POLITIQUE – Le débat lancé tambour battant par Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, sur “l’islamo-gauchisme” qui “gangrène” l’université se déplace de la sphère politique vers le terrain judiciaire. Deux plaintes ont été annoncées ces derniers jours, l’une par une universitaire et l’autre par un rappeur.

La chercheuse Christelle Rabier, maîtresse de conférence à l’EHESS, a porté plainte contre Julien Aubert pour “injure publique” en raison d’un tweet où le député LR du Vaucluse la désignerait comme “islamo-gauchiste” aux côtés de sept autres chercheurs. Déposée le 23 février et consultée par Le HuffPost, la requête fait état d’un délit d’“injure publique envers un fonctionnaire public”.

De son côté, le rappeur Médine a annoncé à Mediapart avoir déposé plainte pour “diffamation” contre la députée LREM des Yvelines Aurore Bergé qui a qualifié l’artiste de “rappeur islamiste”. Alors que la présidente déléguée du groupe LREM à l’Assemblée apportait son soutien à la ministre de l’Enseignement supérieur, elle a cité en exemple une conférence donnée par le rappeur à l’École normale supérieure pour illustrer “ce qui se passe dans les universités françaises”. Voici ce qu’elle a répondu à Jean-Michel Aphatie qui lui demandait, sur LCI le 18 février, de préciser ses accusations : “Vous avez par exemple ce rappeur islamiste Médine. Vous savez, celui qui disait qu’il fallait tuer les laïcards. Est-ce légitime qu’une école aussi prestigieuse que l’ENS donne la parole à celui qui appelle au meurtre?”, s’est-elle interrogée.

“Médine cite Victor Hugo [notamment dans ses chansons, NDLR]. Cela nous a bien servis pour défendre l’invitation auprès du département”, racontaient les étudiants à l’origine de l’intervention du rappeur à l’ENS, comme vous pouvez le voir dans la vidéo en tête de cet article. Sollicité par Le HuffPost, l’un des organisateurs a répondu: “il me semble qu’à partir du moment où on a fait l’effort de s’intéresser à notre travail, la réponse au bien-fondé des accusations prononcées à l’encontre de notre travail et celui de l’artiste invité ne nécessite pas d’autres commentaires de notre part.”

“J’ai envie d’être français comme Hugo, Brassens”

“Elle me colle une idéologie qui n’est, bien sûr, pas la mienne”, s’insurge le rappeur qui avance une tout autre explication de texte au morceau “Don’t Laïk” auquel Aurore Bergé se réfère. “La citation précise est ‘Crucifions les laïcards comme à Golgotha’. C’est une phrase à ne pas sortir de son contexte. Si on le fait, elle change de sens. Le morceau est une succession d’absurdités, d’oxymores (…) La finalité étant d’exorciser la laïcité et lui redonner ses lettres de noblesse”, se justifie-t-il.

S’estimant mal compris, l’artiste reproche à ses détracteurs de ne pas avoir suffisamment écouté ses morceaux “en profondeur” et les invite surtout à visionner son intervention à École Normale Supérieure (ENS) en mars 2017 lors d’un séminaire sur culture rap organisé par des élèves, pointé du doigt par Aurore Bergé sur LCI. Une vidéo d’une heure et 40 minutes, encore consultable sur le site de Normal-Sup, dans laquelle Médine est interrogé en longueur notamment sur son parcours, ses sources d’inspiration, son style et sa méthode d’écriture, ses références documentaires et ses “provocations”.

Sur la forme, il est amusant d’observer que le rappeur utilisait en mars 2017 un champ lexical propre à… Emmanuel Macron, alors en campagne électorale. On entend ainsi Médine exprimer à plusieurs reprises sa volonté de quitter sa “zone de confort” et dire son envie de “prendre des risques”. Tel le candidat d’En Marche! à la présidentielle, il revendique lui aussi une “vision progressiste”. Et en l’écoutant parler de Victor Hugo, inventeur du drame romantique qui “a cassé les codes du théâtre classique”, il paraît envisageable que le politique partagerait volontiers cette description disruptrice d’un genre littéraire.

Sur le fond, Médine donne l’impression de répondre par anticipation aux accusations formulées récemment par Aurore Bergé. D’abord en détaillant son rapport très littéraire à la nation française. “De PNL à Victor Hugo, c’est la même lignée (…) Je me revendique de ce courant littéraire là. C’est comme ça que je me sens français. J’ai envie d’être français comme Victor Hugo, Brassens. Je ne me ressens pas français à travers un hymne national, ni un drapeau. C’est abstrait pour moi. Trop réapproprié, dévoyé. Je n’arrive pas à m’enraciner à travers [ces symboles]. Par contre, le bon mot, le bon verbe, c’est ce qui m’émancipe. C’est à travers la décharge émotive que je me sens vraiment français”, avance-t-il devant les normaliens.

À propos de la polémique provoquée en 2015 par son titre Don’t Laïk qui lui vaut encore aujourd’hui les foudres de la présidente déléguée du groupe LREM à l’Assemblée, le rappeur renvoie les critiques à l’expéditeur. “C’est excitant, du point de vue l’auteur, de reprendre des sémantiques qui sont utilisées pour te vilipender, de se les réapproprier, de réutiliser ces mots pour les renvoyer aux visages de ceux qui les ont produits” fanfaronne Médine. Mais dans une tribune publiée par Le HuffPost en 2015, Vincent Cespedes, philosophe et amateur de rap, expliquait alors, citations des paroles de Don’t Laïk à l’appui, que Médine trempait sa plume “dans tous les encriers de l’intolérance: celui de la propagande djihadiste et des appels au meurtre de l’État islamiste et celui, insidieux, des doctrinaires qui donnent mine de rien des éléments d’explication-justification aux crimes fanatiques”.

“A-t-on le droit d’être Charlie à notre façon?”

“Quand je dis “islamo-caillera” dans le morceau Don’t Laïk, on pense que je crée une secte ou parti ‘islamo-racaille’. Les médias spécialisés ne s’en offusquent pas car ils comprennent qu’il y a un jeu de provocation propre au rap. Mais les médias mainstream sont débusqués avec ce terme-là. J’ai réussi ma mission en débusquant des personnes qui sont offusquées par des termes qu’ils ont eux-mêmes inventés. Car c’était quoi l’objectif d’appeler des gens “islamo-racaille”? Simplifier les choses, encore une fois. Caricaturer, réduire toute une frange de la population à des événements. En réalité, si tu t’offusques de comment j’ai utilisé ton propre mot, finalement tu es tombé dans ton propre piège. C’est jouissif mais très périlleux”, assure l’artiste.

“Périlleux”, le mot revient d’ailleurs très souvent dans la bouche de Médine qui considère avoir été injustement ostracisé. “Je me revendique de l’esprit Charlie, cet esprit très caricatural, irrévérencieux, mais on ne me donne pas le droit d’en user. Je l’ai bien vu avec “Don’t Laïk”, on pensait que je faisais l’apologie de ‘islamo-cailleraïsme’. La question est : a-t-on le droit d’être Charlie à notre façon? A-t-on le droit à cette liberté d’expression autant qu’on veut ? Peut-on transgresser ? Avec le morceau Don’t Laïk, ce droit m’a été enlevé”, juge celui qui prit conscience tardivement des limites mais surtout des conséquences contre-productives de ses “provocations”.

“La sensation d’avoir été trop loin”

L’artiste dit prendre sa “part de risque” hors de sa “zone de confort”, c’est-à-dire faire “peau neuve” à chaque album afin de ne pas être “le rappeur qui parle aux musulmans, aux gens issus de l’immigration, aux gens de la gauche qui ont le poing levé, aux altermondialistes (…) La création passe par des prises de risques, par des erreurs”. 

Pour autant, “la provocation n’a d’utilité que si cela provoque un débat. Mais lorsqu’elle met un rideau de fer sur la possibilité de dialogue, la provocation ne sert plus. J’ai eu la sensation d’avoir provoqué un débat sur la laïcité avec des voix différentes que celles qu’on a l’habitude d’entendre sur les plateaux télé. Mais c’était inaudible. J’ai eu la sensation d’avoir été trop loin dans la provocation (…) Il faut qu’on continue d’avoir un dialogue dans la société civile avec les gens. Cela passe par une atténuation de la provocation”, analyse le repenti.

Mais le débat qu’il appelle de ses vœux s’annonce incertain, voire impossible. “Quand on m’accuse d’être le ‘marketeur du djihad’, je suis inaudible auprès d’un public, alors que le sous-titre de l’album ‘Djihad’ était ‘le plus grand combat est contre soi-même’. C’était pour désaxer ceux qui seraient tentés de partir au djihad. Je pressentais déjà une forme de radicalisation dans les quartiers et les prisons. Le rap a peut-être évité une grande part de radicalisation mais aujourd’hui on nous désigne comme des apologistes. C’est très frustrant et cela ne nous incite pas à être dans une logique de dialogue. Tu as envie de te renfermer et de dire ‘Niquez-vous!’”, conclut-il.

Aurore Bergé ne “présentera pas d’excuse”

Interrogée par CNews ce jeudi 25 février à propos de la plainte pour “diffamation” déposée contre elle par le rappeur Médine, Aurore Bergé maintient son propos. “Non, je ne présenterai pas d’excuse”, balaie la présidente déléguée du groupe LREM à l’Assemblée nationale, alors que l’artiste demande, entre autres, des “excuses publiques”. Et d’expliquer que “Moi la seule chose que j’ai dite, c’est quoi? C’est qu’on ne devait pas accepter cet entrisme [de l’islamisme, NDLR] à l’université ou dans nos grandes écoles, puisqu’il avait été invité à faire une conférence alors qu’il avait appelé dans ses paroles de chanson, je cite, ‘crucifier les laïcards’”. Des propos qu’elle assimile à “un appel au meurtre”, en dépit des nombreux démentis faits par le rappeur. “La justice n’est pas un bâillon”, poursuit-elle, mettant en avant sa liberté d’expression pour ainsi qualifier les paroles de Médine.

À voir également sur Le HuffPostFrédérique Vidal a trouvé un rare soutien dans la majorité sur la question de “l’islamo-gauchisme”

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