapporte Kobayashi.
Ce type de contrôle est une pratique courante au Japon, où les grandes organisations surveillent étroitement l’accès à l’information grâce à un système appelé kisha club, ou club de journalistes. Des chercheurs ont constaté que les journalistes s’autocensurent régulièrement afin de conserver leur statut de membre pour avoir accès aux sources officielles. Les groupes de défense des droits de l’homme et les journalistes japonais reprochent à ce système d’empêcher toute critique des institutions.
En 2018, lorsque le maître d’écurie Takanohana a été démis de ses fonctions de directeur par l’Association de sumo pour avoir mal géré un scandale d’agression, les journalistes ont caché cette information au public de peur d’offenser l’organisation, renchérit Kobayashi.
Lorsque la chaîne TV Asahi a diffusé une interview de Takanohana sans tenir compte des souhaits de l’Association, elle a immédiatement perdu l’autorisation d’utiliser des images de sumo sur sa chaîne. Quant à l’Association japonaise de sumo, elle a décliné les demandes répétées de commentaires soumises par VICE.
La violence dans le sport et les arts martiaux n’est pas une nouveauté. Dans le sumo, qui n’a pratiquement pas changé depuis qu’il est devenu une discipline de compétition au début du XVIIe siècle, elle est même considérée comme normale, selon les athlètes.
« C’est ce qui arrive quand les responsables de la discipline sont encore bloqués dans le mode de pensée Showa », suggère Shota, le lutteur, en référence au règne de l’empereur japonais Showa, de 1926 à 1989, où il était courant, même pour les enseignants, de frapper les enfants s’ils faisaient quelque chose de mal.
Après la vague d’accusations qui a suivi la mort prématurée de Saito, l’Association japonaise de sumo s’est engagée à éliminer cette violence. En 2017, elle a pris des mesures pour fournir aux lutteurs une ligne d’assistance téléphonique qu’ils peuvent appeler pour signaler toute violence à laquelle ils sont confrontés. Shota, le lutteur encore en activité, décrit le numéro comme le seul soutien reçu, précisant qu’il est à peine utilisé parce que beaucoup craignent de risquer leur carrière en signalant des cas.
L’année suivante, l’Association a également établi une liste de sept commandements à laquelle tous les lutteurs et les écuries doivent se conformer. Les directives comprennent la sensibilisation aux crimes violents et la définition des abus. Selon les experts, l’incapacité du sport à éradiquer la violence provient de sa structure même.
Les lutteurs n’ont pas le droit d’avoir leur propre compte sur les réseaux sociaux et ne sont pas autorisés à vivre en dehors de leur écurie, sauf s’ils se marient.
Au Japon, le sumo est la seule discipline professionnelle qui exige que tous les lutteurs vivent dans des écuries, qui fonctionnent comme une maison. Les athlètes y endurent des entraînements longs et éprouvants, jusqu’à cinq heures par jour, et y prennent la plupart de leurs repas. En novembre 2022, on comptait 44 écuries au Japon, certaines abritant jusqu’à 24 lutteurs.
Les lutteurs n’ont pas le droit d’avoir leur propre compte sur les réseaux sociaux et ne sont pas autorisés à vivre en dehors de leur écurie, sauf s’ils se marient. Leurs maîtres d’écurie assument le rôle de père adoptif, celui dont la parole est la loi absolue.
Malgré ses contraintes spartiates, les perspectives d’enrichissement et de gloire attirent des milliers de nouvelles recrues chaque année, à qui l’on promet logement et nourriture. La poignée de lutteurs qui réussissent à percer peut gagner des millions de dollars par an, après déduction des primes et des parrainages. À l’inverse, les lutteurs de compétition de rang inférieur ne gagnent que 13,2 millions de yens (environ 93 000 euros) par an. Les apprentis lutteurs, ceux qui ne sont pas encore considérés comme des professionnels en raison de leur inexpérience, empochent environ 462 000 yens (environ 3 260 euros) par an pour leur participation à six tournois annuels.
Conséquence, une énorme disparité de revenus existe entre les lutteurs. On assure aux nouveaux venus la couverture des frais de subsistance ; une allocation est versée pour couvrir les dépenses de base comme les bandes de kinésiologie en cas de blessures légères, les vêtements ou les factures de téléphone portable. Si un lutteur a besoin d’une intervention chirurgicale, l’écurie s’en charge.
Daisuke Yanagihara, qui a pris sa retraite il y a deux ans pendant la pandémie de COVID-19, raconte pourtant avoir vécu quelque chose de très différent.
Avant d’entrer dans une écurie il y a environ neuf ans, Yanagihara, 24 ans, se souvient de la prévenance de son maître. Ce dernier avait rassuré le jeune lutteur en lui disant qu’il n’était pas nécessaire d’avoir fait des études secondaires pour réussir et qu’il s’occuperait de lui comme d’un fils. Yanagihara, anciennement connu sous le nom de Kotokantetsu, a été élevé par une mère célibataire et n’a pas grandi avec de figure paternelle.
Après être entré dans l’écurie, le maître a commencé à prendre ses distances et lui et Yanagihara se sont vus de moins en moins souvent. Très vite, le jeune sumo et ses compagnons de lutte ont été totalement livrés à eux-mêmes, se débrouillant avec peu d’argent pour se nourrir.
Lorsqu’un lutteur de l’écurie doit subir un traitement médical lourd, le maître offre une compensation financière. Ce ne fut pas le cas pour Yanagihara. Lorsque le jeune homme de 24 ans a dû subir une opération du cœur, il n’a reçu aucun soutien de ce type, affirme-t-il, contraint de payer lui-même la totalité de la facture. Une somme qu’il n’a finalement pas pu réunir sans l’aide de sa mère.
« J’ai dû m’incliner devant elle et lui demander une aide financière, ce qui est extrêmement embarrassant car je lui avais dit que c’était à moi de veiller sur elle désormais », a-t-il confié à VICE.
Yanagihara se souvient également avoir été obligé de payer à son maître 25 000 yens (environ 180 euros) à chaque compétition se déroulant à Tokyo – elles ont lieu trois fois par an. Une somme présentée comme une taxe sans que son maître ne daigne lui donner plus d’explication.
Lorsque le COVID-19 a commencé à se répandre dans le pays, Yanagihara, inquiet pour sa santé, a demandé à vivre dans des quartiers séparés au sein de l’écurie et à ne pas participer aux compétitions. En raison de sa récente opération du cœur, il courait un risque élevé de complications en cas de contamination. Malgré ses craintes, l’Association de Sumo a maintenu des règles strictes tout au long de la pandémie. Les lutteurs devaient toujours vivre dans des quartiers exigus et n’étaient autorisés à se retirer des matchs que s’ils contractaient le COVID-19 ou entraient en contact étroit avec une personne infectée.
La peur d’attraper le virus sera trop forte pour Yanagihara. Après avoir vu un autre lutteur en mourir, il décide à 22 ans, alors qu’il est sur le point d’atteindre son apogée physique, de couper son chonmage, le chignon typique des lutteurs de sumo, et d’abandonner ce sport.
« Le plus dur pour moi, c’est de ne plus avoir de maison », concède Yanagihara à propos de sa retraite. Son ancienne écurie a décliné la demande de commentaire de VICE.
La pandémie de COVID-19 n’est pas la seule crise sanitaire qui secoue le petit monde des lutteurs de sumo. L’obésité est également un sérieux enjeu pour les athlètes, souvent en surpoids, qui sont connus pour leur apparence volumineuse.
Plusieurs rapports montrent que l’espérance de vie moyenne des lutteurs se situe entre 60 et 65 ans, soit environ 20 années de moins que la moyenne des hommes japonais. Leur IMC, une mesure courante de la graisse corporelle, est souvent supérieur de plus de 50 % à la définition de l’obésité par l’Organisation mondiale de la santé. Certains lutteurs sont tellement en surpoids qu’ils doivent s’asseoir pendant leur sommeil pour pouvoir respirer.
En mai 2020, le lutteur Kyotaka Omori, 28 ans, décède après avoir contracté le COVID-19. Le virus est connu pour être plus mortel pour les personnes atteintes de comorbidités, notamment le diabète, dont le lutteur de 111 kg souffrait. Trois mois plus tard, Masaru Maeta, 38 ans, meurt d’une crise cardiaque alors qu’il est en train de donner un cours de sumo à des enfants. Maeta aura pesé plus de 200 kg pendant la majeure partie de sa carrière. En novembre, Toyonoumi Shinji, l’un des lutteurs les plus lourds de tous les temps avec plus de 200 kg, s’éteint à l’âge de 56 ans des suites d’une maladie non spécifiée.
« Il n’est jamais facile de rester en bonne santé quand on mène la vie d’un lutteur de sumo. Personne dans votre écurie ne se soucie de vous » – Anatoly Mikhakhanov, lutteur russe à la retraite
Après la mort d’Omori, le Russe Anatoly Mikhakhanov, qui détient le record de poids pour un lutteur de sumo, a évoqué les dangers de l’obésité dans la discipline. À son apogée, Mikhakhanov pesait plus de 292 kg et concourait tout en souffrant d’hypertension. Lorsqu’il a pris sa retraite en Russie en 2018, il avait du mal à marcher sur de longues distances et devait utiliser un ballon respiratoire lors de ses promenades. « Il n’est jamais facile de rester en bonne santé tant que l’on mène la vie d’un lutteur de sumo », a-t-il déclaré au journal japonais Asahi Shimbun. « Vous ne pouvez compter que sur vous-même. Personne dans votre écurie de sumo ne se soucie de votre santé », jure-t-il.
Pour répondre aux préoccupations, l’Association japonaise de sumo a publié 10 directives en matière de santé pour les lutteurs. Ces conseils consistent notamment à éviter les aliments gras, comme le gâteau aux fraises ou les chips, et à bien mâcher les aliments. L’association effectue également des bilans de santé semestriels pour ses lutteurs. Malgré ces protocoles, les lutteurs affirment que leur santé passe généralement au second plan – pour rester compétitifs et garder leur place dans ce sport, ils doivent continuer à se battre.
Les lutteurs sont effectivement livrés à eux-mêmes, abonde Shota, le lutteur encore en activité. Si toutes les violences et tous les abus du sumo sont révélés au grand jour, « je pense qu’il cessera d’exister », prophétise-t-il. « Il ne sera plus considéré comme un bon sport à pratiquer, mais plutôt comme une honte nationale. »
Malgré l’accumulation des critiques, le sumo japonais n’est pas près de changer. Les lutteurs comme Shota se méfient de l’Association, soulignant son refus de laisser les athlètes quitter des tournois en invoquant le COVID-19. Pour Kobayashi, l’avenir du sport est en péril si des changements ne sont pas rapidement introduits. Accorder aux lutteurs plus de liberté et d’autonomie serait un bon début, suggère-t-il, mais peu probable que cela arrive sans un véritable électrochoc.
« Il faudrait qu’un gigantesque scandale éclate pour que quelque chose change », se lamente-t-il.
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