JUSTICE – Le procès devait se tenir le 18 janvier dernier, mais avait finalement été reporté. Le porte-parole de la Brigade anti-négrophobie, Franco Lollia, doit être jugé ce lundi 10 mai pour avoir tagué et peinturé la statue Colbert installée devant l’Assemblée nationale.
Le report de ce procès était intervenu suite au dépôt par les avocats de la défense “d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant la capacité de l’Assemblée nationale à se constituer partie civile”, indiquent nos confrères d’Outre–mer la 1ère.
“La date est intéressante, parce que le 10 mai est une date de commémoration en France de la tragédie qu’a représenté la traite négrière”, avait déclaré le 18 janvier l’avocat du prévenu Me Patrice Tacita, à l’issue de l’audience.
Les faits remontent au 23 juin dernier. En milieu d’après-midi, le collectif anti-négrophobie lance une vidéo en direct sur son compte Facebook: on y voit plusieurs personnes descendre de la ligne 12 du métro, station Assemblée nationale, et se diriger vers le monument du même nom, un cabas à la main.
Quelques minutes après le début de la séquence, un homme se dirige vers la statue de Jean-Baptiste Colbert, qui trône devant l’imposante entrée du bâtiment, face à la Seine, muni d’une bombe de peinture. Il inscrit en lettres rouges “NÉGROPHOBIE D’ETAT” sur le pied du monument avant de lancer des billes de couleur en direction du buste de la statue.
Des policiers interviennent rapidement et ordonnent à Franco Lollia de se mettre “au sol”. “Les racistes sont de l’autre côté de l’Assemblée, se défend l’homme face aux forces de l’ordre. C’est une statue qui vient prôner la négrophobie, le meurtre des Noirs, le viol des Noirs et la torture des Noirs”.
“C’est interdit”, rétorquent les policiers. “Ce qui est interdit, c’est le racisme. Cet homme-là [Colbert, ndlr] fait l’apologie de la négrophobie”. Ministre de Louis XIV, Colbert est considéré comme à l’initiative du Code noir, rédigé en 1685 et qui a légiféré sur l’esclavage dans les colonies françaises.
Indignation de la classe politique
Les tags de Franco Lollia avaient provoqué la colère d’une partie de classe politique. “Revisiter l’Histoire ou vouloir la censurer dans ce qu’elle a de paradoxal parfois, est absurde”, avait notamment déclaré à l’AFP le président de l’Assemblée nationale, Richard Ferrand, au lendemain de ces tags. La porte-parole du gouvernement de l’époque, Sibeth Ndiaye, avait de son côté “condamné avec beaucoup de fermeté ceux qui veulent effacer des traits de notre histoire”.
“La République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire, avait assuré Emmanuel Macron quelques jours avant les faits dans une allocution télévisée. Elle n’oubliera aucune de ses œuvres, elle ne déboulonnera pas de statues”.
Richard Ferrand avait toutefois reconnu qu’il “ne serait peut-être pas une mauvaise idée d’enrichir ces statues d’une plaque (…) qui explique pourquoi cette statue est là, les faits saillants d’un personnage, les faits glorieux comme ceux qui le sont moins”.
“Pour que la chose ne se reproduise pas, il faut qu’elle reste visible”
Un avis que partage Franco Lollia. Interrogé par Le Huffpost en janvier dernier, il estimait que ça n’était “pas une question d’histoire, mais de mémoire”. “Faire disparaître cette histoire serait une insulte au crime commis contre nous. Pour que la chose ne se reproduise pas, il faut qu’elle reste visible. Mais il faut qu’elle soit traduite dans son entièreté.”
En réponse à ceux qui critiquent la violence de son geste, il évoquait alors un “acte politique”, disant son souhait d’“inciter la France à assumer la totalité de son histoire et pas seulement ce qui l’intéresse”. “L’espace public est soi-disant le lieu de tous, mais c’est surtout le lieu de quelques-uns, et surtout des Blancs.”
Souhaite-t-il pour autant “déboulonner” cette statue de Colbert ? “Le déboulonnement veut juste dire dévisser des boulons. On voit ensuite ce qu’on fait de la structure qu’on a dévissée, se contentait-il de rétorquer. Mais rien ne consiste à la faire exploser”.
“Pour l’Assemblée nationale (partie civile dans ce procès, ndlr), c’est simplement au départ une affaire de dégradation de la statue de Colbert, un symbole qui représente une histoire commune”, avait expliqué aux journalistes l’avocate Saïda Benouari en août dernier, lorsque le procès avait été reporté une première fois car l’avocat du prévenu se trouvait en Martinique.
Une histoire de la “cancel culture” ?
Au moment des faits, de nombreuses personnes avaient attribué les velléités de déboulonner des statues représentants de personnages historiques, acteurs passifs ou actifs de l’esclavagisme ou du colonialisme, aux manifestations suivant la mort de Georges Floyd, tué lors d’une interpellation policière à Minneapolis le 25 mai dernier.
“On a eu l’impression qu’on était submergé, qu’on assistait à une ‘américanisation’ de la France, à une vague de démontages des statues, reconnaissait en janvier dernier pour le HuffPost Mame-Fatou Niang, maîtresse de conférences en études françaises à l’université Carnegie-Mellon (Pennsylvanie). Mais ce sont des phénomènes qui ont toujours secoué la société française”.
“Au 21e siècle, pour une pluralité de raisons comme l’émergence des réseaux sociaux ou encore une démocratisation du savoir, ces choses sont devenues visibles à la majorité des gens”, ajoutait-elle. D’ailleurs, deux statues de Victor Schoelcher avaient déjà été déboulonnées à Fort-de-France, en Martinique, trois jours avant la mort de George Floyd.
Des voix s’étaient aussi élevées cet été pour dénoncer ce qu’on appelle aux États-Unis la “cancel culture” (culture de l’effacement, ndlr). Cette pratique se traduit par le fait de “condamner d’office” une personne et son œuvre après un acte répréhensible, en l’y associant totalement sans lui laisser la possibilité de s’exprimer ou de se justifier. Pour Mame-Fatou Niang, qui réfute ce terme, il s’agit plus d’une histoire de la “culture de la fin de l’impunité”, que “de l’effacement”.
“On entretient la confusion sur ce terme parce qu’on ne veut pas parler de la question centrale: la mémoire, analysait-elle. Je vous mets au défi de me trouver une statue du maréchal Pétain, une école ou une rue avec son nom. On a dû revisiter notre histoire.” Et d’abonder: “Il faut s’interroger sur qui est Colbert et ce qu’il représente. Peut-on encore accepter que cette personne prône tel quel devant l’Assemblée?”
“La présence de cette statue constitue un délit d’apologie du crime contre l’humanité”
“Une statue, ce n’est pas un livre d’histoire, une statue est faite pour rendre hommage”, considérait auprès du HuffPost en janvier dernier l’avocat de Franco Lollia Me Georges-Emmanuel Germany. Ici, on s’en prend à la façon de mettre en valeur, en lumière, un personnage ou une histoire”.
Pour l’avocat, “la présence de cette statue constitue le délit d’apologie du crime contre l’humanité que la France a reconnu (loi Taubira du 21 mai 2001, ndlr). La France dit que l’esclavage est un crime contre l’humanité, mais ça ne la gêne pas d’en faire l’apologie (…) L’État, par son négationnisme, incite à la haine”. Sollicitée à plusieurs reprises par Le HuffPost, l’avocate de l’Assemblée nationale, Me Saïda Benouari, n’avait pas répondu à nos sollicitations en janvier dernier.
“Le monde nous regarde”
Pour des faits d’“inscription, signe ou dessin réalisés sur une façade, une voie publique ou du mobilier urbain”, Franco Lollia risque une amende pouvant s’élever jusqu’à 3.750 euros et une peine de travail d’intérêt général. “Je suis dans un état d’esprit serein, explique le prévenu qui confie toutefois “ne pas attendre grand-chose” de ce procès. Toute justice qui me serait rendue individuellement serait de toute manière une injustice et un simulacre de justice, abondait-il. Le délibéré est en tout cas très attendu, à en croire Mame-Fatou Niang.
“Des statues sont tombées à Rio, à Dakar ou encore aux États-Unis et la France est l’un des rares pays au monde à poursuivre ces personnes, assurait-elle en janvier. Le monde nous regarde”. Et de conclure: “Cette décision de justice donnera quelques indices sur l’orientation que la France veut donner à ce débat sur la place de la mémoire dans l’espace public”.
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