« L’opium se conserve bien. Peut-être plus de 10 ans. Je connais des gens qui ont pu en stocker encore plus longtemps, s’il est séché et conservé correctement. Les négociants vont également se mettre bien. Si une deuxième année d’interdiction arrive, ce sont eux qui se frotteront les mains, car les prix vont encore augmenter. »

En raison de l’existence de ces stocks, Mansfield estime qu’il faudra au moins un ou deux ans avant que l’on ressente l’impact de l’interdiction sur l’approvisionnement d’héroïne en Europe. Il ajoute que les récentes hausses de prix de l’héroïne au Royaume-Uni ne sont pas nécessairement liées à l’interdiction, et qu’une évolution du marché vers les opioïdes synthétiques pourrait se produire indépendamment de toute pénurie réelle.

Aucun·e fonctionnaire occidental·e n’oserait le dire à haute voix, mais le commerce de l’opium en Afghanistan, source principale de l’héroïne mondiale — une drogue considérée pendant des décennies comme l’ennemi public numéro un des stupéfiants et le fléau de la société occidentale — est en quelque sorte un mal nécessaire, un ami diabolique. Même si l’interdiction sera difficile à maintenir pour les talibans et qu’il faudra peut-être la prolonger pendant plusieurs années consécutives afin de créer une pénurie, l’ampleur même du désastre que serait l’introduction d’opioïdes synthétiques dans le réseau mondial d’héroïne nous prouve déjà qu’il s’agit d’un scénario qui ne peut pas être ignoré.

C’est aux cartels mexicains que l’on doit la décision la plus insensée dans l’univers de la drogue : l’ajout de fentanyl à l’héroïne. Une décision qui, ils le savaient, allait tuer une part importante de leur marché américain. Dans certaines régions des États-Unis et du Canada, le fentanyl a aujourd’hui totalement remplacé l’héroïne. Jusqu’alors, la règle d’or en matière de trafic de drogue était la suivante : « ne pas tuer les client·es ». Mais il semblerait bien que les comptables du cartel ont vite pigé qu’ils pouvaient se faire pas mal de fric avec la vente de fentanyl, bon marché et très puissante, surtout s’ils se diversifiaient en incorporant cette drogue dans des pilules opioïdes plus acceptables sur le plan social. Et ce, même si ça revenait à tuer 70 000 des 1 million d’héroïnomanes américain·es chaque année.

En dehors de l’Amérique du Nord, l’offre mondiale d’héroïne pourrait être altérée par les gangs en de multiples points, situés tout le long des itinéraires d’approvisionnement. Des opioïdes synthétiques pourraient même être ajoutés au mélange en Afghanistan, où des laboratoires sont capables de transformer l’opium en chlorhydrate d’héroïne prêt à l’emploi. Ils pourraient également être ajoutés plus loin dans la chaîne, comme en Turquie, avant d’être acheminés vers l’Europe.

Les organisations de trafiquants pourraient aussi décider de remplacer complètement l’héroïne par des opioïdes synthétiques, ce qui pourrait se faire n’importe où. Les cuisiniers des cartels mexicains, qui ont perfectionné leurs compétences en matière de fentanyl pendant la pandémie de COVID, travaillent déjà avec des gangs basés aux Pays-Bas pour produire de la méthamphétamine dans ce pays. Il est également possible qu’ils commencent à produire une nouvelle « héroïne européenne », une drogue qui ne contiendrait pas d’héroïne à proprement parler, mais seulement de la caféine et d’autres substances de remplissage parsemées de minuscules quantités d’opioïdes synthétiques très puissants. Ce scénario pourrait se produire indépendamment d’une pénurie d’héroïne, mais une hausse des prix de l’héroïne et des prix abusifs dus à l’interdiction de la culture d’opium pourraient inciter les cartels à s’associer à des groupes criminels organisés européens afin de produire ce genre de substance.

« Il est clair que les opioïdes synthétiques sont déjà présents dans le système en Europe et au Royaume-Uni. Cela dit, pas dans des proportions énormes. Mais je ne suis pas certain que ça a nécessairement un rapport avec ce qui se passe en Afghanistan », a déclaré Harry Shapiro, auteur de Fierce Chemistry : a History of UK Drug Wars et directeur de DrugWise, une organisation caritative d’information sur les drogues.

« Je pense qu’il s’agit plutôt de trafiquants et de chimistes qui, en regard de ce qui se passe actuellement aux États-Unis, se disent qu’eux aussi pourraient gagner beaucoup plus d’argent et rencontrer moins d’inconvénients en utilisant des opioïdes synthétiques plutôt que de l’héroïne, une drogue qu’il faut suivre sur 5 000 kilomètres, de l’Afghanistan à l’Europe. Ces opioïdes peuvent être fabriqués en Bulgarie, en Hollande, partout ».

« Il peut donc y avoir un lien entre l’interdiction de l’opium et l’augmentation des opioïdes synthétiques en Europe, mais je suis plus enclin à penser que c’est la situation aux États-Unis qui pourrait dicter notre futur marché des opioïdes. »

« En termes de santé publique, il faut beaucoup de temps pour devenir dépendant·e de l’héroïne. Ce n’est pas quelque chose qui se produit du jour au lendemain. Le problème avec le fentanyl et tous ses analogues — et ça ressemble à un gros titre du Sun, c’est que ce n’est pas “un hit et vous êtes addict”. Pour les nouveaux utilisateur·ices, c’est plutôt “un hit et vous êtes mort·e”. C’est la raison pour laquelle on assiste à une explosion du nombre d’overdoses aux États-Unis, parce que ce produit est sacrément puissant. »

Le gouvernement britannique surveille de près la menace que représentent les opioïdes synthétiques pour ses quelque 300 000 héroïnomanes, même s’il est handicapé par le fait que suite à la réduction de dépenses, ses services de dépistage médico-légal des drogues ont été réduits au strict nécessaire au cours des deux dernières décennies. Si l’on s’en tient à l’avis des expert·es, les décideur·ses politiques ou les gouvernements qui ont été témoins de l’impact mortel du fentanyl en Amérique du Nord devraient faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter cette situation.

Mansfield, qui a passé plus de vingt ans à travailler sur le terrain en Afghanistan et qui a produit une grande partie de la recherche primaire sur le sujet, y compris un examen des efforts du gouvernement américain en matière de lutte contre les stupéfiants dans le pays, a déclaré que les réponses au dilemme de l’opium ont souvent été à court terme et peu réfléchies.

« Les décideur·ses politiques ont rarement compris à quel point la drogue était un élément essentiel de l’économie politique afghane, et n’ont donc pas réussi à intégrer correctement la lutte contre ce fléau dans l’effort global de reconstruction, a-t-il déclaré. À la place, un volet “lutte contre les stupéfiants” a été mis en place, un menu d’activités limitées, comme ces “moyens de subsistance alternatifs”, qui étaient souvent mal conçus et ne pouvaient pas s’attaquer aux causes sous-jacentes de la production d’opium. »

Est-il possible que des diplomates occidentaux, craignant le spectre du fentanyl en Europe, s’expriment en secret contre le maintien de l’interdiction de l’opium ? Giustozzi, chargé de recherche au RUSI, estime que c’est peu probable, mais pas impossible.

« Il ne faut pas grand-chose pour qu’en coulisse, quelqu’un encourage un certain type d’argument. Ainsi, des études détaillées montrant l’impact économique négatif de l’interdiction en l’Afghanistan pourraient par exemple bénéficier soudainement d’un financement important. »

Derrière la rhétorique de la guerre contre la drogue, le gouvernement britannique sait bien que le commerce illégal et ses profits artificiellement gonflés ont aidé certaines communautés pauvres non seulement à gagner leur vie, mais aussi à échapper à la pauvreté. Des recherches financées par le Royaume-Uni et menées sur le terrain en Afghanistan, en Colombie et au Myanmar ont conclu que, bien que destructeur et dangereux, le commerce de la drogue peut aider les communautés pauvres à survivre et à prospérer dans certains des pays du monde les plus instables et les plus déchirés par la guerre. « Il faut se méfier des récits simplistes selon lesquels les drogues seraient “bonnes” ou “mauvaises” dans la lutte contre la pauvreté », a déclaré à VICE News en 2020 Jonathan Goodhand, professeur d’études sur les conflits à l’université SOAS de Londres. Il a qualifié de « profondément erronée » l’hypothèse selon laquelle le commerce de la drogue irait toujours à l’encontre de la paix, du progrès social et de la survie dans ces régions.

Les gens qui ont lutté contre la propagation de l’héroïne et de la cocaïne au cours du siècle dernier seraient choqués d’apprendre que le commerce de l’opium, tant décrié, pourrait bien être un moyen de défense essentiel contre une vague de décès liés à la drogue, un phénomène épidémique mondial qui pourrait entraîner des millions de morts par an.

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