POLITIQUE – Qui peut s’asseoir à la table des syndicats de police et dire “j’ai obtenu davantage que vous depuis 2017?” Pas grand monde, pour ainsi dire personne. Mobilisées sur de nombreux fronts depuis plusieurs années, du terrorisme au maintien de l’ordre en passant par la recrudescence de la délinquance, les forces de sécurité ne cessent de faire entendre leurs revendications.
Et elles bénéficient de l’oreille attentive d’un gouvernement qui ne s’est pourtant pas franchement fait remarquer pour ses concessions aux syndicats ou aux manifestants. Les policiers ont par exemple été parmi les tout premiers à être exemptés de la réforme des retraites. En 2018, au plus fort de la crise des gilets jaunes, ils obtenaient primes et revalorisations salariales après quelques jours de négociation.
Plus récemment, c’est le président de la République en personne qui a promis la mise en place d’une prime pour les effectifs de police nationale mobilisés la nuit au cours d’une visite surprise d’un commissariat parisien.
Autant d’annonces qui constituent une succession de victoires pour des forces de l’ordre éreintées par des conditions de travail toujours plus difficiles. Elles témoignent aussi de la puissance croissante des syndicats policiers et poussent à s’interroger sur le poids de ces organisations. D’autant que si le phénomène n’est pas nouveau, il semble prendre une nouvelle dimension avec le quinquennat Macron selon plusieurs spécialistes interrogés par Le HuffPost.
Le nombre fait la force
“Ils sont très puissants, ils sont très nombreux… je ne vois qu’une seule fédération plus puissante qu’eux en termes de lobbying, ce sont les pompiers”, nous confirme une source au ministère de l’Intérieur, ajoutant: “il ne faut pas se leurrer, ce sont eux qui ont fait virer Christophe Castaner.” ”À ce moment-là, j’ai compris qu’ils avaient un pouvoir incroyable”, nous confie également ce fin connaisseur de la place Beauvau.
Mais d’où tirent-ils cette force? Comment sont-ils devenus au fil des années un “acteur incontournable” au ministère, dans une société et une époque qui semble accorder de moins en moins de crédit aux forces syndicales? En s’appuyant, entre autres sur leur représentativité.
En France, la police est le corps de métiers le plus syndiqué. Ils sont plus de 70% à l’être, répartis dans une galaxie d’organisations bien souvent apolitiques, mais très corporatistes. Un phénomène qui s’explique entre autres par “la co-gestion des carrières” selon le professeur de droit pénal Olivier Cahn, spécialiste des questions de maintien de l’ordre. “Depuis longtemps, mais particulièrement depuis Charles Pasqua, la gestion des carrières des policiers se fait en accord avec le ministère et les syndicats de police”, nous explique-t-il.
Dans le détail, tout se joue lors des commissions administratives paritaires, un cénacle composé d’autant de membres de l’administration que de responsables syndicaux, qui accorde les promotions et mutations aux forces de l’ordre. “C’est de la négociation, l’administration a ses poulains, les syndicats ont les leurs. C’est une discussion de chiffonniers”, explique Jean-Michel Schlosser, un ancien policier devenu sociologue.
“On a vu le ministre céder en moins de 48 heures”
Et dans ces conditions, gare au candidat qui n’est pas syndiqué. “Si vous refusez le syndicalisme, les années où vous pouvez et où vous le demandez, vous n’avez ni mutation ni promotion”, nous raconte notre source au ministère.
Fort de cette représentativité -un peu forcée- mais sans égal, les organisations ne cessent de faire pression sur le ministre et les administrations. Le tout, bien souvent, avec un chantage à l’inaction. C’est ainsi qu’au printemps dernier, des centaines de policiers se sont rassemblés plusieurs soirs d’affilée sur les Champs-Élysées et dans des lieux emblématiques de la capitale en dépit de leur interdiction de manifester. Avec la bénédiction, au moins tacite, des autorités puisque rien n’a été fait pour empêcher ces rassemblements.
“Cela témoigne de la puissance des syndicats”, indique Olivier Cahn, expliquant que tout est “question de rapport de force.” ”À partir du moment où un gouvernement comme on en connait depuis quelque temps n’a pas les moyens de se passer de la police vu son degré d’impopularité, il devient plus tolérant aux manifestations illicites des forces de l’ordre. C’est de la paix sociale au sein de la police qu’on achète pour garantir qu’elle restera loyale”, analyse le chercheur.
D’après lui, ce phénomène qui n’est pas nouveau s’est accentué pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron, en raison notamment de la faiblesse du ministre de l’Intérieur “On a vu Christophe Castaner céder en moins de 48 heures une augmentation substantielle aux policiers, ça, c’est exceptionnel et c’est essentiellement lié au fait qu’il n’a jamais dirigé la police. C’est Laurent Nuñez qui s’en occupait”, croit-il savoir.
“Il faudra toujours les acheter”
Ce rapport de force quasi permanent nous est confirmé par un habitué du ministère de l’Intérieur. “La grève des PV est quelque chose qu’ils agitent très fréquemment pour faire pression”, nous explique-t-on en ajoutant sans illusion: “il faudra toujours les acheter si on veut la paix.”
Reste que les primes et autres augmentations au coup par coup, sont en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt de conditions de travail toujours plus délicates. Nombreux sont les membres des forces de l’ordre à rouler dans des voitures vétustes ou à travailler dans des locaux à la limite de l’insalubrité. Sans oublier le climat de défiance qui parcourt la population à l’égard d’une institution souvent accusée de dérives et de violences.
Sauf que, selon les spécialistes interrogés par Le HuffPost, cette politique de l’urgence ne rend pas service aux policiers. Car elle empêche, ou permet de mettre de côté, les réformes profondes dont ce secteur aurait besoin. “On doit bien souvent trouver des solutions faciles pour répondre à la colère, et les primes en sont une. Mais c’est aussi pour cela que les conditions de travail déclinent”, explique notre source au ministère de l’Intérieur.
En clair: l’argent qui est injecté dans la rémunération des policiers au coup par coup ne pourrait pas l’être dans une refonte plus globale et bénéfique du système.
Le principe de la cocotte minute
Mais au-delà de ces priorités contestables, le sociologue Jean-Michel Schlosser n’hésite pas, lui, à pointer l’incompétence des dirigeants sur ces questions. “Ils sont peut-être très fort en économie ou en finance, mais au niveau de la sécurité il n’y a pas grand-chose. Ils découvrent ce dossier-là”, cingle cet ancien policier en regrettant l’absence de vision politique, voire même philosophique de ces métiers: “en tant que chercheur et ancien policier, je ne vois rien venir.”
Un avis que partage Olivier Cahn. Le professeur de droit regrette l’époque des ministères de Pierre Joxe ou de Jean-Pierre Chevènement qui développaient une “idée de réforme ou un projet” pour les forces de sécurité. Ce qui, selon lui, fait cruellement défaut aux récents locataires de la place Beauvau: “Il faut que la police tienne, reste loyale et comme le gouvernement n’a pas de projet à lui proposer, il cède.”
Contacté par LeHuffPost, Denis Jacob le patron du syndicat Alternative Police – CFDT reconnaît cette situation ambivalente. Ancien numéro 3 du puissant syndicat Alliance, il exhorte le gouvernement à arrêter de “fermer la bouche des collègues à coup de millions de primes.” “C’est le principe de la cocotte minute. À chaque fois que c’est sur le point de péter, on fait une rallonge de pognon et on dit ‘allez prenez ça et fermez-là’”, s’emporte-t-il en pointant le rôle des syndicats traditionnels dans ce double jeu.
Depuis, le policier se bat contre les “petites connivences” entre ces organisations et le ministère de l’Intérieur. Il a même obtenu la fin annoncée des commissions administratives paritaires, le théâtre de toutes ces ententes. Résultat? Depuis Bernard Cazeneuve, aucun ministre de l’Intérieur n’a reçu son syndicat place Beauvau.
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