Au-dessus de l’entrée du Centre de détention Due Palazzi, à Padoue, dans le nord de l’Italie, on peut lire un extrait d’un poème de Dante qui dit : « Vous n’avez pas été faits pour vivre comme des brutes. » Cette inscription en lettres rouges est entourée de statues en marbre. Une première forte impression en entrant dans ce qui, je le sais déjà, n’est pas une prison comme les autres. 

En plus de 500 et quelques détenus, la prison Due Palazzi héberge aussi la boulangerie-pâtisserie Giotto, renommée dans toute l’Italie. Leur panettone, ce grand classique des Noëls italiens, figure régulièrement parmi les meilleurs du pays. Giotto fait aussi des pralines au chocolat, des biscuits, de la glace et des colombes, une pâtisserie caractéristique de la période pascale. Toute la production se fait ici, au sein de la prison. Les produits sont ensuite vendus dans deux magasins installés en ville, à Padoue, ainsi que sur Internet. Les commandes viennent des quatre coins de l’Italie, mais aussi de l’étranger.

J’avais déjà eu l’occasion de goûter à leurs préparations, et je voulais savoir comment un programme destiné à des détenus parvient à gérer avec un tel niveau d’excellence les difficultés de l’art pâtissier. Mes guides pour cette plongée en prison sont Giulia Calore et Roberto Polito, de l’association Work Crossing, qui a fondé la boulangerie en 2005 et s’occupe encore aujourd’hui de sa gestion. Giulia est responsable des opérations de communication et Roberto est responsable des ventes et du marketing.

À l’origine, la prison de Padoue se trouvait dans le centre-ville, et elle a toujours proposé des programmes d’emploi aux détenus. Le nouveau siège a été construit dans les années 1990, en périphérie de la ville, permettant notamment d’avoir plus de place pour travailler. Aujourd’hui, 38 détenus sont employés par la boulangerie-pâtisserie. D’autres travaillent pour un centre d’appels médical ou fabriquent des valises.

Tous les prisonniers n’ont pas la chance de mettre la main à la pâte. Le processus de sélection fait appel à des psychologues et des travailleurs sociaux qui prennent en compte le profil du détenu, la durée de sa peine et le fait qu’il ait besoin ou non de subvenir aux besoins d’une famille dehors. « Le fait de payer nos employés a marqué une grande différence », m’explique Roberto Polito. Chaque détenu qui travaille à la boulangerie est embauché avec un contrat de travail classique et reçoit un salaire qu’il peut envoyer à sa famille, dehors. « Cela crée un lien avec l’extérieur, et ils se sentent utiles, souligne Giulia Calore. Ici, c’est facile de se sentir victimisé. »

Les activités de la boulangerie sont organisées sur trois services par jour. Chaque service dure 4 heures, et ça tourne sept jours sur sept. Ce mode de fonctionnement permet de maximiser le nombre de prisonniers qui peuvent être embauchés. Le renouvellement de l’équipe est d’environ 30 à 40 % par an parce que certains détenus sont libérés dans l’année. Quatre chefs pâtissiers professionnels travaillent également ici pour former et encadrer les détenus. Matteo Concolato, l’un des chefs, me fait faire un tour des lieux.

Pendant ma visite, plusieurs détenus sont occupés à faire le glaçage des colombes pour le pic des demandes à venir. « La situation s’est améliorée par rapport à la période de Noël. On a eu un foyer de Covid et des étages entiers de la prison ont été placés en quarantaine, raconte Concolato. On s’est retrouvés entre chefs avec seulement six détenus pour bosser. Dix personnes pour préparer des milliers de panettones. » 

La production de Giotto a explosé au fil des années, lorsque les clients ont laissé de côté leurs préjugés quant au fait d’acheter de la nourriture préparée par des détenus. Polito et Calore racontent qu’au début, dans les foires et salons où ils se rendaient, les consommateurs recrachaient leur nourriture quand ils apprenaient d’où elle venait. Mais aujourd’hui, des entreprises commandent des paniers de Noël pour tout leur personnel chez Giotto. Le succès a conduit la société à envisager un agrandissement et une plus grande capacité d’embauche. 

D’après le Ministre italien de la Justice, environ 68 % des détenus italiens finissent par récidiver après leur sortie de prison. Aux États-Unis, une étude de 2013 réalisée par le think tank RAND Corporation révélait que les détenus qui ont reçu des formations scolaires ou professionnelles pendant leur détention étaient 43 % moins enclins à retourner en prison par la suite. 

Il est bien évident que la préparation de pâtisseries au sein d’une prison implique son lot de contraintes pratiques et administratives. Par exemple, il est strictement interdit aux détenus d’être en contact avec de l’alcool. « Nous devons faire attention à de nombreux points. Par exemple, la levure doit être livrée directement aux chefs pâtissiers et dans les quantités exactes, explique Concolato. Si on la faisait fermenter avec des pommes, on pourrait obtenir une boisson alcoolisée. »

En me promenant dans l’atelier pendant les heures de service, j’entends des accents venant de toute l’Italie et des quatre coins du monde. Si, en temps normal, j’ai le contact assez facile, cette fois-ci, je réfléchis pas mal avant de trouver le bon moyen d’approcher les détenus pour leur demander un entretien. Et finalement, la conversation se déroule très naturellement.

Manuele*, né à Naples et fidèle à la tradition d’hospitalité napolitaine, est le premier à nous montrer son travail. Plateau après plateau, il prépare des pâtisseries individuelles qui vont reposer dans le frigo, dont un superbe Bavarois à la camomille et au citron, avec sa base de biscuit au poivron. Il insiste pour nous faire goûter avant de plaisanter sur le fait qu’il ne veut pas qu’on le prenne en photo. Il ne souhaite pas que sa femme voie « comme [il est] devenu vilain ». 

François* vient du Congo et arbore une énorme cicatrice à un bras. Il est nouveau dans l’équipe et me raconte qu’il a déjà travaillé en boulangerie « dehors ». Il dit qu’il aime beaucoup ce boulot et qu’il aimerait continuer. 

Dans l’atelier d’emballage et d’envoi, je discute avec Michele*. Il est ici depuis 4 ans. « Avant de travailler ici, je ne savais pas vraiment ce que c’était des biscuits. Maintenant, c’est mon pain quotidien, raconte-t-il. C’est sympa d’imaginer qu’ils vont partir faire le tour du monde. Certains en Californie, d’autres à Singapour. » 

Michele est très fier de son boulot d’emballage. « On apporte la touche finale aux préparations. On les habille », dit-il. Parfois, il divague et s’imagine qui sera le client qui achètera la pâtisserie qu’il a entre les mains. « Peut-être un grand-père qui a économisé pour offrir un bon panettone a son petit-fils. » Michele doit bientôt sortir, mais il dit être très content d’avoir eu la chance de bosser ici pendant sa détention. « Le travail, en prison, c’est très important. Ça permet de s’accomplir, d’avoir du plaisir au milieu de toute cette souffrance », explique-t-il. 

Beppe* est aujourd’hui un rouage essentiel de l’équipe de Giotto. Il s’occupe des pâtisseries chocolatées (et il m’a fait goûter des pralines hors du commun). Beppe travaille ici depuis cinq ans, mais il devrait bientôt pouvoir sortir en probation. Les chefs pâtissiers déconnent souvent en disant qu’ils aimeraient le voir rester en prison parce que c’est un super bon ouvrier.

PLe chef Ascanio Brozzetti travaillait chez Le Calandre, un restaurant 3 étoiles de Padoue, avant d’accepter de venir bosser en prison. « Je suis venu sans attentes particulières, mais avec une ouverture d’esprit et de l’optimisme, se souvient-il. L’ambiance est super agréable, et on voit vraiment la différence entre le détenu qui arrive et celui qu’il est devenu après quelque mois passés ici. Le travaille adoucit leur caractère. » 

Nombre de détenus qui travaillent chez Giotto viennent de ce qu’on appelle la section « protégée ». Elle est destinée aux détenus qui ne peuvent pas être intégrés à la population générale de la prison pour des raisons de sécurité. Les coupables d’agressions sexuelles, les anciens flics ou les mafieux qui ont collaboré avec la justice. Il n’y a qu’ici, dans la boulangerie, qu’ils peuvent côtoyer d’autres personnes.

À l’intérieur de Due Palazzi, la seule cantine de la prison est destinée au personnel. Les détenus doivent manger dans leurs 9 mètres carrés, qu’ils partagent généralement avec au moins un codétenu. Ils ne quittent leur cellule que quelques heures par jour pour aller dans la cour, les visites et les rendez-vous médicaux. C’est pourquoi le fait de venir ici pour travailler est très précieux pour les employés de Giotto.

À un moment, l’un des employés nous remercie d’être venus les rencontrer. Il nous dit, avec sympathie mais aussi beaucoup de sérieux, que les détenus ont pas mal de boulot devant eux. Je quitte la prison avec une compassion renouvelée à l’égard des détenus et tout un tas de pâtisseries.

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