Savait-elle qu’en dévoilant mon nom à la presse, elle m’obligeait à mettre fin à une longue carrière au service du pays et de nos grandes entreprises ? Savait-elle que je suis un ancien trader et un enquêteur spécialisé dans la criminalité financière internationale ? Et l’une de mes spécialités est, justement, l’industrie minière en Afrique…
L’art de la guerre recèle de nombreux points communs avec l’activité de trader sur les marchés financiers.
Je n’aime pas parler de moi, mais j’imagine bien que vous vous demandez comment j’en suis arrivé là. Comment, après avoir été patron de salles de marchés financiers, je suis devenu cet espion spécialisé dans la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent, qui s’enorgueillit d’oeuvrer secrètement au service de la France. Lors de notre première rencontre, mon éditeur m’avait bombardé des mêmes questions si légitimes. Il voulait savoir qui j’étais et, surtout, si j’étais fiable. Je vais donc vous parler de moi. Vous dire ce que je peux dévoiler en respectant mon devoir de réserve, sans donner de détails trop personnels pour ne pas exposer ma famille.
Je suis né en 1962 dans une famille pour qui le « sens du devoir » n’est pas une formule creuse. Sans jamais travailler à l’école, j’ai obtenu un bac de sciences économiques avant d’avoir dix-sept ans. Ne sachant pas ensuite quel parcours choisir, comme la plupart des jeunes de mon âge, je me rends à l’état-major de la Marine, alors installé place de la Concorde, pour m’engager dans les commandos marine. Mon frère aîné m’accompagne pour éviter que je ne fasse une bêtise. L’officier qui me reçoit a l’honnêteté de m’expliquer que mes capacités intellectuelles ouvrent d’autres portes et que je devrais persévérer dans mes études. Nous sommes en 1978 ; les commandos sont plus des gros bras formés à l’action que des intellectuels.
Alors que le chômage commence à flamber en France, des études d’expertise comptable me garantiraient un avenir. Je m’y résous donc… Durant mon service militaire, je sers dans la gendarmerie mobile. L’explosion du camp Drakkar à Beyrouth en 1983 met un terme à l’intervention de la France au Liban. Je ne partirai pas en opération extérieure. Mais l’art de la guerre recèle de nombreux points communs avec l’activité de trader sur les marchés financiers. L’information et l’informatique sont devenues, dans ces deux métiers, les armes principales.
Dans le passé, l’action militaire reposait immanquablement sur au moins une des trois composantes Terre, Air, Mer. De nos jours, les doctrines basées sur ces trois seuls principes sont obsolètes. Le cyberespace a fait son apparition et les armes les plus létales sont des lignes de code. Maisour réaliser son action, le hacker, comme le révolutionnaire colombien au beau milieu de la forêt, a besoin d’une substance vitale, un fil conducteur, une constante – l’argent.
La décision de faire ou non une opération obéit en fait à une loi toute simple : la chance ! En clair, vous avez une chance sur deux de gagner, quel que soit l’instrument financier utilisé.
Depuis les années 1970, la dette publique des pays développés n’a cessé de croître. Jeune trader, je découvre que la parole donnée à un confrère suffit à manipuler des montants équivalents au budget annuel d’un pays en voie de développement. Quand je démarre ma carrière en 1986 – La première banque qui m’embauche en 1986 est la BIAO, la Banque internationale pour l’Afrique occidentale. L’Afrique, déjà… –, nous sommes encore plus cambistes que traders, mais le terme « golden boy » défraie régulièrement la chronique.
Beaucoup imaginent qu’une certaine intelligence est nécessaire à l’accomplissement de ce travail, alors que la décision de faire ou non une opération obéit en fait à une loi toute simple : la chance ! En clair, vous avez une chance sur deux de gagner, quel que soit l’instrument financier utilisé, actions, obligations, devises, « futures » (option d’achat ou de vente d’une action ou d’une obligation). Et il n’est pas rare que la forte alcoolisation des opérateurs vienne fluidifier les marchés mondiaux avec des montants échangés plus volumineux que prévu.
« Être célèbre très jeune, ça vous apprend très vite à faire des choix. Les gens de Suez sont les stratèges de l’argent, ils savent où ils vont ! » Ces mots sortent de la bouche de Catherine Deneuve, qui fait la publicité de la privatisation de Suez juste avant le Lundi noir du 19 octobre 1987. Un chiffre statistique de balance commerciale américaine trop déficitaire provoque le premier krach auquel j’ai le privilège d’assister en direct. Dès la première minute de cotation, le titre Suez perd 17 %. Les gens de Suez savent où ils vont : droit dans le mur !
Mais, à cette époque, les krachs ruinent une poignée d’individus sans pour autant déclencher de cataclysme. Je n’en tire qu’un enseignement : celui qui possédait cette information, ne serait-ce que quelques minutes avant sa publication sur les écrans Reuters, détenait une carte maîtresse. En l’utilisant au bon moment, il était possible de bâtir une fortune sans se fatiguer.
Le renseignement est un élément précurseur indispensable à l’action militaire, mais aussi la clé de la guerre économique. L’objectif n’est plus de générer une richesse additionnelle en captant des connaissances, mais de s’emparer des fonds d’autrui. Aujourd’hui, l’information est une denrée très périssable. Elle circule à la vitesse de la lumière d’un bout à l’autre du globe.
Au début des années 1990, je découvre l’économie japonaise et un Japon triomphant qui fait la leçon aux États-Unis. J’officie dans une banque nippone de notation AAA, un sésame pour traiter des opérations financières sans limite de montant. J’en profite pour m’imbiber comme une éponge de culture japonaise.
J’ai désormais toutes les cartes en main pour comprendre comment attaquer un pays, son économie et sa monnaie, et ce sans prendre aucun risque.
Tokyo est la capitale la plus chère du monde. Pour acheter un logement, il faut pouvoir emprunter sur plus de cent ans et les banques prêtent à tour de bras. Peu importe le prix des transactions, la bulle immobilière gonfle comme la grenouille qui devient bien plus grosse que le boeuf. Comme dans la fable, elle éclate avec une onde de choc qui porte un coup fatal au Japon. La dette publique du pays, jusque-là parfaitement maîtrisée, s’envole vers des sommets impensables. L’empire du Soleil-Levant s’effondre définitivement pour atterrir à la place modeste qu’il occupe aujourd’hui.
J’ai désormais toutes les cartes en main pour comprendre comment attaquer un pays, son économie et sa monnaie, et ce sans prendre aucun risque.
Prenons l’exemple de la Grèce. Lors de son entrée dans la zone euro avec le groupe des PIGS (Portugal, Italy, Greece, Spain), toute la planète finance s’est émue du fait qu’elle ne respectait aucun des critères de Maastricht. Le dogme et la propagande pro-euro écrasaient toute réflexion, à tel point qu’il était impossible de bloquer le processus.
Forte de pouvoir émettre de la dette en euros et non plus en drachmes, la Grèce creuse sa tombe sur fond de corruption. Il suffit de payer des pots-de-vin au ministre de la Défense et à ses collègues du Conseil gouvernemental de politique étrangère et de défense (KYSEA) pour obtenir un contrat.
En juillet 2005, la Grèce achète trente avions de combats F16 aux USA et trois cent trente-trois chars Léopard à l’Allemagne. Évidemment, il n’y a pas d’argent pour les payer, mais ce n’est pas grave puisqu’on peut émettre de la dette publique. Ce ne sont plus des drachmes, mais une dette libellée en euros. Donc ça passe, et tout le monde se gave de commissions. L’insolvabilité n’est pas un problème puisqu’au final, le contribuable va payer. La suite de l’histoire, nous la connaissons. Le ministre a quitté le luxe d’une maison aux robinets en or pour une cellule de prison et tout un peuple a plongé dans la misère. Une guerre perdue n’aurait pas produit d’effets plus délétères.
En 1992, je fais partie de la meute de loups qui attaquent la livre anglaise et la Banque d’Angleterre.
Tous les traders de dettes publiques savent très bien que la situation de la France est intenable. Avec 2 000 milliards d’euros de dette publique, et des engagements « hors bilan » qui pèsent trois fois plus lourd (dont les retraites des fonctionnaires), nous n’avons aucune possibilité de la rembourser. La moindre remontée des taux d’intérêt nous mettra à genoux. Une offensive financière bien orchestrée sur notre dette publique, une perte de confiance des marchés, et nous devrons nous rendre sans discussion.
En 1992, je fais partie de la meute de loups qui attaquent la livre anglaise et la Banque d’Angleterre. Nous savons que la parité de la livre par rapport au dollar, « le câble » (surnom donné à la parité GBP/USA en souvenir du premier câble de communication transatlantique), n’est pas au niveau de la réalité économique du pays. Le fonds Quantum, dirigé par George Soros et son adjoint Stanley Druckenmiller, sonne la charge, tout en sachant très bien que la Banque d’Angleterre n’a aucune chance de s’en sortir.
Nous savons exactement quelles sont ses réserves de change, donc ses munitions. Nous avons des agents qui nous renseignent de l’intérieur, des « espions ». La charge est telle que la bête n’agonisera pas longtemps : en quelques jours, la Banque d’Angleterre abandonne la défense de sa monnaie et la dévaluation est sans appel. Dans la foulée, d’autres monnaies, dont le franc, vont suivre.
À l’époque, le gouvernement français demande aux renseignements intérieurs d’enquêter pour comprendre ce qui se passe. Les politiciens prennent conscience que leurs dissimulations permanentes, année après année, ont désormais un coût. Mais c’est déjà beaucoup trop tard.
Je ne veux pas que mes enfants restent dépendants de la France. La corruption a tellement gangrené les institutions qu’il est difficile d’imaginer un avenir serein.
Quant à moi, je passe les années 1990, jusqu’à la crise russe qui ramène le prix du baril de pétrole à dix dollars, dans une banque belge qui fusionnera avec ING et de multiples entités avant de s’effondrer en 2007.
En 1996, je publie La Machine spéculative chez Economica pour expliquer de façon simple et didactique les mécanismes de crise et les grandes aberrations de la finance. Je n’ai pas besoin d’argent et je reverse mes droits d’auteur à l’Armée du Salut. D’autres ont eu tellement moins de chance que moi dans la vie.
La parution de ce livre me confère une notoriété inattendue. « Marc Eichinger, le visage des marchés financiers », titre La Croix sur une pleine page. J’écris dans la revue Banque, dans Les Échos ou La Tribune, des contributions qui font parfois grincer des dents au sein de l’establishment.
L’an 2000 et ses perspectives me font peur. Je ne veux pas que mes deux enfants restent dépendants de la France. Depuis plusieurs générations, tant du côté paternel que maternel, notre famille a payé un lourd tribut à la défense de ce pays. La corruption a tellement gangrené les institutions qu’il est difficile d’imaginer un avenir serein pour ses propres enfants.
Je dresse la liste des pays qui leur garantiraient une bonne éducation et où le choc culturel ne serait pas trop violent. La Suisse se situe dans l’Europe géographique, mais pas dans l’Union européenne. Elle est indépendante, libre, stable. Je n’ai jamais pu m’y implanter, mais le statut de frontalier me suffit, et mes enfants ont pu faire de brillantes études. Ce pays aura mon éternelle reconnaissance.
Berne abrite la plus grosse antenne du FBI en Europe.
Pour autant, comme dans tous les pays, rien n’est aussi lisse qu’il n’y paraît. La Suisse, dont les deniers publics sont gérés en grande partie par la population, via les votations populaires, n’a jamais fait l’objet d’une attaque. Le pays a des dettes cantonales, mais pas de dette nationale. Le Conseil fédéral, le gouvernement, ne compte que sept membres ou sages, parmi lesquels le président est élu. Ce dernier change chaque année et personne n’a jamais fait fortune grâce à cette fonction. L’absence de corruption et d’enjeu est un gage de bonne gestion du pays.
La neutralité n’a jamais existé sinon par l’absence d’engagement militaire. Mais depuis la Seconde Guerre mondiale, des hommes de l’ombre de toutes nationalités s’y affrontent en toute discrétion. Avant la chute du mur, la Suisse abritait quatre « résidents » soviétiques, deux du KGB à Berne et Genève, et deux du GRU (la direction générale du renseignement militaire russe), et des espions russes par centaines. Cent cinquante seront expulsés pendant la guerre froide. En réponse, Berne abrite la plus grosse antenne du FBI en Europe.
Plus récemment, l’affaire Snowden a également révélé les activités d’écoute de la CIA. Les SRC (Services de renseignement de la Confédération) n’ont aucun moyen de contre-espionnage, surtout face à des mastodontes du renseignement. Au mieux, ils comptent les points et font en sorte que rien n’altère le sentiment de sécurité du pays.
Le secret bancaire et l’essor économique, en partie financé par le blanchiment d’argent, sont aussi responsables de la présence des armées de l’ombre sur le sol suisse. Ce qui se passe à l’ONU ou dans d’autres gros « machins » internationaux, en revanche, n’a pas grand intérêt.
Il a fallu attendre 2005 pour que le financement du terrorisme fasse son apparition dans le Code pénal suisse, et avec beaucoup de mesure. Des peines de cinq ans au maximum, avec une porte de sortie juridique sibylline pour les banques. L’alinéa 2 de l’article 260 stipule : « Si l’auteur n’a fait que s’accommoder de l’éven¬tualité que les fonds en question servent à financer un acte terroriste, il n’est pas punissable au sens de la présente disposition. »
Dans ce domaine, la star incontestée reste François Genoud. De sa rencontre fortuite à l’adolescence dans un hôtel avec Adolf Hitler jusqu’à son suicide le 30 mai 1996 à Lausanne, le « banquier noir » n’aura jamais cessé de financer l’extrémisme, notamment dans le monde arabe. •••
(à suivre)
L’homme qui en savait beaucoup trop. Révélations d’un agent au coeur des secrets d’État, le livre de Marc Eichinger (avec la collaboration de Thierry Gadault) dont ce texte est extrait, est vendu en ligne sous forme d’ebook (9,99 €). Il peut être téléchargé par exemple ici.