En janvier 2022, le baromètre annuel du journal la Croix révélait que la confiance envers les médias n’avait jamais été aussi faible au lendemain du premier tour d’une élection présidentielle – remporté par Emmanuel Macron et Marine Le Pen. Comme le rapporte Public Sénat, « seulement 44 % des personnes interrogées estiment que les médias fournissent des informations fiables et vérifiées et 62 % des sondés estiment que les journalistes ne sont pas indépendants du pouvoir politique ». Mais il n’y a pas besoin de plonger la tête dans un grand seau de statistiques pour voir que cette défiance (ou cette méfiance, on va y revenir) est une réalité tangible vécue depuis un bon bout de temps par les intéressés eux-mêmes.

Et tant pis si ça manque de rigueur scientifique : parfois, il suffit juste de mettre le nez dehors et d’humecter l’air du temps (ou, au choix : se faire traiter de tous les noms sur sa messagerie privée par un lecteur mécontent, voir des collègues se faire menacer de mort et/ou se faire tabasser à un meeting d’Eric Zemmour, etc…) pour sentir que le secteur de la presse n’est pas exactement en odeur de sainteté au sein de la population française. Et si vous voulez encore des chiffres, sachez qu’aux dernières nouvelles, la profession de journaliste faisait encore partie des métiers les plus détestés du pays, derrière agent d’assurance et publicitaire – soit les cavaliers de l’apocalypse en ce qui me concerne.

Politiques, tous coupables ?

Ce qui semble relativement nouveau (en apparence), c’est que depuis quelques années, même les politiques se mettent à jeter de l’huile sur le feu, de manière plus ou moins concertée. Comme le signalait Libération dans un article de décembre 2021, avant que des journalistes se fassent violenter par ses militants, Eric Zemmour avait déclaré en préambule de son discours de grand rassemblement de lancement de campagne : « Inlassablement, nous allons nous débarrasser de ces idéologies hors-sol qui ne vivent que d’argent public et de journalistes militants ». Et pour ne pas nous faire accuser de partisanerie, signalons que Jean-Luc Mélenchon traitait lui-même en 2018 les journalistes de « valets du système », dénonçant « leur sale corporation de voyeuristes et leur métier pourri », comme on peut le voir ici ou ici. Comme l’indiquait à l’Express le professeur de communication politique Philippe Moreau-Chevrolet en 2018 : « Depuis qu’il a quitté le Parti Socialiste et qu’il a fondé le Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon a construit son image sur une ligne anti-système. Pour lui, les journalistes ce sont les élites, l’argent, le pouvoir, et c’est sans doute lui qui a été le plus loin dans cette ligne avec Jean-Marie Le Pen. » Même si on serait tenté de nuancer que le candidat de La France Insoumise a opéré un sérieux ravalement de façade en la matière à l’occasion de cette saison électorale, soucieux de polir son image de présidentiable.

Selon de nombreux observateurs, cette mue du discours public serait à mettre au profit d’une extrême-droitisation de l’appareil politique et de la société dans leur ensemble, et les relents fascisants qui vont avec – la haine des « médias », entité floue s’il en est, est un grand classique historique de l’extrême-droite populiste. Lorsqu’on interroge le professeur en sciences de l’information et de la communication François Jost, qui signait en 2020 un essai intitulé Médias : sortir de la haine, il nous explique cependant qu’il y a eu un basculement autour des années 2000 en France, époque charnière où les chaînes de plateaux télé se demandaient encore si inviter le candidat Le Pen était une bonne idée, déontologiquement parlant. Mais selon lui, le vrai changement de paradigme est apparu lors des élections présidentielles de 2017 : « Au départ, c’était l’apanage de Le Pen de lutter contre le ”système”. Or, on s’aperçoit que pour les élections de 2017, ce sont absolument TOUS les candidats qui ont tapé sur les médias, et sur le prétendu ”système” qui les gouvernait tous. Un discours anti-média s’est développé à ce moment-là dans la population, avec en point d’orgue la séquence des Gilets Jaunes. »

« Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui on invite tant les gens qu’on dénonçait autrefois comme ultra-réactionnaires, racistes, etc… ? Parce qu’ils font parler sur les réseaux sociaux » – Frédéric Taddéï

La question n’est alors pas de savoir qui, du personnel politique au pouvoir médiatique, a fauté le premier, mais comment le fait d’accuser indistinctement la presse, autrefois considéré comme une basse manœuvre crypto-fasciste dangereuse pour la démocratie, s’est transformé petit à petit en un argument de campagne parfaitement normal. Dans tous les cas, l’ironie du sort, c’est que cette banalisation des idées et des tropes de l’extrême droite française a certes fait l’affaire de cette dernière (permettant de légitimer un discours de plus en plus considéré comme acceptable au sein de la population), mais surtout, que ce changement de perspective a surtout entamé fortement la légitimité de la presse, le discours anti-médias-tous-pourris étant, lui aussi, devenu de plus en plus convenable. Comme l’indique l’historien des médias Alexis Levrier dans Libération en novembre 2021, la médiatisation hors-norme du candidat Zemmour à travers l’expansion parallèle de l’empire Bolloré en particulier a contribué à ce mélange des genres sulfureux :  « S’il a d’abord mené la carrière assez traditionnelle d’un journaliste politique, il a largement bénéficié, au cours de la dernière décennie, du retour au premier plan d’une presse obsédée par la désignation d’ennemis de l’intérieur ».

Néanmoins, il serait sans doute un peu court de voir dans ce glissement droitier une pure visée idéologique – ni même vraiment électoraliste. Dans une interview pour La Croix en 2019, l’ex-présentateur de RT France Frédéric Taddéï, qu’on pourra difficilement accuser d’être un dangereux bolchévique, mettait en avant la logique essentiellement marchande de l’affaire : « Pourquoi est-ce qu’aujourd’hui on invite tant les gens qu’on dénonçait autrefois comme ultra-réactionnaires, racistes, etc… ? Parce qu’ils font parler sur les réseaux sociaux, parce que les 3000 personnes qui tweetent sont mobilisées. Ça donne un débat sur les européennes [les élections européennes de 2019, NDLR], avec 15 candidats, où en ouverture pendant 1h30 on ne parle que d’immigration, alors qu’on dit même dans l’émission que ça n’est pas le sujet de préoccupation principal des Français. Pourquoi on fait ce choix ? Parce qu’on sait que là on tient un truc où les gens vont s’affronter de façon basique : pour ou contre les immigrés ? Pour ou contre les étrangers ? Ça les rassure les médias, ils savent que les gens vont tweeter, que les candidats vont s’opposer de façon totalement manichéenne et souvent absurde. Alors que sur la fiscalité, sur l’écologie, tout ça serait beaucoup plus compliqué… » De là à demander à la cantonade, l’air de rien, si les journalistes ne seraient pas en fait simplement des « mange-merde », c’est un pas que nous ne franchirons pas : CNews s’en charge déjà. 

Rien de nouveau sous le soleil

Il serait naïf de croire que la défiance généralisée envers les journalistes est une idée tirée du chapeau de 2-3 fachos sortis du bois, et des tartuffes opportunistes qui leur auraient emboité le pas. À vrai dire, on pourrait même dater ce désamour envers le secteur aussi loin que remonte la création de la presse à gros tirages en France. Dans la vénérable Revue des Deux Mondes, le spécialiste des médias et président de l’Observatoire de la déontologie de l’information Patrick Eveno reconnaît que « cela fait plus de deux siècles que les médias sont régulièrement accusés de mal répercuter la réalité et de formater l’opinion publique ». Il suffit d’ailleurs de voir les romans réalistes français du 19e siècle pour voir que les journalistes sont dans le viseur des écrivains moralistes de l’époque. Dans Illusions Perdues, Balzac écrivait déjà : « Le journalisme est un enfer, un abîme d’iniquités, de mensonges, de trahisons, que l’on ne peut traverser et dont on ne peut sortir pur, que protégé comme Dante par le divin laurier de Virgile. »

« À la dégradation de la langue propre au temps sans doute, mais aussi au rachat successif de tous les titres de médias par les avionneurs, grands financiers et autres géants des télécoms » – Aude Lancelin

Par ailleurs, au cours du 19e siècle, il n’est pas rare que les accusations de manipulation des masses par une poignée de médias implantés politiquement (lesquels se font alors les organes de propagande officiels ou officieux de certains partis) se trouvent parfaitement fondées. La « défiance » immémoriale dont on parle aujourd’hui ne vient donc pas complètement de nulle part ; on peut penser par exemple à la campagne de dénigrement d’une violence et d’une malhonnêteté inouïes orchestrée par une coalition de journaux nationalistes contre la réélection du député « bouffeur de curés » Georges Clémenceau en 1893, que la revue Retro News documente dans son numéro de janvier 2022 intitulé « Presse et élections : les liaisons dangereuses ».

Se basant sur une obscure histoire de corruption parlementaire montée de toute pièce par ses adversaires boulangistes sur fond d’iniquités personnelles, le député du Var perd ainsi toute crédibilité auprès de sa base électorale, alors même que sa réélection dans sa circonscription lui tendait les bras. Le tout à cause du soutien de grands patrons de journaux acquis à la droite nationaliste, qui se saisissent de l’affaire pour faire passer leurs intérêts personnels aussi bien que politiques avant la recherche de la vérité et le bon fonctionnement de la démocratie. Ça ne vous rappelle rien ?

Idéologie managériale et travail de sape intérieur

On pourrait penser que si ce type d’exemple était légion au 19e siècle, soit à une époque où l’indépendance de l’information et des médias face aux pouvoirs politiques relevait encore de la pure fantaisie, il serait difficilement transposable aujourd’hui à une si grande échelle. Pourtant, la concentration des médias et la mainmise des patrons d’industrie sur ces derniers sont devenues des préoccupations majeures de la campagne présidentielle actuelle. Dans un article du Monde de novembre 2021, la journaliste Ariane Chemin indiquait comment l’emprise du groupe Bolloré tentait de peser sur les élections, encore une fois à travers son poster boy maurrassien Eric Zemmour. Dans Le monde libre, la journaliste Aude Lancelin, passée deux années par L’Obs et virée sans ménagement attribuait elle-même sans mal la perte qualitative de l’information « à la dégradation de la langue propre au temps sans doute, mais aussi au rachat successif de tous les titres de médias par les avionneurs, grands financiers et autres géants des télécoms » – on précise au cas où qu’il s’agit de Xavier Niel pour les deux du fond qui ne suivent pas, mais aussi que ce phénomène existe en France au moins depuis les années 70, époque où le « papivore » collaborationniste Robert Hersant détenait 40% de la presse nationale et 20% de la presse régionale.

Ce n’est tout de même pas un hasard si Mediapart a troussé un documentaire en 2 temps 3 mouvements sur le sujet afin de coller au temps médiatique que représente la campagne présidentielle. Dans Media Crash, les réalisateurs rappellent les principaux faits d’armes du groupe Bolloré ou de Bernard Arnault envers la profession : acharnement judiciaire et méthodique visant à décourager les enquêtes menées à leur sujet, écoutes téléphoniques, intimidations… En somme, tout moyen est bon pour décourager un journaliste de faire correctement son travail.

Mais au-delà de ses coups de semonce continuels, des atteintes évidentes à la liberté de la presse et à l’indépendance des journalistes, de quelle manière la mainmise des actionnaires sur des groupes de presse affecte-elle directement la vie des journalistes ? Via des purges éditoriales régulières bien sûr, mais également à travers l’apparition plus ou moins concertée d’une philosophie de travail managériale exclusivement basée sur la performance et le rendement. Comme l’indique Aude Lancelin dans Le monde libre : « Sans doute avait-on assisté, sans le savoir, à la naissance dans la presse d’un nouveau type de directeurs, avant tout managers, et au besoin licencieurs, n’ayant en tout cas plus qu’un rapport lointain avec les propos tenus dans leurs pages. […] Par une intime compréhension du système, le directeur de la rédaction en était même venu à inventer le plus redoutable moyen jamais mis au point pour zombifier un collectif entier : la réunion perpétuelle. Définitivement, l’essentiel n’était pas de faire un journal, mais d’en fournir une sorte de spectacle, et c’était bien là la meilleure façon de servir le régime, la plus habile, celle qui se verrait désormais consacrée. »

Si tout le monde déteste les journalistes, c’est sans doute aussi que le secteur n’a jamais été aussi dévalorisé, et dévalorisant. Pas simple d’être aimé quand on n’aime pas son propre métier

L’effet sur la qualité de l’information est alors délétère dans le sens où quand les journalistes ne partent pas, ils tombent en burn out, les effectifs deviennent sous-staffés, et la qualité du travail s’en ressent. Accros au bâtonnage de dépêches AFP, les fesses vissées sur leurs chaises de bureau et faisant l’expérience du monde par le seul prisme de threads Twitter rédigés à la hâte par d’autres journalistes partageant le même profil sociologique qu’eux, beaucoup tombent des nues en découvrant qu’ils ont plus de points communs avec un assistant comptable de sous-préfecture de province qu’avec Albert Londres. Comme l’indique le livre-enquête Hier journalistes, ils ont quitté la profession de Jean-Marie Charon et Adénora Pigeolat, non seulement l’activité de journaliste ne correspond pas à l’image que le public se fait de celle-ci, mais elle ne colle pas plus à celle que la profession a d’elle-même : « Trop pénible au sein des rédactions, trop difficile à tenir dans la durée en tant que précaire, chez ceux qui ont quitté le journalisme une analyse domine : la profonde transformation des médias rendrait insupportables les conditions d’exercice du métier. » En d’autres termes, si tout le monde déteste les journalistes, c’est sans doute aussi que le secteur n’a jamais été aussi dévalorisé, et dévalorisant. Pas simple d’être aimé quand on n’aime pas son propre métier.

De la crise de représentation…

Sans surprise, dans le journalisme comme ailleurs, les conditions de travail ne s’appliquent pas tout à fait horizontalement. Dans un texte intitulé « Médias de classe, haine de classe » publié dans l’ouvrage collectif Le nouveau monde, tableau de la France néolibérale paru en 2021 aux Editions Amsterdam, l’économiste Mathias Reymond rappelle l’incidence de la disparité de salaires entre les chefferies du journalisme sur leurs lieutenants sous-payés. Car ce sont bien sûr les premiers, et non les pigistes précaires, qui « occupent l’espace médiatique, sélectionnent les sujets, construisent et éditorialisent l’information. » Selon Reymond, cela s’en ressent directement dans le traitement de l’information en période d’élections : « La même morgue s’observe à chaque campagne présidentielle.

Le 19 mars 2017, invité d’Europe 1 à la veille du Grand Débat, Hervé Gattegno – directeur de la rédaction du Journal du Dimanche et éditorialiste à RMC et BFM TV – revient sur le choix de TF1 de ne convier que les cinq ”gros” candidats : ”Si on veut un débat sérieux, un débat où on aborde les vrais thèmes, il faut se concentrer sur les candidats qui peuvent prétendre vraiment gouverner le pays. Vous savez, avec onze candidats, dont un complotiste, deux trotskistes et celui qui veut coloniser la planète Mars, ce n’est plus un débat, c’est un jeu télévisé. C’est-à-dire que c’est au mieux Questions pour un champion, au pire, Le maillon faible.” » Un argument repris quasiment mot pour mot par l’équipe macroniste cinq ans plus tard, alors que le chef de l’Etat en campagne refuse d’organiser un débat pluriel, comme le relevait Libération le 7 février 2022 : « Ça va se jouer sur la forme. Une émission “le Maillon faible” à 12 ou 14, il ne le fera pas », assure-t-on, voulant absolument séparer ”partie spectacle et partie débat” ».

Ce mépris à peine larvé envers les classes populaires qui devraient attendre qu’on leur dise quoi et comment voter illustre une crise de la représentation plus profonde dans les médias. Comme le dit le sociologue Alain Accardo, auteur de Pour une sociologie du journalisme : « Tout se passe comme si le ”peuple” n’était intéressant pour les médias qu’autant qu’il est inoffensif, désorganisé, souffrant, pitoyable, mûr pour les Restos du cœur, l’intervention caritative et le miracle du loto. » Et si Mathias Reymond poursuit en écrivant que lorsque les classes populaires sont « méprisées sur tous les plateaux, leurs porte-parole se font gronder quand ils cessent de faire de la figuration », l’exemple le plus probant illustrant ce dernier point est sans doute celui de Philippe Poutou. Lors du débat de 2017, selon le candidat lui-même, ses intervieweurs lui auraient conseillé en coulisses de ne pas trop rentrer dans le clash, avant qu’il ne fasse sa fameuse sortie sur la corruption des candidats Fillon et Le Pen, esclandre qu’on lui ressort depuis à chaque fois comme si on traitait d’un événement audiovisuel pittoresque façon Les Enfants de la télé. Sauf que cette année, Poutou a évidemment été exclu de tout débat (à l’image des autres « petits » candidats certes), et n’est souvent plus invité que pour des bouts d’émissions en troisième partie de soirée. Comme le signale Libération dans le même article cité au-dessus : « En Macronie, on ne souhaite pas voir Philippe Poutou mitrailler le chef de l’Etat comme il avait attaqué François Fillon lors des débats en 2017. » Et les grandes chaînes d’info d’exécuter.

…à la crise de l’image

Il est difficile dans ces conditions d’attendre du bon petit peuple qu’il se plie au bon vouloir de la grande cour médiatique, d’autant plus lorsqu’il y est si peu représenté. Pour autant, il n’a pas fallu attendre la séquence des Gilets Jaunes pour créer un climat de défiance généralisé. Comme le rappelle Mathias Reymond, les fake news et autres erreurs journalistiques ont été légion au cours du XX siècle, et ont grandement participé à entacher la crédibilité des médias traditionnels : « S’ils ont exercé leur emprise sur le public tout au long du XXe siècle, leur crédit a depuis été fortement entamé : les charniers de Timirosa, les guerres du Golfe, les armes de destruction massive en Irak, le Kosovo, le Traité constitutionnel européen, les faits divers (Outreau, RER D, etc… ), sont passés par là et ont laissé des traces ».

« Que les grands médias reprennent sans recul aucun une parole officielle : il n’y a pas là une dérive du système médiatique, mais sa vérité même » – Sophie Eustache

Seulement, aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux et de l’instantanéité de l’accès à l’information, les erreurs se paient cash. Comme lors de la prétendue attaque de l’hôpital de La Salpêtrière par des manifestants le 1er mai 2019, alors que ces derniers étaient juste venus s’abriter des gaz lacrymogènes. Toujours dans Le nouveau monde, dans un texte intitulé « Un journalisme de préfecture », Sophie Eustache cite un journaliste de France Info après les évènements : « C’est le côté parole sacrée de l’Etat, on ne peut pas, même en tant que média, ne pas croire ce que dit le ministre ». L’auteure poursuit : « Un mensonge proféré par le ministre de l’Intérieur lui-même [Christophe Castaner, alors en poste, avait parlé mentionné des « attaques » et des « agressions »] et relayé avec gourmandise par les chaînes de télévision et de radio, France Info en tête. Que les grands médias reprennent sans recul aucun une parole officielle : il n’y a pas là une dérive du système médiatique, mais sa vérité même. » Encore une fois, difficile à ce moment-là de ne pas comprendre la méfiance des populations qui ne voient en « les merdias » qu’un porte-flingue du pouvoir en place. Et tant pis si les médias traditionnels ont aussitôt embrayé pour dénoncer les propos du Premier ministre, le mal était déjà fait. 

Cet épisode est assez symptomatique de la manière dont on observe le système médiatique aujourd’hui. Selon François Jost, « à la naïveté d’hier a succédé une méfiance systématique ». En somme, on chercherait avant tout la faute chez les journalistes avant même d’écouter ce qu’ils auraient à nous dire. C’est ainsi que l’auteur fait la différence entre méfiance et défiance : « La méfiance ne permettrait pas à un homme de confier ses affaires à qui que ce soit ; la défiance peut lui faire faire un bon choix. En d’autres termes, la méfiance dit ”les médias nous mentent”, ”Médias = Propagande d’état ”, ”BFMTV = Fake 24/7”, la défiance met en doute ce qui vient des médias pour éventuellement l’accepter après examen. » On s’en doute, selon Jost, on se situerait plutôt actuellement dans le premier cas de figure.

Selon lui, la crise de représentation susmentionnée a amené les Gilets Jaunes à vouloir non seulement être mieux représentés, mais à maudire toute représentation qu’ils ne jugeaient pas à leur avantage. Quitte à parfois virer complotiste et à se tourner vers des médias « alternatifs » les brossant dans le sens du poil, souvent au mépris de toute vérité. La profonde crise de confiance n’est alors plus seulement dirigée en direction des médias, mais envers l’image elle-même : « Sémiologiquement, en dehors de tout contexte, l’image est incapable de nier ce qu’elle montre […] Il faut s’y résigner : l’individuation des regards opère une métamorphose du vu en vécu, mais elle n’est pas la façon la plus limpide pour comprendre la réalité. Les soubassements esthétiques et idéologiques de la théorie endogène de l’image sont fondés sur des illusions. » Sans point de vue, une image peut signifier absolument tout et son contraire. Ce qui retourne l’argument de la manipulation des masses dans l’autre sens, mais y a-t-il vraiment de quoi s’en réjouir ?

Plus largement, cette méfiance ambiante extrême ne risque pas de changer de sitôt. Les derniers signes en la matière ne sont d’ailleurs pas forcément encourageants. Il y a quelques mois, une commission d’enquête sénatoriale sur la concentration des médias avait été instituée à l’initiative du PS. Le 1er avril dernier, elle livrait enfin son rapport. Selon un nombre non négligeable d’observateurs, les auditions de Vincent Bolloré ou celles de Bernard Arnault ont été loin d’être probantes, les rapporteurs comme le président permettant aux principaux concernés de dérouler leurs argumentaires sans jamais vraiment être embêtés. Alors qu’il y avait mieux à faire, de nombreux acteurs du secteur dénonçant depuis de nombreuses années « un véritable fléau médiatique, social et démocratique » – et on ne parle pas que d’Acrimed. Qu’importe, parmi les 32 mesures votées, aucune n’a réellement visé, comme l’indique un article de Mediapart, à « freiner les concentrations horizontales du pouvoir, permettant ainsi à des oligarques de racheter des cascades de médias » et mettant sérieusement en danger la pluralité de l’information ainsi que sa qualité. Et alors que se profile une fusion M6-TF1 faisant de plus en plus de Martin Bouygues et de Vincent Bolloré deux prédateurs cathodiques appelés à dévorer le paysage audiovisuel français, cette commission a surtout consisté, comme le dit l’article de Mediapart, à « faire mine de parler d’éthique, mais sans rien rendre obligatoire… ». Ou comme le dirait laconiquement un candidat malheureux à l’élection présidentielle également ouvrier au chômage déjà cité dans cet article : « Le débat démocratique c’est bien, mais c’est pas pour tout le monde. »

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