Les riches auront toujours le luxe de pouvoir jouir d’une souplesse sans égal à leur égard. Les plus grosses fortunes peuvent préparer un futur dystopique, polluer plus que les autres, surexploiter la force de travail des gens et nous déféquer sur l’épaule, tout ça est parfaitement légal et relativement accepté. En tous cas, peu de gens ont vraiment tenté de les arrêter. À croire que ça ne nous concerne pas tant que ça.

Pourtant, il existe bien des choses qui nous rappellent qu’on vit dans le même monde. Parmi elles, la fraude fiscale et son équivalent non-illégal, l’évasion fiscale – une manœuvre insidieuse qui consiste à fuir les obligations fiscales grâce à des montages financiers complexes. Ces deux pratiques font chaque année perdre des milliards d’euros aux caisses de l’État et nous impactent donc directement. Ce manque à gagner est notamment tangible au niveau de la dégradation de nos services publics, comme les soins de santé.

Alors, c’est quand même stupéfiant que les gens qui fuient les impôts soient capables de se tenir droit et continuer à vivre sereinement, non ? Pareil pour ceux qui les aident. Bien entendu, la portée limitée des actions entreprises par les États pour combattre ces fléaux n’aide pas. Mais il semble qu’on a déjà envahi les rues pour moins que ça. Un peu de pouvoir d’achat et une vie sociale équilibrée auront-ils suffi à nous anesthésier face à l’injustice ? Ou alors, tout ça est peut-être trop abstrait ? En réalité, les enjeux sont clairs.

L’abomination en chiffres

Comment on en vient à accepter que le gouvernement se serre la ceinture et fasse des économies sur le dos des précaires plutôt que d’aller chercher l’argent là où il se trouve ? « Mieux vaut ne pas être spécialiste à ce sujet », plaisante Christian Savestre, spécialiste des questions d’évasion fiscale pour ATTAC Bruxelles. Savestre étudie le sujet depuis plus de 40 ans et milite pour rendre illégale la pratique de l’évasion fiscale, chose dont il parle avec autant d’indignation que de passion. En avril 2021, il a notamment été entendu par la Commission Finances de la Chambre en tant que représentant d’ATTAC à propos de l’élaboration d’une loi visant à « renforcer les sanctions contre les intermédiaires fiscaux liés à des fraudes ou à des planifications fiscales agressives ». 

Quand je lui demande s’il a l’impression que le problème de l’évasion fiscale génère plus d’indifférence que de mobilisation, il répond qu’il s’agit avant tout d’une question de langage : « On a tellement l’habitude d’utiliser des termes techniques pour en parler, avec des gens triés sur le volet, propres sur eux, ayant fait des études, que ça paraît inaccessible. Il faut conscientiser les gens. Il faut qu’on réalise que c’est exceptionnellement violent. L’évasion fiscale, c’est une minorité de gens qui ne font plus société mais dont les actes ont une portée sur nos vies. »

Conscientiser l’ampleur du problème passe par une réappropriation du sujet, même si on a du mal à le comprendre. Saisir que l’évasion fiscale n’est pas une fatalité est indispensable pour qu’on puisse avoir les armes pour interpeller les responsables et s’attaquer aux mécanismes qui rendent ces « optimisations fiscales » légales et possibles… en espérant qu’on ne perde pas trop de milliards entretemps. En Belgique, un rapport publié en 2019 estime que le manque à gagner engendré par l’évasion fiscale pour les caisses de l’État s’élève chaque année à près de 30 milliards d’euros. C’est marrant, ça correspond quasiment au budget alloué aux soins de santé : 31,7 milliards en 2022

Sauf que loin de ces milliards d’euros de perte générés par l’évasion fiscale, c’est traditionnellement la fraude aux prestations sociales qui semble mobiliser davantage les regards noirs – quand ce ne sont pas les partis nationalistes qui accusent les personnes réfugiées de siphonner l’argent public. À ce titre, il est toujours jouissif de rappeler que la fraude à la domiciliation par exemple représentait en 2019 un manque à gagner pour l’État de quelque 24,3 millions d’euros « seulement ». 

Un problème politique

L’évasion fiscale est un phénomène qui brusque peut-être nos esprits en temps de scandales médiatiques, mais on dirait que ça se calme toujours relativement vite. Pourtant, pendant qu’on passe à autre chose, le néolibéralisme bétonne à fond ce qu’il a déjà colonisé. Par exemple, le problème perdure efficacement à l’échelle européenne. En 2020, VoteWatch Europe a dévoilé ce que les eurodéputé·es belges avaient voté concernant les questions fiscales. Sur la possibilité d’établir une « autorité fiscale européenne » pour aider à la lutte contre la fraude et l’évasion fiscale, 60% des député·es européen·nes s’y étaient opposé·es. Les député·es MR, Open-Vld, CD&V et Vlaams Belang avaient notamment suivi les consignes de leur groupe européen respectif et voté « contre », tandis que les député·es du PTB, Ecolo, Groen, PS et sp.a avaient voté « pour » comme leur groupe. Ces derniers partis avaient aussi voté en faveur de l’établissement d’une liste noire pour les paradis fiscaux de l’Union européenne, contrairement aux autres. 

Selon Christian Savestre, « le problème de l’évasion n’est pas du tout technique, il est politique. » Et à ce stade, comment ne pas mentionner le Big Four, les quatre géants de l’audit qui aident les multinationales niveau « optimisation fiscale » ? Souvenez-vous, lors du LuxLeaks, PwC était pointé du doigt comme un gros bonnet de l’industrie de l’évitement fiscal. Ernst & Young, KPMG et Deloitte étaient également accusés d’avoir aidé des multinationales à négocier des accords avec le Luxembourg pour bénéficier de conditions de taxation avantageuses. « La frontière entre ce qui est légal au plan fiscal et la fraude est souvent très ténue. Le Big Four joue toujours à la limite », explique Savestre. Avec ça, comment faire confiance à une Union européenne qui dit vouloir mater l’optimisation fiscale mais qui en réalité demeure sous l’influence du lobbying du Big Four en termes de prise de décisions politiques ? Savestre remet : « Le pouvoir des Big Four et de tous ceux qui les suivent, c’est qu’ils ne sont non plus conseillers, mais prescripteurs de politiques. » De toute évidence, il n’y aura pas de juste taxation des multinationales possible s’il n’y a pas une séparation imposée entre les législateurs et l’industrie de l’évitement fiscal. Mais pour l’instant, ça n’a pas l’air d’aller dans cette direction. 

« Le pouvoir des Big Four et de tous ceux qui les suivent, c’est qu’ils ne sont non plus conseillers, mais prescripteurs de politiques. » – Christian Savestre, ATTAC

Pour Savestre, d’autres entités et personnes favorisent le fléau. L’avocat fiscaliste belge Thierry Afschrift semble être l’un de ces hommes au grand cœur. Afschrift – qui identifie les « lanceurs d’alerte » comme des « personnes aigries en mal de publicité, corrompues ou préparées au rôle de maître chanteur » – est expert en droit fiscal et en droit pénal des affaires. En bon libertarien, il aide les contribuables et les entreprises à « réduire la pression fiscale croissante » qui pèse sur eux. Il en écrit même des livres et des articles. En 2020, ATTAC déposait une plainte déontologique à son encontre (parmi d’autres), pour avoir « violé les obligations déontologiques de la profession d’avocat » en participant à « la création, la gestion et la vente de sociétés installées dans l’émirat de Ras al-Khaimah ». Cette action faisait suite à une série d’articles publiés par le journaliste Frédéric Loore dans Paris Match Belgique, basés sur la révélation des Dubaï Papers par L’Obs. Pour faire simple, les Dubaï Papers désignaient le groupe Hélin comme l’organisateur d’un « système de blanchiment offshore aux Émirats arabes unis ». Les documents faisaient mention de 80 Belges ayant bénéficié de services pour échapper au fisc. À la tête d’Hélin, le prince belge Henri de Croÿ, un monsieur qui a déjà eu affaire à la justice belge pour des histoires de fraude fiscale. Et Afschrift était mentionné par Loore pour son rôle dans l’organisation de l’évasion fiscale. 

Sauf que par deux fois, le dossier Afschrift a été rejeté. Aujourd’hui, les plaignant·es s’adressent à la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH). En cas de condamnation, la Belgique serait forcée de modifier la législation concernant la déontologie des avocat·es. Avec un tel changement, les actions futures des ONG qui luttent contre l’évasion fiscale pourraient être moins difficiles à mener. Mais pour Christian Savestre, s’attaquer juridiquement à Thierry Afschrift, c’est aussi symbolique : « Je ne l’excuse pas, mais il a au moins une forme de logique : il est libertarien. Et il ne se cache pas. Mais tous les autres, les industriels de l’évasion fiscale, le Big Four… eux se cachent. C’est aussi eux, à travers Afschrift, qu’il faut combattre. »

L’impuissance du service public

Si l’UE semble paralysée, ça semble encore pire à l’échelle locale en termes de ressources. À la suite des révélations des Pandora Papers – qui ont mis en cause plus de 1 200 Belges ou personnes résidant en Belgique –, Michel Claise, juge d’instruction spécialisé dans la criminalité financière, regrettait au micro de la RTBF le manque de moyens de l’État pour lutter contre l’évasion fiscale. Il craignait aussi que ça n’aboutisse à aucune réelle enquête judiciaire

« Quand vous faites la comparaison par pays des rapports de force entre les effectifs des entreprises du Big Four et les effectifs des administrations fiscales nationales, le combat est perdu d’avance, avance Savestre, c’est complètement à l’avantage du Big Four. Au fur et à mesure qu’il y a des leaks, les effectifs du Big Four ne cessent d’augmenter. Ça montre qu’il n’y a pas d’effets dans la lutte contre l’évasion fiscale. » Et il suffit de jeter un œil sur les chiffres du syndicat UNSP Finances pour s’en rendre compte : l’effectif en unités physiques du SPF finances est passé de 31 311 personnes en fin 2007 à 22 110 en fin 2017. Sans parler des statistiques affolantes sur leurs conditions de travail. Pendant ce temps, les effectifs du Big Four augmentent effectivement de façon considérable : un total de 559 000 personnes en 2007 à plus d’1 million en 2020, selon ATTAC Bruxelles

« Les moyens de toutes les administrations nationales diminuent, poursuit Savestre. C’est le cas en Belgique, c’est le cas en France. Il y a un double problème : un problème d’effectif et un problème de compétence. Vous avez choisi une spécialité en fiscalité et vous avez le choix entre le service public et le Big Four, vous faites quoi ? Le Big Four est aussi actif au sein des Universités. C’est la conséquence des politiques néolibérales menées dans les pays occidentaux, c’est le côté Starve the beast. » Michel Claise ajoutait sur Solidaires – le quotidien digital du PTB – : « Le secrétariat d’État à la fraude fiscale a été démantelé, la police spécialisée est en voie de démantèlement. Et on continue à s’en prendre aux restaurateurs, aux entrepreneurs, au lieu de viser plus haut, là où l’argent se trouve. C’est le monde à l’envers. » 

Pour tenter de remettre tout ça à l’endroit, ATTAC revendique notamment l’établissement d’un vrai registre mondial des sociétés écran, un renforcement de la coopération et la communication entre les États, la fin du secret bancaire et de l’impunité fiscale mais aussi une extension de la protection des lanceur·ses d’alerte. En ce qui concerne le dernier point, c’est sans doute le niveau de militantisme le plus risqué. Outre les lanceurs d’alerte qui sont passés devant les tribunaux comme ​​le Français Antoine Deltour – attaqué par son ancien employeur, PwC –, d’autres en ont payé de leur vie. C’est le cas de Daphne Caruana Galizia, une journaliste maltaise qui enquêtait notamment sur la corruption et l’évasion fiscale, tuée à la voiture piégée en 2017. Malgré tout, Raphaël Halet, l’autre lanceur d’alerte du LuxLeaks, également ancien collaborateur de PwC, expliquait à l’AFP en mars 2021 que « changer le cap du paquebot fiscal » allait passer « par d’autres révélations ».

Défoncer ​​l’insolence et le mépris

Au niveau des actions citoyennes, les militant·es d’ATTAC France multiplient les actions symboliques devant les banques françaises depuis plusieurs années. En juillet dernier, une vingtaine d’activistes avaient aussi recouvert la façade de la Samaritaine à Paris, chose qui avait visiblement outré les gens pour qui le fait de répandre quelques litres de gouache semblait plus proche du terrorisme que le renforcement des inégalités et la mise en danger des plus précaires. ATTAC France dit également vouloir multiplier les actions de « prélèvements à la source » en ciblant les sociétés qui pratiquent l’évasion fiscale, comme Amazon ou Total, pour mettre la question de la justice fiscale au cœur du débat public. « À ma connaissance, il n’y a pas d’action de ce type prévues en Belgique, explique Christian Savestre, mais je pense qu’il faudrait peut-être l’envisager. Pour qu’on en parle. Mais il y a un pouvoir considérable pour empêcher tout ça. » 

D’après Savestre, même si les conséquences de l’évasion fiscale se mesurent au quotidien, les changements ne viendront pas sans une prise de conscience massive et une mobilisation collective : « Les associations peuvent faire pression auprès des gouvernements mais elles doivent surtout essayer de convaincre le peuple, qu’on a du mal à motiver parce qu’il est pilonné par une doxa officielle qui se cache derrière la légalité. Il faut utiliser les termes adéquats pour parler de l’évasion fiscale. Quand on dit “optimisation fiscale”, ça sous-entend que c’est de la bonne gestion. Et ça ne sert à rien de déverser au public le nom des bénéficiaires de l’évasion fiscale. D’une certaine manière, on s’en fout. Ce qui compte, c’est de mettre sous les projecteurs les gens qui organisent tout ça. Il faut dénoncer ces organisations qui ont pignon sur rue. » Mais pour ça, il faudrait déjà que le sujet soit davantage couvert.

L’absence d’actions collectives concrètes favorise peut-être le fait que ces organisations et spécialistes aient la conscience tranquille. Il est vrai qu’au niveau citoyen, on a l’impression que la question de ce « pillage à la collectivité » nous dépasse. Et l’inaction politique renforce le sentiment d’impuissance à l’échelle individuelle. Mais peut-être aussi qu’on ne réalise simplement pas le niveau de violence inouï que représente un fléau comme l’évasion fiscale. Sinon comment expliquer une telle absence de mobilisation ? 

Peut-être qu’on ne réalise simplement pas le niveau de violence inouï que représente un fléau comme l’évasion fiscale. Sinon comment expliquer une telle absence de mobilisation ?

Le passage à l’action passe sans doute par une vulgarisation du propos, pour une démocratisation de la lutte. Bien orientée, la colère peut être constructive et alimenter un terrain fertile à une prise de conscience collective. En attendant que celle-ci prenne forme et qu’on trouve une ouverture pour s’attaquer à ce problème majeur, il serait déjà judicieux de commencer par éviter de pointer du doigt les mauvaises personnes. Identifier les réels adversaires et mettre à mal toutes les hypocrisies qui permettent à l’évasion fiscale de s’opérer tranquillement dans l’ombre, ce serait un bon début.

De l’argent, il y en a. Mais tant que les États restent assis dessus et continuent à taper des courbettes aux ultra riches qui profitent des montages fiscaux pour ne pas payer leurs impôts, on va devoir s’écraser et souffrir des conséquences de leur mépris. Et il faudra continuer à voir certains de nos acquis dépérir, comme les soins de santé ou l’éducation. À moins que ça nous permette d’enfin mesurer l’ampleur de l’hypocrisie qui enveloppe le problème de l’évasion fiscale. Au vu des dégâts immenses sur le bien commun, l’insolence des gens et des multinationales qui la pratiquent devrait être durement dénoncée et réprimée. L’indignation verbale ne suffira pas. 

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