Premier truc qui frappe Emilie sur place, les affiches géantes dans la rue : « Les femmes sur les bannières publicitaires sont souvent occidentales, et leur apparence est naturellement différente. Par exemple, les nez du Moyen-Orient sont généralement plus grands et plus courbés que les nez occidentaux, qui sont plus étroits. Donc de nombreuses Libanaises ont recours à la chirurgie pour le rétrécir. »
« Plusieurs chirurgiens plasticiens m’ont dit que beaucoup de jeunes viennent les voir avec des photos d’Angelina Jolie et s’inspirent de son apparence pour leur opération. » Parmi les célébrités libanaises, c’est surtout la chanteuse Haifa Wehbe qui sert de référence esthétique, en plus des actrices de téléfilms « qui se réveillent avec un maquillage complet ». Il y a aussi les nouvelles icônes du smartphone, ces influencers qui, selon certains chirurgiens qu’Emilie a rencontrés, contribuent fortement au business lorsqu’elles parlent de leurs opérations sur les réseaux sociaux.
Comme plus ou moins partout ailleurs, être femme c’est être le produit du regard des hommes et faire avec la pression sociale. Il faut avoir l’air jeune, fraîche, attirante, et braver l’épreuve du temps, quoiqu’il en coûte. Dans les cliniques de Beyrouth, Emilie l’a vite compris : « J’ai parlé à des femmes dont le mari les avait trompées et qui avaient ensuite subi une opération des seins, parce qu’elles pensaient que cette infidélité était due au fait qu’elles étaient devenues trop vieilles et que leurs seins pendaient. »
Cette soumission aux codes de beauté stéréotypés n’est pas directement mise en avant dans les photos d’Emilie, même si on la saisit bien. L’intention était surtout d’essayer d’amener les femmes à parler de leurs vulnérabilités, de ce que ça signifie de vivre dans une société où l’idéal de beauté inclut le recours aux opérations.
Marie est un des personnages forts de la série et illustre pas mal la question. Quand elle vivait au Canada, elle ne se souciait pas de son apparence ; mais en déménageant au Liban, elle a découvert une société « où tout le monde veut être belle » avant de devenir « accro à la chirurgie plastique ». Dans les rues, c’est pas l’offre qui manque niveau culture de la beauté. « Il y a beaucoup d’universités avec des salons juste en face qui ouvrent tôt le matin, se rappelle Emilie. Pour une étudiante, c’est normal d’y aller avant les cours pour se faire coiffer, se faire les ongles ou s’épiler au laser. »
Selon Emilie, il y a quelque chose de très libérateur mais aussi d’effrayant dans cette tendance. Loin de vouloir pointer un doigt impudique sur quoi que ce soit, la photographe retourne la question sur elle-même. La série photo l’a amenée à ouvrir un questionnement personnel sur les notions de corps et de vieillesse. Si des chirurgiens lui ont proposé des injections de Botox pour la peau sous les yeux « parce qu’ils pensaient que ça [lui] irait bien », elle a préféré décliner poliment. Du Danemark, Emilie fait le portrait d’un pays plutôt axé sur le naturel, où les opérations de chirurgie plastique restent un tabou. Autant de visions et d’incertitudes différentes qui font de l’identité corporelle, selon elle, une source inépuisable de discussions.
D’après ce qu’a pu voir Emilie, les opérations ne sont pas réservées qu’aux riches. Le Liban est d’ailleurs le premier pays du Moyen-Orient où il a été possible d’obtenir un prêt à taux avantageux spécialement pour la chirurgie plastique. Forcément, la pratique s’est banalisée. « C’est normal de voir des hommes offrir une opération de chirurgie plastique à leur femme ou que la famille offre une opération à leur fille, comme cadeau de fin d’études, d’anniversaire ou à l’occasion d’un bal d’école. », dit-elle. Cela dit, faut-il rappeler que l’an dernier, l’ONU estimait que plus de la moitié de la population se trouvait sous le seuil de pauvreté ; 23% dans l’extrême pauvreté (contre 8% en 2018) ? « J’ai parlé à un certain nombre de familles pour lesquelles c’était prioritaire que les filles se fassent opérer le nez, même si elles n’avaient pas beaucoup d’argent. », remet-elle.
Depuis les photos qu’Emilie a prises en 2020, la situation s’est encore aggravée. Surprise, c’est toujours la merde au Liban : il y a eu la pandémie, en plus des deux explosions au port de Beyrouth – 207 décès. On en oublierait presque que, vers la fin des années 2000, malgré le conflit avec Israël, le pays était parvenu à se reconstruire. En 2009, Beyrouth était même classée à la première place des lieux à visiter dans le monde par le New York Times et attirait à nouveau la lumière sur elle, près de trente ans après la fin de la guerre civile. Aujourd’hui, l’inflation a niqué le pouvoir d’achat et les tensions vont laisser de grosses séquelles. Mais dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde où 1% de la population détiendrait 40% des richesses du pays, nul doute qu’une partie de ses esthètes pourra toujours se tourner vers le futur. Et le futur, avec ou sans prêt bancaire, c’est l’Amérique plastique.
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