Dans un simple bar, les mets qui composent l’aperitivo sont d’ordinaire plutôt basiques : olives, cacahuètes, chips. Mais bien sûr, les Italiens sont connus pour amener tout ce qui touche à la bouffe à un niveau supérieur. Aujourd’hui, certains bars sont célèbres pour leurs aperitivos extravagants, où les hors-d’œuvre se transforment en véritables buffets de plats chauds et froids. Mini-pizzas par-ci, salades par-là, et même des petites portions de lasagnes.
En général, ils ne sont pas totalement gratuits, mais ne coûtent pas beaucoup plus cher qu’une simple boisson. Cette tendance a ouvert de nouvelles possibilités pour celles et ceux qui aiment se la coller après les cours ou le boulot ; au lieu de rentrer sagement dîner, ils peuvent intentionnellement s’envoyer des apericena, soit des apéros dînatoires. Le buffet fait donc office de repas du soir.
Cela fait des siècles que les aperitivos enjaillent la vie des Italiens. Les historiens de la gastronomie font remonter l’invention d’uneforme prototypique de cette tradition à l’apogée de l’Empire romain. Avant d’entamer leurs banquets, les Romains de condition modeste savouraient un gustatio, une mise-en-bouche arrosée d’un verre de vin sucré au miel. Le mot aperitivo vient du latin aperitivus, dérivé du verbe « aperire » qui veut dire « ouvrir ». Dans ce contexte, il désigne le fait de s’ouvrir l’appétit avant de s’en mettre plein la panse.
Si les Romains ont été les premiers Italiens à apprécier l’aperitivo, l’engouement n’est apparu officiellement qu’au XIXe siècle, dans la ville de Turin, au nord de l’Italie. À l’époque, la ville était célèbre pour ses cafés fréquentés par les classes supérieures en après-midi et en soirée, y compris à l’heure du dîner. Les cafés ont alors commencé à servir de l’alcool avec un peu de bouffe pour répondre aux besoins de leur clientèle féminine : il était mal vu pour les femmes de boire avec l’estomac vide.
Fulvio Piccinino, l’un des principaux experts italiens en matière de mixologie, nous a confirmé que Turin était bel et bien le berceau de l’aperitivo. Selon lui, cette tradition aurait même des racines plus profondes ancrées dans la région entourant Turin, le Piémont, et sa culture agricole. Le dimanche, les agriculteurs du coin prenaient un repas en fin d’après-midi, appelé merenda sinoira (ou « dîner-collation »), composé de vin et d’une multitude de petits plats relativement légers.
Lui-même se souvient d’oncles vignerons qui se posaient pour grignoter entre potes après avoir travaillé dans les champs. « Ils s’envoyaient du lapin mariné, une tranche de salami, un morceau de fromage, le tout arrosé d’un vin facile à boire, comme un bon muscat », explique-t-il. « Encore aujourd’hui, il y a des restaurants où l’on commence le dîner avec 20-25 amuse-gueules… et puis plus rien d’autre. C’est une véritable tradition. »
En général, la culture italienne de la boisson consiste à combiner bouffe et alcool. « Pour nous, Italiens, boire sans rien manger s’apparente presque à une hérésie », nous a déclaré Valeria Bassetti, du collectif féminin de barmaids ShakHer. « Je trouve que c’est une habitude assez saine. Le fameux “liquid lunch” des Anglais fait beaucoup de dégâts sur l’organisme. »
En plus d’être le berceau de l’aperitivo, Turin est aussi le foyer du vermouth, une concoction à base de vin et d’herbes, mieux connue internationalement sous le nom d’une marque spécifique qui en a fait son produit phare : Martini. Les Italiens ont exploré le thème, ce qui a conduit au développement de boissons herbacées similaires au cours des décennies suivantes : Ramazzotti, Campari et, last but not least, Martini baby.
C’est peut-être la raison pour laquelle les boissons que nous associons traditionnellement à l’aperitivo sont toutes à base de vermouth : l’Aperol Spritz, introduit à Venise dans les années 1920 ; le Negroni, créé à Florence à la même époque ; et enfin le moins connu Sbagliato, qui signifie littéralement « erreur », inventé dans les années 1970 à Milan lorsqu’un barman local a préparé un Negroni en remplaçant accidentellement le gin par du vin mousseux.
Après avoir gagné en popularité à Turin, l’aperitivo s’est rapidement répandu dans toutes les grandes villes pour devenir une véritable tradition nationale. « Le vermouth et l’aperitivo sont peut-être nés à Turin, mais depuis le début, Milan a été coprotagoniste de cette belle histoire italienne », nous a confié Marco Budano, qui bosse pour Martini.
Tout comme les tapas diffèrent d’une ville espagnole à l’autre, chaque ville italienne possède sa propre version de l’aperitivo. La contribution milanaise à la tradition a été l’invention de l’aperitivo-dîner, avec les buffets incroyables mentionnés plus haut. L’idée aurait été lancée dans les années 90 par le propriétaire de bar Vinicio Valdo après une véritable révélation. « Tous les jours, nous avions des ouvriers de l’usine d’à côté qui venaient boire du Cinzano ou du Campari après le boulot », a-t-il déclaré en 2017 dans une interview. « Je me suis rendu compte que plus je leur donnais à manger, plus ils restaient pour boire. »
Personnellement, je ne suis pas un grand fan de l’apericena, je dois bien l’avouer. Rester debout verre en main devant ces buffets débordants de bouffe s’éloigne assez de l’idée que je me fais du plaisir. Cependant, je respecte sa valeur historique.
Mais quelle que soit sa forme, l’aperitivo reste une tradition appréciée de tous les Italiens. « Un petit congé que l’on s’accorde chaque jour » comme le définit si bien Valeria de ShakHer. « Cette tradition est née de la volonté de séparer le temps dédié au travail du temps libre », poursuit-elle. « C’est le flou émotionnel et l’atmosphère spécifique qui entoure ce moment qui fait de l’aperitivo ce qu’il est ».
Nicola Piazza, qui travaille également chez Martini, ne considère pas l’aperitivo comme un repas ou une tendance mais bien comme un moment privilégié de la journée. « Il est synonyme de convivialité et de temps passé ensemble. Ici, c’est un véritable rituel social. »
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