Si Monson ne savait pas grand-chose sur les nonnes italiennes de la Renaissance – ou sur les nonnes monastiques en général, il s’est vite rendu compte d’une chose : le manuscrit ne correspondait pas du tout à ses attentes. Sa curiosité l’a poussé à élargir ses recherches. Il a alors plongé le nez dans les documents de l’Inquisition et des hautes sphères de l’Église. Au milieu de toutes ces archives, il a déniché des récits de nonnes vivant leur best life – certaines avaient des liaisons amoureuses, se présentaient aux élections, devenaient des divas de la chanson – souvent sans même quitter les murs du couvent, auquel elles étaient liées pour la vie.
Les recherches de Monson l’ont mené à découvrir tant d’anecdotes qu’il a publié deux bouquins sur ces nonnes rebelles, « Nuns Behaving Badly » (Ces nonnes qui tournent mal) et « Divas in the Convent » (Les divas du couvent). On a discuté avec lui de la vie des femmes à cette époque et des moyens astucieux trouvés par les sœurs du 17ème siècle afin de contourner les nombreuses restrictions qui régissaient leur quotidien.
VICE : Bonjour Craig. Dans votre livre, vous remettez en question de nombreuses suppositions, notamment l’idée que les femmes devenaient nonnes pour des raisons religieuses. Pourquoi n’est-ce pas le cas ?
Craig A. Monson : De toute évidence, le monde dans lequel elles vivaient n’était pas le nôtre. La liberté personnelle, le fait de « suivre ses rêves », toutes ces notions auraient mystifié mes héroïnes du couvent. Au 17ème siècle, les femmes n’avaient d’autres choix que le couvent, le mariage ou la prostitution. Les dots exigées par les couvents étaient bien plus modestes que celle qu’aurait pu demander un potentiel mari, d’où l’attrait de telles institutions pour les pères fauchés, « accablés par plusieurs rejetons féminins », comme l’aurait dit l’un d’eux (d’après un document d’archives, NDLR).
Si la jeune fille avait été élevée par une tante religieuse, devenir nonne pouvait à la fois lui sembler « naturel » et attrayant. Elle pouvait par exemple jouir d’un certain prestige. Elle pouvait disposer d’au moins autant – si pas plus – de possibilités d’autodétermination que ses sœurs qui s’étaient acoquinées d’un mari dans le monde extérieur. Après tout, les épouses et les mères américaines n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1920, et les femmes françaises, en 1944. À cette époque, les religieuses jouissaient déjà du « droit de vote » au sein de leurs propres élections locales depuis plus d’un millénaire, choisissant les femmes qui les rejoindraient et élisant les sœurs aux postes à responsabilités du couvent.
Après toutes vos recherches, quelle est votre anecdote préférée ?
Je choisirai les nonnes incendiaires de Reggio di Calabria. C’est la seule histoire dans laquelle des religieuses ont réellement fui un couvent, ce qui nous apprend quelque chose d’intéressant : la vie d’une religieuse semblait rarement insupportable, du moins au point de tenter une évasion.
Dans ce cas-ci, ces nonnes étaient toutes issues d’une même famille. Les membres masculins de ladite famille ont un jour décidé de transformer ces femmes célibataires en nonnes, faisant du palais familial un couvent où elles se sont retrouvées enfermées. Mais à ce moment-là, elles avaient déjà le goût du monde extérieur. On peut comprendre leur désespoir et admirer l’audace de leur décision de foutre le feu à cet endroit. Mais elles n’ont pas eu la chance de rejoindre leur famille dans le monde, comme elles l’espéraient.
Dur. En général, comment les autres religieuses s’accommodaient-elles de cette idée de réclusion ?
Les nonnes réussissaient rarement à entrer et sortir physiquement du cloître, puisque ce simple fait entraînait une excommunication automatique. Mais elles étaient devenues expertes dans l’art de franchir le mur du couvent sans transgresser cette frontière physique. Une ingénieuse religieuse de Santa Cristina à Bologne a par exemple organisé un grand dîner, utilisant une table très longue qui s’étendait au-delà de la porte du couvent. Les religieuses s’asseyaient à l’extrémité de la table, à l’intérieur de l’enceinte monastique, tandis que leurs proches prenaient place à l’extérieur.
Dans un autre exemple poignant, le patriarcat ecclésiastique avait interdit aux nonnes d’Ancône d’utiliser des longues-vues. Apparemment, les sœurs montaient tout en haut du clocher pour observer ce qu’il se passait à l’extérieur. Il faut noter que la musique était un moyen particulièrement efficace pour rendre le mur du couvent perméable. Les voix des nonnes avaient le pouvoir de charmer le peuple et de s’adresser au monde. Et même si elles chantaient pour elles seules, leurs chants franchissaient souvent le mur du couvent, de sorte qu’on pouvait les entendre de la rue.
Pourquoi la musique était-elle si mal vue par l’Église ?
En théorie, les religieuses professes étaient censées être « mortes au monde ». Mais la musique des nonnes attirait le public dans leurs églises, encourageant ainsi les contacts avec les étrangers. Et puis aussi, les chanteuses les plus douées risquaient d’être considérées comme les divas du couvent dans une société où normalement, l’accent est mis sur l’égalité et la communauté.
Le chant féminin, de par sa nature même, était jugé problématique. La musique et l’amour, en tant qu’expériences sensuelles, semblaient dangereusement liés. Ils l’étaient déjà anatomiquement, utilisant les mêmes parties du corps : la bouche, la langue, la gorge. Le chant des femmes « chatouillerait l’oreille », faisant perdre le contrôle aux hommes.
De toute évidence, le sexe devait fréquemment être source d’ennui. Comment l’Église traitait-elle ce problème ?
J’ai l’impression que les relations sexuelles se déroulaient davantage dans la tête des étrangers qu’à l’intérieur des murs du couvent. Bien sûr, de telles mésaventures pouvaient se produire – et j’en ai découvert plusieurs exemples – mais la « romance du couvent » impliquant des personnes extérieures avait tendance à rester platonique. Il s’agissait de faire de la pâtisserie pour les messieurs qui venaient les voir, de faire leur lessive, de leur envoyer des lettres, d’échanger de petits cadeaux. Néanmoins, l’Église considérait ces « crimes » comme scandaleux.
Une chanson satirique sur les joies de la vie au couvent, Monicella mi farei (« J’aimerais devenir une petite nonne »), comprend une strophe qui dit Sopratutto vorria avere/’na divota vaga e bella/Che mi dessi ogni piacere / Ed anch’io ne dessi ad ella ! (« Ce qui me plairait au-delà de toute mesure/C’est une femme pieuse, belle et séduisante/Qui me donnerait tous les plaisirs/Comme je le ferais pour elle, et même plus »).
La hiérarchie de l’Église s’inquiétait surtout de l’aspect politique des « amitiés particulières » (Aujourd’hui encore, les religieuses n’ont pas le droit d’avoir d’amies, car cela remettrait en cause les principes d’harmonie et d’unité du couvent, NDLR). Les surveillants du couvent demandaient régulièrement si des religieuses partageaient la même cellule ou le même lit, ce qui était perçu comme un signe certain de factionnalisme. Mais ces préoccupations cachaient également une certaine réticence à l’égard d’autres dangers implicites aux lits partagés. En 1633, par exemple, le cardinal-archevêque Colonna de Bologne découvrit qu’une nonne du couvent de San Guglielmo avait pris le nom de Suor Lesbia Ildebranda (elle fut plus tard contrainte de changer son nom en Suor Maria Teresa, NDLR).
L’Église a institué des sanctions sévères en cas de violation inacceptable des conditions de couchage. En 1591, les autorités de Bologne menacèrent les religieuses de Santa Margarita de six mois d’emprisonnement, de privation du voile et de tout accès aux parloirs (où elles pouvaient discuter avec des externes à travers une fenêtre grillagée, NDLR). Il est intéressant de noter qu’en l’absence de preuves flagrantes, les autorités ont plutôt eu tendance à garder le silence sur ce qui se serait passé dans ces lits partagés.
Certaines de ces religieuses ont entrepris des actions surprenantes. Pourquoi sont-elles allées si loin ?
Lorsque les clercs chargés de faire respecter la loi allaient trop loin, les choses pouvaient vraiment dégénérer. La plus spectaculaire de ces rébellions s’est peut-être produite au couvent Santa Cristina de Bologne, en 1628. Après des années de conflit avec l’archevêque, ce dernier envoya sa police murer le portail, emprisonnant les religieuses à l’intérieur. Les sœurs ont accueilli ces envahisseurs par une pluie de tuiles et de pierres lancées depuis les fenêtres du couvent. Les enfants du quartier ont commencé à ramasser des pierres et à les jeter par-dessus le mur. Pendant ce temps, les voisins injuriaient la police en criant « Viva Santa Cristina ! ». La police s’est sagement retirée.
Évidemment, la plupart de mes histoires mettent l’accent sur les exemples les plus sensationnels. Ces récits sont beaucoup plus nombreux si l’on se concentre sur les religieuses qui ont appris à se défendre discrètement, à exercer leur pouvoir et leur influence indirectement, à évoluer à l’intérieur et autour des structures qui leur étaient imposées. Elles avaient des liens avec de nobles mécènes qui pouvaient intercéder en leur faveur. Ils leur envoyaient des friandises, les invitaient à assister à des pièces de théâtre et à écouter les chants les jours de fête et, bien sûr, encourageaient leurs propres filles à entrer dans leur couvent.
Quelle est votre impression générale sur la vie que ces femmes menaient à l’intérieur des monastères ?
La société conventuelle n’était guère monolithique. Les différents couvents attiraient des classes sociales diverses et variaient énormément en termes de richesse. La majorité des couvents auxquels je me suis intéressé s’adressaient à la noblesse et exigeaient de grosses dots, ce qui excluait les femmes plus ordinaires. Si certains couvents étaient réputés pour leur piété, d’autres ressemblaient davantage à des sororités sacrées. Souvent, les liens étroits que les familles nobles entretenaient avec certains couvents remontaient à plusieurs générations. Ces familles manœuvraient pour maintenir le contrôle social et politique au sein de leurs structures fortement hiérarchisées.
Quant aux femmes, elles se construisaient une vie du mieux qu’elles pouvaient à l’intérieur de ces communautés. La culture des couvents offrait aux plus compétentes non seulement une exposition constante à la crème de la crème littéraire et musicale, mais également des postes de prieure, de trésorière, de maîtresse de chœur. Pour les autres, j’imagine que cette vie était faite de beaucoup d’ennui.
Le couvent était aussi l’occasion pour elles de disposer d’un peu d’espace, car d’un côté, le mur qui les maintenait à l’intérieur empêchait leurs pères, oncles et frères d’entrer. Si vous prenez une poignée de femmes instruites, que vous les cachez derrière le mur d’un cloître, que vous leur donnez le droit de vote et quelques occasions d’endosser des responsabilités, rien de surprenant à ce qu’elles acquièrent une certaine indépendance d’esprit et qu’elles développent leurs propres idées.