Lorsque le père de Haji Arif Shefajo, un médecin militaire, a ouvert les portes de son immeuble de plusieurs étages à Kaboul, les talibans dirigeaient encore l’Afghanistan. Au début, la famille avait l’intention d’utiliser le bâtiment à des fins médicales, mais il est finalement devenu un lieu de rassemblement pour les quelques petites réunions et événements que les gens organisaient à l’époque, y compris de modestes et austères cérémonies de mariage.

En raison des règles strictes imposées par les talibans, il n’y avait pas de musique, pas d’enregistrement vidéo et certainement pas de danse. « C’était très élémentaire. Vous étendiez une nappe en plastique sur le sol, quelques hommes partageaient un repas simple, disaient quelques prières et rentraient chez eux », dit Shefajo à propos de ces rassemblements silencieux. 

En 2001, lorsque la coalition dirigée par les États-Unis a chassé les talibans du pouvoir à coup de B-52, les villes afghanes ont connu un changement immédiat. Tout ce qui avait été interdit ou inaccessible pendant les neuf années qui ont suivi la guerre civile a été rapidement réintroduit. 

« Pendant des années, les gens ont regardé en cachette les photos et les vidéos de mariage de leurs proches à l’étranger et ont pris des notes » – Haji Arif Shefajo

Les voitures ont reconquis les rues endommagées par des années de guerre et la musique a retenti à nouveau. Les styles vestimentaires sont devenus plus expressifs, et des magasins et des stands remplis de films VHS et DVD pirates ont vu le jour dans les grandes villes. Dans le même temps, l’invasion a engendré une vague d’ONG, de médias, de journalistes et d’ambassades étrangères – dont le personnel devait être composé, au moins en partie, d’Afghans. Des centaines de milliers de personnes ont été employées comme chauffeurs, traducteurs, fixeurs, cuisiniers et agents d’entretien. Beaucoup de ces travailleurs étaient payés en dollars et en euros.

Tous ces changements soudains ont entraîné une évolution rapide des goûts et des attentes de la population en pleine croissance de Kaboul. C’est dans les mariages, qui, selon Shefajo, sont devenus de plus en plus élaborés à chaque cérémonie, que cela est le plus évident.

« Pendant des années, les gens ont regardé en cachette les photos et les vidéos de mariage de leurs proches à l’étranger et ont pris des notes, explique Shefajo depuis Morwarid, l’une des deux salles de mariage que sa famille possède dans la capitale afghane. Là, ils pouvaient enfin se permettre de les reproduire. »

Aujourd’hui, près de deux décennies plus tard, une grande partie de cet argent a disparu et la nouvelle administration américaine va probablement se retirer du pays alors que le gouvernement afghan tente de mener des pourparlers de paix avec les talibans et que la violence continue de monter dans tout le pays. C’est sans compter la pandémie de Covid-19, qui a tué plus de 1,4 million de personnes et dévasté les économies du monde entier. 

Malgré tout, l’industrie des mariages en Afghanistan continue de prospérer, poussant des générations de jeunes Afghans – des hommes pour la plupart – à s’endetter massivement pour se marier à un moment où le pays est à nouveau en proie à une incertitude croissante.

D’après les normes occidentales, les 90 000 afghanis (960 euros) que Mohammad Iwas a dépensés pour sa cérémonie de mariage dans la ville de Hérat semblent être une bonne affaire, mais en tant qu’aîné de quatre enfants élevés par une mère célibataire, il lui a été difficile de réunir tout cet argent. Il a travaillé pendant des années comme ouvrier en Iran afin de pouvoir payer les frais de son mariage et subvenir aux besoins de sa famille en même temps.

« Ma femme s’est montrée extrêmement pointilleuse. J’ai essayé de lui suggérer des options moins chères, mais elle n’en a pas voulu » – Mohammad Iwas

Lorsque le jeune homme de 29 ans s’est fiancé l’année dernière, il a essayé d’attendrir ses beaux-parents en leur disant : « Je suis un homme simple et sans éducation, je ne gagne pas beaucoup d’argent. S’il vous plaît, organisons juste une petite fête à la maison. » Ils sont restés indifférents et ont répondu : « Notre fille ne vaut pas moins que les autres, elle se mariera dans une salle de mariage ou ne se mariera pas. »

Iwas savait ce qu’il devait faire. Il est retourné en Iran, où les Afghans sont souvent contraints d’accepter des emplois manuels mal payés et sont constamment menacés d’être arrêtés et maltraités par la police.

Sachant combien son fils travaillait dur pour financer son mariage, la mère d’Iwas est elle aussi allée voir les beaux-parents pour les supplier de se montrer compréhensifs, en vain.

« Ma femme s’est montrée extrêmement pointilleuse. J’ai essayé de lui suggérer des options moins chères, mais elle n’en a pas voulu », dit Iwas, avant d’ajouter que sa fiancée n’avait ni éducation ni revenu pour aider à les soutenir financièrement après leur mariage.

Pour chaque dépense supplémentaire – comme la location de la salle de mariage, le traiteur, les tenues, la coiffure et le maquillage de la mariée, la voiture des beaux-parents – Iwas devra passer plus de temps à travailler sur des chantiers de et moins de temps à profiter de ce qui aurait dû être le moment le plus heureux de sa vie. À mesure que les frais ont commencé à s’accumuler, la santé mentale d’Iwas s’est détériorée. 

Même pendant sa nuit de noces, il a été incapable de participer aux festivités. Pendant que les autres dansaient et s’amusaient dans leurs plus beaux habits, Iwas était constamment paniqué et se demandait comment il allait réussir à tout payer. L’argent l’a préoccupé tout au long de sa première année de mariage. « Mon bonheur a été obscurci par le poids de cette dette », dit-il à propos des 389 dollars qu’il doit encore aux vendeurs, aux amis et à la famille. Pour ne pas arranger les choses, la situation liée au Covid-19 l’empêche de se rendre en Iran pour son travail.

« Ma propre belle-mère se tournait constamment vers sa fille et lui disait : “Tu as besoin de ça, tu le mérites”, sachant très bien que je ne pouvais pas me le permettre. »

Iwas attribue la situation dans laquelle lui et des millions d’autres jeunes Afghans se trouvent à un sentiment de compétition sociétale qui, selon lui, a pris le dessus sur la culture afghane. 

« Chacun essaie de surpasser l’autre. Ma propre belle-mère se tournait constamment vers sa fille et lui disait : “Tu as besoin de ça, tu le mérites”, sachant très bien que je ne pouvais pas me le permettre. »

Une partie de cette concurrence, dit Iwas, est exacerbée par l’économie de guerre, dans laquelle les gens sont toujours payés en devises étrangères. « Les gens ne comprennent pas que nous, les gens moyens, ne pouvons pas nous comparer à ceux qui font du commerce et gagnent en dollars. Nous ne sommes pas des hommes d’affaires. Nous ne sommes pas des politiciens. Nous sommes de simples travailleurs qui essaient de construire leur vie. J’ai commencé ma nouvelle vie avec des dettes et personne ne semble s’en soucier. »

Mais même ceux qui ont de meilleures perspectives économiques sont confrontés au genre de pression que Iwas a subie. 

Nasim Mohammadi, 26 ans, est styliste au Posh Barber Shop à Kaboul. Il gagne 90 dollars par mois en coiffant les jeunes hommes les plus aisés de la capitale afghane. Au fil des années, il a préparé d’innombrables mariés et leurs amis pour leur mariage. Contrairement à Iwas, ces jeunes hommes sont très riches et sont prêts à dépenser jusqu’à 7 000 afghanis pour leur tenue. C’est le salaire que Mohammadi touche en un mois. 

« Depuis que je me suis marié, je dois consacrer les 78 à 90 dollars que je gagne par mois au seul remboursement des frais de mariage. » – Nasim Mohammadi

Mohammadi s’est lui aussi marié cette année. Il estime que la quarantaine de plusieurs mois à Kaboul lui a permis de réduire les coûts. Pourtant, même avec un simple mariage à domicile, il a dépensé 5 195 dollars – une somme qu’il mettra des années à rembourser compte tenu de son salaire actuel. « Depuis que je me suis marié, je dois consacrer les 78 à 90 dollars que je gagne par mois au seul remboursement des frais de mariage. »

Là où certains voient un fardeau pour les hommes afghans, Nadima, une influenceuse afghano-canadienne de 37 ans, voit un rare moment de joie pour les femmes du pays, qui trop souvent ne se sentent pas assez à l’aise pour être leur authentique moi en public. « L’excès est toujours problématique, c’est contraire à l’islam, mais nous devons aussi nous rappeler que ces fêtes sont des moments de bonheur, surtout pour les femmes », dit-elle. 

Nadima est revenue vivre en Afghanistan il y a dix mois et a été initialement déconcertée par l’absurdité des mariages ici. « Quand j’ai montré à mes tantes la tenue que je comptais porter au mariage de mon cousin, une jolie robe que j’avais ramenée du Canada, elles ont juste secoué la tête en disant : “Non, non. Ça ne va tout simplement pas le faire. C’est le mariage de ta cousine, tu dois te démarquer. Viens, on va t’emmener faire du shopping.” »

Selon Nadima, parce que les femmes ne peuvent pas voyager et s’amuser avec la même facilité que les hommes, de tels événements leur offrent un répit bien nécessaire. « Hier, il y avait littéralement des missiles qui volaient dans les rues de Kaboul, aujourd’hui, il y a des femmes qui viennent de tout le pays pour danser et chanter. C’est pour ça que les mariages sont aussi importants ici. »

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