SANTÉ MENTALEJ’attends les cérémonies des Golden Globes et des Oscars avec autant d’impatience que les fans de football américain comptent les jours jusqu’au Super Bowl. Or, pour moi, aller au cinéma a toujours été une expérience qui relevait plus du sport que de l’art.

Je m’y rendais armée d’une paire de bouchons d’oreilles, au cas où des gens mangeraient du popcorn ou froisseraient des papiers. Je revêtais mon uniforme: un sweat à capuche pour limiter mon champ de vision, de façon à ne pas repérer un spectateur en train de manger (oui, le simple fait de voir quelqu’un mâcher est un déclencheur pour moi, qui me rappelle douloureusement à quel point ce bruit m’est insupportable). Je choisissais un siège près du mur, mon mari s’asseyant de l’autre côté pour me protéger des éventuels sons désagréables. Si je me retrouvais à côté d’un inconnu bruyant, je m’avouais vaincue, cherchais une autre place ou partais carrément avant la fin du film.

Je n’ai compris que récemment que j’avais adopté ces mécanismes de défense parce que je souffre depuis longtemps d’un trouble de l’audition non diagnostiqué: pour moi, les bruits de fond dont la plupart des gens font abstraction (mastication, bulles de chewing-gum qui éclatent, bâillements, tapotements sur un clavier, aboiements, sirènes, petits avions, etc.) sont comme des ongles qui crissent sur un tableau noir ou une alarme incendie qui hurle dans mes oreilles. Ils me donnent envie de fuir.

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Toute petite déjà, j’essayais de cacher cette condition invalidante. Je ne comprenais pas ce qui clochait chez moi. Je me rappelle parfaitement que, le matin, j’entendais les bruits que mon petit frère faisait en prenant son petit déjeuner. J’avais beau me trouver dans une chambre fermée à l’autre bout du couloir, à l’opposé de la cuisine, la manière qu’il avait de racler ses dents sur sa fourchette à chaque bouchée me donnait envie de hurler, de le frapper. Mais je savais que personne ne croirait que je pouvais l’entendre d’aussi loin. Aussi ai-je essayé de ne rien laisser paraître.

À l’école, j’ai commencé à éviter de fréquenter les enfants qui mâchaient des chewing-gums; j’adorais les profs qui les interdisaient en classe. Une fois, alors que je raccompagnais mon petit frère en voiture, il n’a pas voulu cracher le sien: je l’ai fait descendre, et il est rentré à la maison à pied.

Je croyais être seule, parce qu’aucune de mes connaissances ne percevait les sons de la même manière que moi.

«J’étais folle de joie de pouvoir mettre un nom sur ma souffrance, surprise d’apprendre que les sons et les mouvements répétitifs indisposaient d’autres personnes.»

Tout a changé il y a deux ans. Mon gendre m’a envoyé un article qui traitait de la misophonie, assorti de la question: “Ca me rappelle quelqu’un…” J’ai cherché le terme “misophonie” sur Google et découvert qu’il s’agissait d’un trouble neurologique récemment identifié. J’étais folle de joie de pouvoir mettre un nom sur ma souffrance, surprise d’apprendre que les sons et les mouvements répétitifs indisposaient d’autres personnes.

J’ai appris que les personnes affectées sont le plus souvent des femmes et que, comme dans mon cas, leur misophonie s’est accentuée à l’adolescence. En lisant l’article, je me suis rappelée mon examen d’admission à l’université: la personne assise en face de moi avait un rhume, elle a toussé et reniflé pendant tout le test, long de plusieurs heures. À l’époque, je n’avais pas encore découvert l’un de mes outils de protection (les bouchons d’oreille, sans lesquels je ne sors plus aujourd’hui). J’ai donc passé le test l’épaule appuyée contre une oreille, le crayon à la main, tout en me bouchant l’autre oreille de ma main libre.

Aujourd’hui encore, quand j’entends certains sons déclencheurs, je suis incapable de me concentrer. Je n’ai plus qu’une idée en tête: fuir, tout en implorant l’univers de faire cesser ce bruit.

Malheureusement, mes lectures et mon expérience m’ont appris que plus une personne misophone est exposée à un son spécifique, plus le déclencheur devient fort, ce qui explique que les bruits de mastication de ses proches (ceux qu’elle entend le plus souvent) l’affectent le plus.

Au fil des ans, ma tolérance aux bruits que fait mon mari (quand il mâche, utilise du fil dentaire, remue les jambes ou tape à l’ordinateur) n’a fait que diminuer – au point d’être inexistante aujourd’hui. Désormais, quand je dîne avec lui, je m’assois à l’autre bout de la table, affublée de mes bouchons d’oreilles. Il utilise son fil dentaire dans une autre pièce, ne tape à l’ordinateur ou sur son téléphone que derrière un coussin ou dans une autre pièce, et s’efforce de ne pas remuer les jambes.

Après avoir vu le documentaire Quiet, Please (dans lequel une maman prend tous ses repas dans le cellier pendant que son mari et leurs trois enfants sont attablés dans la cuisine, et une jeune femme atteinte de misophonie communique par textos avec sa mère parce qu’elle ne supporte pas d’être la même pièce), j’ai pleuré, prenant conscience que cette maladie pouvait être encore plus sérieuse pour d’autres.

Quand mon gendre m’a envoyé l’article, ce que j’appelais alors “mes oreilles ultrasensibles” me faisaient souffrir plus que jamais. Un an plus tôt, nous avions emménagé à Manhattan, dans l’ouest du quartier de Midtown, où j’étais en permanence assaillie de bruits d’avions, d’hélicoptères, de sirènes et de klaxons. Constamment à cran, je faisais les cent pas chez moi, rongée par l’anxiété. Pour m’échapper, je rêvais de tirer au paint-ball sur les hélicoptères et j’envisageais d’utiliser le peu d’énergie qui me restait pour tenter de faire passer des lois plus strictes en matière de pollution sonore.

Quand j’ai découvert l’existence de la misophonie, je me suis accrochée à ces nouvelles informations comme une noyée à une bouée de sauvetage. J’ai essayé la thérapie comportementale et consulté un audiologiste qui m’a prescrit des prothèses auditives conçues pour détourner mon attention des sons déclencheurs. Malheureusement, la thérapie comme les prothèses n’ont fait qu’accentuer mon sentiment d’anxiété et provoquer des réactions encore plus vives face à certains sons déclencheurs.

J’étais découragée, mais j’ai tenu bon en testant plusieurs solutions, dont celles que j’ai évoquées plus haut: je porte un sweat à capuche pour limiter les signaux visuels, des bouchons d’oreilles pour étouffer les sons insupportables mais pas la voix des gens qui me parlent, et un casque antibruit quand je sors et que je suis cernée par mes pires sons déclencheurs (la circulation routière et le trafic aérien). Je laisse toujours un ventilateur allumé dans la maison pour assourdir les bruits qui me causent le plus d’angoisse.

Ces nouveaux mécanismes de défense se sont accompagnés de nouveaux défis. Quand je sors avec un casque antibruit, je n’entends pas les personnes avec lesquelles je suis, c’est logique. Cela a donc nécessité un peu d’organisation et quelques ajustements: quand je prenais le métro avec mon mari, par exemple, au lieu de discuter, nous jouions au Scrabble ensemble sur nos téléphones. Tous deux adeptes des longues balades, nous avons dû nous mettre en quête de coins plus tranquilles, comme le quartier de Forest Hills, dans le Queens, où l’on trouve plusieurs kilomètres de sentiers de randonnée boisés et plutôt calmes. Au lieu de sortir dîner, nous commandions des plats à emporter ou allions au restaurant quand il y avait moins de monde.

Outre mes moyens de protection physique, j’ai un outil qui m’aide sur le plan psychologique. C’est mon mari qui m’a donné ce petit truc. Il m’a suggéré la chose suivante: “Envisage ta misophonie comme un compte en banque, sur lequel les disponibilités émotionnelles, mentales et physiques que tu peux allouer à tes déclencheurs sont limitées.”

En fin de journée, si j’ai été surexposée à certains bruits déclencheurs, je suis anéantie sur le plan émotionnel, incapable de me concentrer, irascible, épuisée par la bataille que j’ai livrée. Dans ce cas, mon mari m’a suggéré de dépenser avec parcimonie mon “fonds déclencheurs”, à savoir mes ressources émotionnelles, mentales et physiques.

Heureusement, comme je suis écrivaine, je travaille à la maison. Je suis donc chez moi la plupart du temps et je peux écouter les sons que je veux, ceux qui ne vident pas mon compte en banque. J’écoute des bandes originales de films quand j’écris, et la radio et des livres audio quand je cuisine, fais le ménage, la lessive ou de l’exercice. Même quand je nage, j’ai un lecteur audio avec moi.

Malgré tout, en compagnie d’autres personnes, j’entends inévitablement des sons indésirables. Je dépense alors mon “fonds misophonie”, ce qui implique de toujours planifier mes activités, en m’assurant des heures sans déclencheur dans la journée pour me renflouer.

Une telle organisation peut paraître ridicule. Et on pourrait penser que les symptômes ne sont pas bien graves. J’ai rencontré des tas de gens qui ne me prenaient pas au sérieux, ce qui explique que les misophones hésitent souvent à parler de ce qu’ils vivent. Néanmoins, depuis que je sais que ma maladie porte un nom, je me suis peu à peu confiée à des amis proches et des membres de ma famille éloignée. Leur soutien, tout comme celui de ma famille proche, a été si précieux que je me sens moins seule.

Mon mari, mes enfants adultes et leurs conjoints supportent les ventilateurs allumés dans toute la maison, même en plein hiver. Ma fille et mon gendre, qui sont actuellement à la recherche un logement, ont éliminé d’office un quartier, parce qu’il était situé trop près d’une base militaire d’où s’élevaient en permanence des bruits d’hélicoptère. Mon mari s’assure que je porte mes bouchons d’oreilles avant de m’embrasser (oui, même le bruit d’un baiser me rend dingue).

J’espère qu’un jour les organismes de recherche que je soutiens par des dons trouveront un traitement ou un moyen de faire disparaître mes pires sons déclencheurs – sirènes, avions, hélicoptères et motos. D’ici-là, je continuerai à organiser mes journées de façon à y être le moins exposée possible et, quand je ne peux pas y couper, à résister aux bruits qui m’entourent.

La manière dont les bruits m’affectent et celle que j’ai d’y faire face peuvent paraître extrêmes, mais je suis déterminée à vivre ma vie pleinement. Jour après jour, je me bats contre mes sons déclencheurs, et j’aime penser que c’est moi qui finirais par gagner.

Ce blog, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Laure Motet pour Fast ForWord.

À voir également sur Le HuffPost: Pour vaincre les TOC, des chercheurs ont utilisé des excréments (et ça marche)

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