« Je dis toujours aux victimes que l’agression est passée, que maintenant on est dans “l’après”. Je me vois comme un petit élément du processus de guérison et si je peux aider, j’aide », lance posément Elodie Bima (30 ans), infirmière légiste au Centre de Prise en charge des Violences Sexuelles (CPVS) de Bruxelles.
Chaque jour et chaque nuit, des victimes d’agressions sexuelles se présentent au numéro 320 de la rue Haute, pour y demander une prise en charge médicale, médico-légale ou psychologique, et éventuellement déposer plainte auprès d’un·e inspecteur·ice formé·e pour les faits de mœurs. Rien qu’au mois de janvier, plus de 80 personnes s’y sont rendues. Si pousser la porte d’un CPVS à la suite d’une agression reste délicat, l’ouvrir et accueillir les traumatismes des victimes n’est évidemment pas aisé non plus, malgré la formation et l’expérience. Entre les horaires difficiles et l’aspect mental, le personnel effectue un travail aussi essentiel que psychologiquement lourd.
VICE s’est posé avec une partie de l’équipe pour discuter de leur taf et de l’impact qu’il a sur leur vie quotidienne.
Céline Van Vaerenbergh (35 ans), de base sage-femme en obstétrique, travaillait au CHU Saint-Pierre quand elle entend parler du projet CPVS. À ce moment-là, elle estime ne pas encore être arrivée au bout de son parcours en obstétrique mais le fait de travailler avec des victimes de violences sexuelles suscite son intérêt. « Le nœud de mon métier de soignante a toujours été d’offrir le meilleur accompagnement possible, dit-elle avec assurance. C’était vraiment un objectif pour moi d’offrir une prise en charge digne pour ces patient·es, parce que je savais que c’était un parcours de combattant·e. » En novembre 2017, le CPVS de Bruxelles ouvre ses portes sous la forme d’un projet pilote, et Céline en fait partie en tant qu’infirmière – elle deviendra plus tard coordinatrice du centre. Elle travaille alors avec huit infirmières, un peu limite pour assurer le service continu. Pendant leur shift, elles sont donc seules, de nuit comme de jour, pour accueillir les victimes. « Un gros point de souffrance », ajoute-t-elle.
Elodie, infirmière légiste, bossait au centre d’urgence de Saint-Pierre depuis quelques années. Au début, elle ne se sent pas tout de suite légitime de travailler au contact de victimes de violences sexuelles et met du temps à se lancer. Poussée par une de ses collègues, elle finit par postuler en 2020 et exerce au CPVS depuis maintenant trois ans. En avril 2022, c’est Ella Kempeneer (27 ans) qui a rejoint l’équipe. Après six mois de jobs par-ci, par-là, en sortant de ses études, elle tombe sur les témoignages de sept victimes dans un article de presse. Le texte mentionne le CPVS de Gand et c’est le déclic, elle pose sa candidature pour le poste d’infirmière légiste.
De fil en aiguille, l’équipe s’étoffe et compte aujourd’hui 22 infirmières et sage-femmes légistes, 6 psychologues, 5 médecins – dont des gynécologues et des infectiologues – et une aide administrative et logistique, en plus de la coordinatrice, Céline. Depuis le mois de mars 2023, grâce à ces recrutements et des financements supplémentaires, elles peuvent être au minimum deux par shift.
« Ce travail a clairement changé ma manière de voir les choses, la manière dont je vois le monde, les hommes. »
Les infirmières légistes sont les premières personnes à accueillir les victimes lorsqu’elles se présentent au CPVS. Elles créent un premier lien avec les survivant·es, les prennent en charge. Elles sont « gestionnaires de cas », leur rôle consiste également à rappeler les victimes, plus tard, pour savoir comment celles-ci se portent après leur premier passage au centre. Les travailleuses expriment qu’il est parfois difficile de « lâcher » certains dossiers mais que c’est indispensable pour ne pas trop s’impliquer émotionnellement. « Chaque jour, entre collègues, on doit se dire : “Maintenant tu rentres à la maison te reposer, je m’occupe de ça.” », explique Ella.
Ouvert 24/7, le lieu accueille aussi les victimes de nuit, des prises en charge intenses : « Une personne qui arrive à 3 heures du matin juste après son agression, elle est complètement dans les émotions et moi-même, la nuit, je suis moins opé’, dit Elodie. Je suis plus à fleur de peau et c’est dur. » Elle souligne aussi qu’il n’y a pas de prise en charge type, et les shifts peuvent donc s’allonger en fonction des besoins de la personne : « C’est la victime qui guide. Ça dure parfois 1 heure, parfois 4 ou 5. »
Les membres du personnel doivent, de fait, assurer des horaires compliqués. La plupart d’entre elles travaillent donc en 4/5ème au sein du centre. Lors des entretiens d’embauche, le temps-plein leur est même déconseillé, certaines expériences précédentes ayant montré que c’était trop, physiquement mais surtout émotionnellement. « Quand tu fais cinq jours de suite avec deux prises en charge quotidiennes, t’as un bagage émotionnel énorme, donc deux jours de récup c’est clairement pas suffisant », ajoute Céline
En termes d’impact psychologique, si les travailleuses du CPVS arrivent à garder leur sang-froid face aux victimes, leurs moyens de défense peuvent parfois s’écrouler et le besoin de craquer se fait ressentir de temps à autre. « Y’a des périodes où j’ai beaucoup de colère, où j’ai l’impression de vivre dans un monde de merde rempli de connards, confie Céline. Je comprends pas toute cette cruauté. Quand on accumule 4-5 prises en charge avec des victimes qui ont vécu des trucs horribles sur une semaine, je n’arrive plus à avoir foi en l’être humain. Ce travail a clairement changé ma manière de voir les choses, la manière dont je vois le monde, les hommes. »
« Y’a du sens dans la tristesse, y’a du sens dans ce que tu ramènes à la maison. »
Les infirmières s’accordent pour dire que leurs habitudes ont changé depuis qu’elles travaillent au CPVS et qu’elles font face à des récits d’agressions. Céline explique ne plus se sentir aussi sereine qu’avant à certains endroits. Elodie, elle, ne s’autorise presque plus à consommer de l’alcool en dehors de soirées chez elle ou chez des ami·es, pour ne pas se mettre en insécurité. « J’ai besoin d’avoir le contrôle », dit-elle. De son côté, Ella avoue ne pas être plus inquiète qu’avant depuis son entrée au CPVS. En fait, elle explique surtout avoir toujours été très vigilante lorsqu’elle est seule dans la rue le soir, car elle a peur en tant que femme. Elle ajoute aussi que « penser qu’il y a des risques à certains endroits et pas ailleurs, c’est une illusion. »
S’il est important pour les membres de l’équipe de préserver leurs proches, Céline nous confie avoir parfois le sentiment de mal vivre le fait de ne pas pouvoir parler de son travail. « Avec notre entourage, nos ami·es, c’est souvent le truc qui casse l’ambiance, remet-elle. Je peux pas rentrer à la maison et raconter ma journée de boulot comme je le faisais avant. Parfois c’est même un peu énervant parce que c’est pas parce qu’on travaille au CPVS qu’on ne va pas bien. On peut être heureuse en faisant ce job, mais souvent les gens se disent : “Je vais pas demander, parce que ça va d’office mal.” » Quant à Elodie, elle a mis plus d’un an avant de parler à sa famille des particularités de sa fonction.
Les conséquences de ce travail sont d’autant plus tangibles et importantes lorsqu’elles prennent forme au sein même du couple. Celui d’Elodie a par exemple fait face à des difficultés suite à son entrée au CPVS, en particulier à cause des horaires décalés : « Quand tu fais un travail comme ça, t’as besoin d’être soutenue par ton ou ta partenaire, comme n’importe quel taf ! Et moi, j’avais pas ressenti ça. Les horaires ne sont pas faciles non plus. Travailler jusqu’à minuit, quand on a un enfant et un partenaire qui n’est parfois pas compréhensif et qui aimerait avoir une vie plus “rangée”, c’est compliqué. » Ella a notamment dû apprendre à apprivoiser un autre mode de vie, plus en phase avec son activité professionnelle. « Quand je fais un shift qui termine à 10 heures du soir, c’est pas possible d’aller boire un verre après, explique-t-elle. Au début c’était confrontant parce que je me disais : “Ma vie va ressembler à ça ? M’endormir à 11 heures du soir ?” Mais en fait, tu te rends compte que t’as tellement donné pendant ce shift qu’il faut que tu t’accordes ce repos. Au début ça faisait peur, mais la vie te donne d’autres choses quand tu vas au lit tôt. »
En tant que mères, Elodie et Céline expliquent également être davantage angoissées pour leurs enfants depuis qu’elles font ce boulot. « Je me protège énormément pour ne pas devenir la mère parano, je laisse mon enfant vivre mais je suis plus souvent sur mes gardes », remet Elodie, qui effectue parfois des prises en charge pédiatriques. Cela dit, elles affirment aussi toutes les deux que leur emploi influence positivement leur parentalité et l’éducation qu’elles donnent à leurs enfants, elles qui travaillent au quotidien autour de la notion de consentement. Un rapport des CPVS indique qu’entre janvier et mai 2022, quelque 13,5% des victimes qui ont poussé la porte de l’un des centres avaient moins de 12 ans (et 11% sur toute l’année 2021).
« Je l’adore, cette force de résilience chez les patientes. C’est ce qui me fait tenir. Les gens arrivent avec de la force en eux, si tu les accompagnes, tu peux avoir un impact. »
Dans ce contexte, chacune a son échappatoire et ses techniques pour prendre de la distance avec son boulot. Céline vit à la campagne avec sa famille entourée d’animaux, ce qui lui permet de plutôt bien séparer vie perso et boulot. La ressource d’Elodie, c’est la limite horaire, le fait de badger. « Quand je badge, je mets ma casquette d’infirmière légiste et je suis là à 100%, dit-elle. Je fais ma prise en charge et s’il faut que je pleure après, je pleure avec une collègue. Mais une fois que j’ai badgé à la fin de mon shift, ma vie à moi commence. » Ella explique qu’être à l’écoute de soi et de ses émotions est un apprentissage constant. « Y’a des journées où je suis plus touchée, mais c’est légitime, raconte-t-elle. En soi, j’aime bien aussi quand ça me touche plus, c’est que je me connecte vraiment à la victime, ça fait partie du boulot, c’est important de parfois laisser place à ses émotions. Y’a du sens dans la tristesse, y’a du sens dans ce que tu ramènes à la maison. »
« Y’a pas une situation où on sort de là et on se dit : “Ça va c’était sympa, on a bien rigolé”, continue Céline. C’est plutôt une alternance de situations très difficiles et d’autres un peu moins. » Pour les aider à tenir, les infirmières peuvent bénéficier de deux séances avec une psy par an, prévus dans la convention CPVS, et des supervisions supplémentaires vont bientôt être mises en place.
Près de six ans après le lancement des trois premiers CPVS (à Bruxelles, Gand et Liège), la Belgique en compte aujourd’hui neuf au total (Anvers, Charleroi, Louvain, Genk, Roulers et tout récemment Namur ont rejoint la liste). Dans la Première évaluation des Centres de Prise en charge des Violences Sexuelles, publiée en 2020, Nathalie Muylle, alors Ministre fédérale de l’Égalité des chances, se félicitait des premières années d’activité et y présentait les CPVS comme étant devenus une référence internationale. « Plusieurs pays européens sont intéressés par l’idée d’adopter l’exemple belge », écrivait-elle en introduction.
Dans un contexte où l’impunité des auteurs est favorisée et que les chiffres concernant les violences sexuelles en Belgique sont alarmants (90% des répondant·es à un sondage réalisé par l’institut Dedicated pensent que la crainte de ne pas être cru·e est un frein pour se confier), les CPVS sont indispensables et on ne peut que se réjouir de leur expansion au sein des différents hôpitaux du pays. En parallèle, le personnel du CPVS de Bruxelles espère obtenir davantage de reconnaissance (et de moyens), et que le modèle soit plus connu des victimes – combien savent que ça existe ?
Céline, Elodie et Ella reviennent souvent sur le sens de leur travail et disent avoir de la chance de ne jamais se poser de questions à ce propos. C’est ça qui les aide particulièrement à tenir. « Y’a des semaines où des victimes reviennent et on voit qu’elles vont bien, qu’on a pu faire la différence et qu’elles ont repris le dessus, explique Céline. On se dit qu’il est là, le sens. » Elodie ajoute : « C’est vrai qu’on accueille le trauma, mais on accueille aussi plein de moments de bonheur. Je l’adore, cette force de résilience chez les patientes. C’est ce qui me fait tenir. Les gens arrivent avec de la force en eux, si tu les accompagnes, tu peux avoir un impact. » Les infirmières insistent aussi sur le fait que la difficulté de ce travail crée une cohésion d’équipe puissante. « Y’a pas mieux qu’ici pour la bienveillance et l’amour, c’est pépite, se réjouit Elodie. En fait, c’est un cocon pour les victimes mais aussi pour nous. » Mais si toutes les femmes à qui on a parlé se disent fières et heureuses de faire ce travail, aucune ne se voit le pratiquer toute sa vie.