Sa fascination pour ces livres peut sembler bizarre, mais Tolkien est une icône de l’extrême droite italienne depuis 50 ans. Tout a commencé dans les années 70, avec la publication de la traduction italienne du Seigneur des anneaux. La préface de cette première édition a été écrite par Elémire Zolla, expert en histoire des religions et de l’ésotérisme et philosophe de grande influence au sein de la droite italienne.
Selon Zolla, le roman doit être compris comme un hymne à la tradition, au christianisme et à la pureté. Cette interprétation a apparemment été confirmée par Tolkien lui-même, qui a décrit son livre comme une « œuvre fondamentalement religieuse et catholique » dans une lettre adressée au prêtre jésuite et ami proche Robert Murray. Selon cette interprétation, Frodon pourrait être considéré comme une figure christique dont la pureté ultime de l’âme lui permet de se sacrifier pour détruire le mal absolu (l’anneau) pour le bien de l’humanité.
L’histoire des hobbits et de leurs alliés protégeant une patrie idyllique contre les hordes d’envahisseurs orcs a été adoptée comme métaphore de la lutte contre l’immigration de masse.
L’arrivée du livre en Italie a coïncidé avec une profonde crise identitaire dans les milieux d’extrême droite du pays. Le Front de la jeunesse italienne, un mouvement de jeunes d’extrême droite, s’éloignait de plus en plus de son parti affilié, le Mouvement social italien (MSI), qui a été fondé en 1946 par des vétérans du régime fasciste. Nombre d’entre eux ont eu du mal à s’intégrer dans le système politique italien post-fasciste, et la branche jeunesse du mouvement ne s’identifiait pas totalement à leurs idéaux et symboles traditionnels.
Pour de nombreux membres du Front de la jeunesse, le monde imaginé par Tolkien offrait l’occasion de réarticuler leur identité politique autour des valeurs de vertu et d’anti-modernité qui sont très présentes dans cet univers. L’histoire des hobbits et de leurs fidèles alliés protégeant leur patrie idyllique contre les hordes d’envahisseurs orcs a été adoptée comme métaphore de la lutte contre l’immigration de masse.
En 1977, le Front de la jeunesse italienne a même organisé son premier Hobbit Camp, un festival de deux jours où des sympathisants d’extrême droite de toute l’Italie se réunissaient pour chanter et échanger des idées.
L’un des groupes qui se produisit au camp fut La Compagnia dell’Anello (« La Communauté de l’Anneau »), très apprécié des cercles extrémistes ; leur chanson « Il Domani Appartiene a Noi » (Demain nous appartient) devint plus tard l’hymne du Front de la jeunesse. On pense que cette chanson est un clin d’œil à une scène du film Cabaret, dans laquelle un membre des Jeunesses hitlériennes interprète une chanson au titre similaire, « Tomorrow Belongs to Me ».
Meloni a fait ses premiers pas en politique dans ce contexte culturel, passant une grande partie de ses débuts à gravir les échelons de l’aile jeunesse de l’Alliance nationale, le successeur du MSI. Grande fan de fantasy, Meloni a fait un clin d’œil à la saga du Seigneur des anneaux tout au long de sa carrière politique, allant même jusqu’à l’appeler « notre Bible » dans une interview de 2002.
En 2008, alors qu’elle était ministre de la jeunesse, elle a fait l’objet d’un portrait dans un magazine italien où elle posait en photo à côté d’une statue de Gandalf sur son cheval. Le soir des élections italiennes, quand sa victoire est devenue évidente dès le départ, sa sœur Arianna a publié sur Facebook une lettre en son honneur, qui contenait de nombreuses références à Tolkien.
« Bien sûr, Tolkien était catholique, mais il n’a jamais, jamais voulu de politique dans ses livres. Il le précise à maintes reprises dans ses lettres » – Andrea Massimi, étudiant.
La fascination publique de Meloni pour l’œuvre de Tolkien a naturellement divisé le fandom. Pour Andrea Massimi, un étudiant romain de 25 ans et fan de Tolkien de longue date, la récupération par la droite italienne du contenu du Seigneur des anneaux à des fins politiques est une forme d’appropriation culturelle. « Bien sûr, Tolkien était catholique, dit-il, mais il n’a jamais, jamais voulu de politique dans ses livres. Il le précise à maintes reprises dans ses lettres. »
Massimi pense que la droite italienne « comprends ce qu’elle a envie » dans l’histoire, interprétant à tort la lutte des hobbits comme une mission de préservation des traditions contre les changements. « C’est une interprétation très superficielle », ajoute-t-il.
Tolkien, qui a écrit le livre pendant l’apogée du nazisme et du fascisme, a pris publiquement ses distances avec l’antisémitisme. Il a également refusé de publier Le Hobbit en allemand après qu’on lui a demandé à l’époque de prouver qu’il était de race aryenne. Pourtant, son monde fantastique repose sur le principe de races distinctes, partagées en divers rôles et sociétés, sur la seule base de la biologie.
Les films qui ont rendu Le Seigneur des anneaux culte ont également été critiqués pour avoir mis l’accent sur la blancheur et n’avoir inclus aucun personnage principal de couleur. La série préquelle d’Amazon Rings of Power, qui vient de sortir, a également suscité la controverse parce que des personnages noirs étaient, pour la première fois, intégrés à l’histoire.
Davide Anedda, 21 ans, originaire de Cagliari, en Sardaigne, est un militant du parti de Meloni. Et comme Meloni, il considère lui aussi que la saga du Seigneur des anneaux est plus qu’une simple histoire fantastique. « Je crois que j’étais simplement destiné à faire miennes les valeurs morales racontées dans ces livres », dit-il. « Ces valeurs coulent dans mon sang. »
Anedda rejette l’idée que l’histoire de Tolkien soit détournée à des fins de propagande, car il considère l’auteur britannique comme « l’un des nombreux piliers fondateurs de la pensée de droite ». Pour lui, Le Seigneur des anneaux est l’histoire d’une lutte désintéressée pour la défense d’un territoire et de sa population. « C’est le pilier du militantisme politique de droite, dit-il, se rendre disponible, y consacrer son temps et son argent depuis l’enfance, mettre de côté tout intérêt personnel pour poursuivre ceux de la communauté. »
« Je trouve assez curieux que Meloni s’identifie aux hobbits, des créatures tranquilles qui fument de l’herbe à pipe et n’ont aucun problème à collaborer avec ceux qui pensent différemment d’eux » – Alice Blangero.
Alice Blangero, 30 ans, rédactrice de discours à Milan, est venue à Tolkien via Harry Potter. « Je trouve assez curieux que Giorgia Meloni s’identifie au peuple hobbit », dit-elle. « Je ne comprends pas ce que ces créatures très tranquilles – qui fument de l’herbe à pipe, racontent des contes populaires et n’ont aucun problème à collaborer avec ceux qui pensent différemment d’eux – ont à voir avec elle. »
Blangero estime qu’il est mauvais d’essayer de trouver un lien politique entre le monde de Tolkien et l’extrême droite, d’autant plus que l’auteur n’est pas là pour clarifier lui-même ses opinions sur le climat politique actuel. « La fantasy crée des mondes parallèles dans lesquels nous nous retrouvons plus facilement que dans la vie réelle », soutient-elle. « Nous avons souvent l’impression que ces histoires parlent de nous de la manière dont nous les projetons. En réalité, ce n’est tout bonnement pas l’intention de l’auteur. »
Nicolas Gentile, un pâtissier de 38 ans originaire de Chieti, dans le centre de l’Italie, est un grand fan de la saga depuis l’année de l’annonce de la sortie du premier film en 2000. Après avoir organisé de multiples événements sur le thème du Seigneur des anneaux, il a acheté un terrain dans sa région natale des Abruzzes où il a reconstitué une version grandeur nature de la Comté, maisons de hobbits et autres.
« Dans l’Italie des années 1970, la droite s’est approprié le genre fantastique, tandis que la gauche voyait cela comme quelque chose réservé aux gosses », explique-t-il. « Cet engouement de la droite découle probablement du fait que Tolkien fait référence à de nombreux idéaux romantiques, à des héros et à un passé mythologique. »
Comme l’a noté Gentile, ce qui est intéressant, c’est que la saga est également devenue un succès parmi les hippies et marginaux peace and love. « La réalité est que vous ne pouvez tout simplement pas détourner Tolkien pour un discours politique », a-t-il déclaré. « Ses histoires sont universelles. Tolkien appartient à tout le monde. »
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