Depuis 2019, Matthieu Lépine recense les accidents du travail mortels en France sur son compte Twitter. Ce professeur d’histoire-géographie à Montreuil, en Seine-Saint-Denis, écume les articles de presse sur son temps libre.

A la fois galerie de portraits, analyse économique et histoire des politiques publiques, L’hécatombe invisible est son premier livre, paru le 10 mars 2023 aux éditions du Seuil.

Comment vous êtes-vous intéressé aux morts au travail ? 

Matthieu Lépine : En 2016, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, estimait que l’entrepreneur « peut tout perdre, lui ». Pour moi, tout perdre, c’est perdre la vie. Je me suis demandé : qui meurt au travail ? Trois ans plus tard, j’ai appris la mort de deux auto-entrepreneurs en 15 jours, ça m’a fait un choc : Michel Brahim, ouvrier de 68 ans à Versailles, et Franck Page, étudiant livreur pour Uber à Pessac.

A cette période, les gilets jaunes manifestaient, David Dufresne recensait les violences policières. J’ai repris son « Allô, place Beauvau », et j’ai lancé « Allô Muriel Pénicaud ». Avec ce livre, ma démarche est toujours militante, je pointe la responsabilité des pouvoirs publics. Ce sujet devrait être porté nationalement comme les accidents de la route.

Vous recensez les morts au travail en lisant la presse. Pourquoi ce travail de fourmi ?

M. L. : Les données officielles arrivent plus d’un an après, et elles ne sont que partielles. En 2019, derniers chiffres détaillés, la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) a compté 733 morts et 1,2 million de déclarations d’accidents du travail, en sachant qu’un accident sur deux n’est pas déclaré.

Cela ne concerne que les salariés du secteur privé, soit 19 millions d’actifs (sur 29,2 millions d’actifs, ndlr). Les salariés et exploitants agricoles ne sont pas pris en compte, alors que le secteur est l’un des principaux concernés par les accidents. Les marins pêcheurs, la fonction publique, les travailleurs indépendants ou sans papiers non plus.

Quelle est la tendance sur le temps long ? 

M. L. : Le ministre du Travail Olivier Dussopt disait à l’Assemblée nationale en février que, ces 15 dernières années, le nombre de morts au travail était relativement stable. C’est faux. Selon les chiffres de son propre ministère, on comptait 476 morts au travail en 2005, 790 en 2019, soit + 66 %. En Europe, la France est le seul pays à voir son nombre de morts au travail augmenter jusqu’en 2019. Nos statistiques étaient les plus élevées : 3,53 morts pour 100 000 salariés, trois fois plus que la moyenne de l’Union européenne.

Comment définit-on un accident du travail mortel ? 

M. L. : Il survient sur le lieu ou le temps du travail, quelle qu’en soit la cause. Un malaise cardiaque sera par exemple considéré comme un accident du travail. C’est la présomption d’imputabilité : on impute au travail automatiquement la responsabilité du décès. Ensuite, l’entreprise doit apporter des preuves si ce n’est pas le cas. Enfin, il faut faire reconnaître la faute inexcusable de l’employeur pour obtenir des réparations du préjudice. Mais contrairement aux victimes d’accidents de la route ou d’accidents de la vie, ces réparations ne sont pas intégrales.

Vous rendez à ces anonymes un nom et une histoire. Il y a même une galerie de photos en fin d’ouvrage. Pourquoi ce choix ?

M. L. : Les victimes ne sont pas des numéros sur un tableau du ministère, mais des êtres humains qu’on met en danger. Quand on me dit « on n’est plus au XIXe siècle », je rappelle qu’aujourd’hui, on peut mourir pour livrer un burger à 5 euros.

Ces gens sont comme vous et moi, je voulais aussi qu’on les imagine dans la vie de tous les jours. Steven Jaubert est mort alors qu’il allait être père. Flavien Bérard, lui aussi 27 ans, est mort quelques années après avoir survécu à un lymphome.

Quel est le premier secteur concerné ? 

M. L. : Le BTP, parce qu’il implique un travail en hauteur, avec des chutes mortelles, l’effondrement de charges ou de murs. Viennent ensuite les secteurs agricoles et industriels. La machine est souvent concernée : un vêtement bloqué, la surprise de voir la machine redémarrer en enlevant une pièce coincée…

Sans compter les machines défaillantes, les maintenances mal faites, les sécurités enlevées pour gagner en productivité. D’autres métiers peu visibles comptent beaucoup de morts, comme la pêche ou le bûcheronnage. Enfin parmi les causes les plus fréquentes, il y a les malaises cardiaques, qui concernent souvent des victimes de plus de cinquante ans, notamment dans le secteur des transports routiers.

« Quand l’accident intervient, le donneur d’ordre tout en haut ne risque plus rien, il a délégué ces risques aux couches de sous-traitance »

L’organisation du travail crée des conditions propices. Les entreprises recrutent des travailleurs extérieurs au site, intérimaires et/ou sous-traitants. Or, pour la Dares, le service statistiques du ministère du Travail, c’est clair : « la sous-traitance demeure intrinsèquement associée à un taux élevé d’accidents du travail ».

Il y a une forme de déresponsabilisation des entreprises. Quand l’accident intervient, le donneur d’ordre tout en haut ne risque plus rien, il a délégué ces risques aux couches de sous-traitance. En fin de course, les entreprises les plus petites se retrouvent responsables de la prévention.

Quelles populations sont sur-représentées ? 

M. L. : Les jeunes ont 2,5 fois plus de chance d’être victime d’un accident du travail que ceux qui sont plus expérimentés. Tom Le Duault, 18 ans, en CDD dans un abattoir pour gagner un peu d’argent pendant les vacances de Toussaint, a été écrasé par 500 kg de carcasse de poulet. Comme souvent, on l’a mis à un poste seul, sans formation, sans encadrement.

Les victimes d’accidents mortels concernent enfin à 90 %-95 % des hommes. Mais si l’on regarde ces dix dernières années, les accidents au total chez les hommes sont plutôt en baisse dans le privé. Ils sont au contraire en hausse chez les femmes, en premier lieu chez les métiers de première ligne comme ceux de la santé ou du service à la personne, où les femmes sont surreprésentées.

Aurait-on pu anticiper ces morts ? 

M. L. : Les gouvernements successifs ont détricoté l’inspection du travail, réduit les postes et supprimé des moyens. En médecine du travail, les départs en retraite ne sont pas remplacés. Enfin, ils ont carrément supprimé le CHSCT, comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, en le remplaçant en 2020 par un petit comité au sein du comité social et économique.

Ce nouveau comité a moins de représentants, moins de moyens. Et surtout, il n’est plus obligatoire pour les entreprises de moins de 300 salariés, alors qu’avant, seules les entreprises de moins de 50 personnes en étaient exemptées. Ainsi, selon les syndicats, seulement 46 % des salariés sont désormais couverts, contre 75 % auparavant. C’est de la destruction.

Quel regard portez-vous sur la politique d’Olivier Dussopt ?

M. L. : La réforme des retraites qu’il porte aura des répercussions sur les accidents du travail. Les personnes âgées, les plus usées physiquement, sont déjà sur-représentées dans les morts au travail. En 2019, un mort sur deux a plus de 50 ans selon la CPAM.

Que préconisez-vous ? 

M. L. : La première chose serait de faire appliquer la loi, en donnant plus de moyens à l’inspection du travail. Il faut aussi que les procès-verbaux donnent lieu à des sanctions. Selon les chiffres de la CGT, deux-tiers des procès-verbaux en Seine-Saint-Denis finissent à la poubelle, sans sanction.

Et s’il y avait une loi à faire, ce serait sur l’indemnisation. Chaque année, en France, 40 000 personnes sont victimes d’une invalidité permanente, partielle ou totale. Ces gens n’ont pas droit à une indemnisation totale car leur tort est d’avoir été victime d’un accident sur leur lieu de travail alors que, s’ils avaient été chez eux, ils l’auraient eue.

En effet, quand l’accident se produit sur le lieu de travail ou sur le temps du travail, par exemple lors de déplacements, la réparation est facilitée mais, en contrepartie, l’employeur ne verse qu’une indemnisation forfaitaire de son dommage (prise en charge des soins, indemnités journalières en cas d’incapacité temporaire de travail, et versement d’une rente ou d’une indemnité en capital lorsque l’incapacité de travail, totale ou le plus souvent partielle, est permanente, ndlr).

Il existe pourtant une branche accidents du travail et maladies professionnelles (AT-MP) de l’Assurance maladie, financée par les cotisations patronales, excédentaire de 2 milliards d’euros en 2022. N’est-elle pas suffisante ? 

M. L. : L’indemnisation forfaitaire est en effet en partie financée par les entreprises, par ces cotisations patronales sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Mais si la réparation des victimes était totale, cela coûterait bien plus d’argent.

Dès l’époque de la loi de compromis social de 1898, il a été reconnu qu’il n’y aurait pas de réparation intégrale. On a rendu le travail automatiquement responsable, ce qui a ouvert la voie d’une indemnisation forfaitaire, mais pas coupable.

Pour avoir plus de réparations, il faut faire reconnaître la faute « inexcusable » de l’employeur. Mais même avec ça, les réparations ne sont toujours pas intégrales. Les travailleurs victimes de l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001 ont par exemple été initialement moins indemnisés que les victimes situées en dehors du site.

Aussi, il faut savoir qu’à cause de la sous-déclaration massive d’AT-MP, chaque année, on ponctionne déjà un milliard d’euros dans la branche AT-MP pour les renvoyer vers la branche générale de la sécurité sociale, parce qu’on sait qu’elle prend en charge ce que devraient payer les entreprises. Il faudrait augmenter ces cotisations patronales. Pour certaines entreprises, l’argument humain n’est pas suffisant pour les pousser à améliorer la prévention des risques d’accidents au travail, alors il faut attaquer le porte-monnaie.

Pour financer la réforme des retraites, le gouvernement compte faire l’inverse, et baisser la cotisation des employeurs liée aux AT-MP. Quelle a été votre réaction ?

M. L. : Plutôt que de mieux indemniser les gens, l’exécutif estime qu’on peut piquer cet argent pour le mettre ailleurs. C’est le monde à l’envers.

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