Les talibans ont annoncé l’interdiction de la production d’opium en Afghanistan le 3 avril dernier. Mais dans le Helmand, province du sud de l’Afghanistan, il est clair que l’édit est arrivé trop tard. Impossible d’empêcher la première floraison de pavots d’être cultivée et transformée en opium.
Depuis plus de vingt ans, l’Afghanistan est le plus grand producteur et exportateur d’opium au monde. Les champs de pavots violets, rouges et blancs de la province de Helmand font office de légendes. Alors que les talibans luttaient contre l’ancien gouvernement de la République islamique soutenu par l’Occident, la vente d’opium et d’héroïne constituait pour le groupe une source de revenus constante et vitale.
En 2021, un rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a estimé que l’Afghanistan avait produit 6 800 tonnes d’opium lors de la saison 2021, soit suffisamment pour fabriquer environ 320 tonnes d’héroïne pure. La même année, la production brute de l’économie afghane d’opiacés illicites a été estimée entre 1,8 et 2,7 milliards de dollars.
Bien qu’à la fin des années 1990, le trafic de stupéfiants ait été interdit sous le premier gouvernement taliban, le groupe n’a pas émis d’interdiction officielle lorsqu’il a pris le pouvoir en août 2021. Selon certains, l’interdiction allait advenir après la première récolte de 2022, ce qui permettrait aux talibans de prétendre mettre un frein à la production de drogue, tout en continuant à bénéficier de la vente et de la taxation du pavot déjà récolté.
Alors que l’économie afghane poursuivait sa dégringolade fin 2021, les agriculteurs ont commencé à planter du pavot à une échelle sans précédent, avec l’espoir que les revenus de cette culture lucrative leur offriraient un soulagement financier plus que nécessaire. Ils ont ainsi abattu des vergers entiers de grenadiers et délaissé leurs cultures habituelles de blé et de maïs au profit du pavot.
Les champs se sont mis à pousser, et les talibans n’ont pas bronché.
Au cours de la dernière semaine de mars, la récolte du pavot a démarré pour de bon. Les travailleurs itinérants ont afflué en masse dans la province de Helmand, et il semblait que les talibans allaient continuer à laisser de côté le problème de la production de cette drogue.
Mohibullah, 54 ans, a quitté la province de Ghazni, dans l’est de l’Afghanistan, pour se rendre dans le Helmand, cherchant désespérément du travail. « Il n’y a pas d’eau dans mon district natal, et pas d’emploi », a-t-il déclaré. « Ma famille compte neuf personnes, et en ce moment ce travail est le seul moyen que j’ai de subvenir à leurs besoins. Je suis à court d’options. »
Les frères Mahmadullah, 22 ans, et Esmatullah, 32 ans, possèdent une petite parcelle de terre à l’extérieur de Lashkar Gah, sur laquelle s’affiche désormais une myriade de pavots violets et blancs. « Cette saison, de nombreux agriculteurs qui cultivaient d’autres végétaux sont passés au pavot, car au moment de la plantation, les talibans n’avaient pas encore émis d’interdiction », déclarait encore Mahmadullah à VICE World News le mois dernier. D’après lui, sous le précédent gouvernement afghan, les talibans percevaient une taxe auprès de chaque agriculteur de la région lors des saisons de culture, équivalente à environ 2 kg d’opium par demi-acre de terre.
Lorsque VICE World News s’est entretenu avec un membre des talibans avant l’interdiction, ce dernier avait révélé que même les commandants talibans locaux avaient encouragé leurs combattants — dont la plupart ne touchent pas de salaire régulier — à travailler dans les champs de pavot afin de compléter leurs revenus.
Atiquallah a 24 ans et est membre des talibans. Il a expliqué à VICE World News avoir travaillé dans les champs de pavot au cours des cinq dernières saisons. « Cette année, une partie de ma famille est allée en Iran pour travailler. Comme ici le marché actuel du blé ou des autres cultures n’est pas bon, tout le monde s’est tourné vers l’opium. » Lui-même préférerait un autre travail s’il en avait la possibilité. « Si la communauté internationale finançait d’autres industries en Afghanistan, on y travaillerait. Mais pour le moment, nous n’avons pas d’autre choix. »
Au début du mois, l’interdiction est finalement tombée. Le porte-parole des talibans, Zabiullah Mujahid, a publié ce qui paraissait être une déclaration sans équivoque sur son compte Twitter. « Tous les Afghans sont informés qu’à partir de maintenant, la culture du pavot est strictement interdite dans tout le pays. L’utilisation, le transport, le commerce, l’exportation et l’importation de tous les stupéfiants… y compris les usines de fabrication de drogue sont strictement interdits. »
Comme cela semblait répondre à la demande de la communauté internationale, certains ont accueilli l’annonce avec un optimisme prudent.
Mais depuis cette « interdiction », la sève est devenue plus précieuse que jamais.
Quelques jours seulement après l’interdiction, le prix de l’opium brut a plus que doublé, atteignant près de 230 dollars le kilo (215 euros). Bien que le prix ait ensuite à nouveau baissé, il reste nettement plus élevé qu’auparavant, ce qui signifie plus de profits pour les agriculteurs et plus de recettes fiscales potentielles pour le groupe au pouvoir.
Sur le papier, l’interdiction signale à la communauté internationale que les talibans sont prêts à jouer le jeu dans un domaine politique important, ce qui peut ouvrir la voie à une augmentation de l’aide étrangère.
Cependant, dans la pratique, l’interdiction sert principalement à faire grimper les prix de l’opium. Si la hausse des prix est une aubaine pour les agriculteurs et les ouvriers locaux en difficulté, elle promet également une augmentation des recettes fiscales pour les talibans.
Mais à peine quelques jours après l’interdiction, Jumah Gul est de retour au travail, et le bol en métal qu’il utilise pour stocker l’opium récolté dans son champ semble bien plein.
« Regardez autour de vous », dit-il. « Vous pouvez voir que rien ne s’est arrêté. Les gens sont toujours dans les champs ; vous pouvez toujours acheter et vendre de l’opium au bazar. S’il n’y a pas d’autres options, que pouvons-nous faire ? »