AUTISME -Il était environ vingt heures trente. Nous venions de finir de manger, je débarrassais la table, en commençant comme chaque soir par ce qui se jette, puis ce qui retourne dans le frigo, puis ce qui se lave. Je venais de clipser le compartiment de la pastille de lavage lorsqu’il m’a dit:

″- Maman, il me faut mon carnet de santé pour demain.”

J’ai senti le petit pincement au plexus alors que je rabattais la porte du lave-vaisselle: la panique.

Il n’y a encore pas si longtemps, cette demande soudaine m’aurait collé des sueurs froides. J’aurais retourné la maison, vidé les tiroirs, regardé sous les lits.

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Mais pas cette fois. Sur l’étagère du bureau, j’ai pris la boîte posée exactement à l’angle droit qu’elle forme avec le mur, j’ai récupéré ledit carnet, et l’ai tendu triomphalement.

Mon fils, je l’ai trouvé en moins de 4 minutes, presque sans ulcère. Tu ne sais pas ce qu’il m’en a coûté d’années de lutte contre mon double maléfique, bordélique, procrastinateur (il y a un monstre qui se cache tout au fond de moi, je le sais).

Bordélique?

Le bazar que je laisse derrière moi et que je peine à contenir, est devenu une légende (“Range ta chambre”). De même que ma maladresse (“Mais fais un peu attention!”), ils constituent mes principaux défauts, plus ou moins tolérés par mes proches. Selon, je suis paresseuse, bordélique, distraite, étourdie… Je laisse derrière moi de petites pyramides d’objets hétéroclites superposés en un équilibre précaire, prêtes à dégringoler, entraînant dans leur imminente chute les petites pyramides voisines disséminées un peu partout.

J’ai parfois des fulgurances d’hyperactivité épuisantes au cours desquelles, armée d’un sac poubelle, d’une brassée de cintres et d’un aspirateur, j’arrive à redonner figure humaine à une pièce. J’en ressens un apaisement réconfortant, puis, insidieusement, je recommence à semer, un courrier, une tasse, un pull, un flacon, des lunettes, sur un meuble, sur le sol, sur la table, petits amas de vie quotidienne qui s’accumuleront tant que l’anxiété m’empêchera de les ranger (tu es paresseuse). Tout ça attendra un jour meilleur où mon âme allégée trouvera le moyen de s’y mettre (“Tu n’as aucune volonté”). Parfois, c’est un courrier à caractère urgent qui se glisse parmi mes piles, que je prends bien soin d’enfouir hors de ma vue…

Je vis cependant à une époque formidable où l’informatique me sauve: je bénis le prélèvement automatique, sans lequel je croulerais sous les rappels d’impayés, je suis fan des prises de rendez- vous par internet, des mails, des SMS, qui m’évitent des heures d’angoisses avant de réussir à passer un appel, je voue un culte au e-shopping qui me permet de consommer sans sortir ou presque de chez moi… Ces nouvelles technologies qui effraient, accusées de couper le contact avec le monde, me sont indispensables pour y vivre (il y a un monstre qui se cache tout au fond de moi, je le sais).

Asociale? Je l’ai longtemps pensé

Timide et réservée, silencieuse, un peu stupide. Maladroite. Lente (“Mais dépêche-toi un peu!”).

Pas franchement bizarre, mais un peu à part. Sur les photos de classe, je ne souris pas.

J’ai quelques amis d’enfance dans mon quartier. Ça devient plus compliqué en grandissant, je ne comprends pas les gestes, les intentions. Je passe vite soit pour une idiote, ou pour une fille trop sérieuse. Qui comprend trop vite, et à la fois, d’une lenteur exaspérante. Le soir, avant de faire mes devoirs, mille choses futiles m’absorbent et calment un peu mon anxiété. Certains professeurs s’arrachent les cheveux: a des capacités, mais ne participe pas. Doit participer davantage (“Dis-le si tu ne comprends pas! Parle!”).

À l’école, je ne suis pas la fille la plus populaire. Moi, je veux qu’on m’aime. Je veux plaire comme plaisent les autres filles. Comme Lily.

Jolie, toute simple et souriante, riant aux éclats à la moindre occasion, charmante et aimée de tous. C’était comme ça que je voulais être. Lily m’aimait bien, nous passions beaucoup de temps ensemble, j’avais tout loisir de l’observer, et d’apprendre.

Sourire comme elle. Aimer ce qu’elle aimait. Adopter ses goûts, ses opinions, son langage, ses attitudes. C’était si simple de devenir une autre, qui savait se montrer agréable, sociable, se faire aimer (“Mais souris bon sang!), de laisser derrière moi un vieux costume poussiéreux, et porter, désormais, les habits tout neufs et légers empruntés à une autre.

Ce que je me suis forcée à être, j’ai fini par le devenir. Lily fut mon premier modèle, il y en eut d’autres. Dans un groupe, je repérais celle qui était appréciée, qui avait du succès, qui séduisait. Toutes ont joué un rôle dans la construction de mon personnage, que j’ai appris à composer, à modeler, à affiner. Petit à petit, cadenassée, ma voix s’est éteinte, laissant la place à celles que j’avais voulu être. Tellement plus intéressantes. Nettement plus adaptées.

Cependant, la méthode a ses failles. Certaines situations m’échappent. Comme un script où des lignes manquent, je ne sais pas toujours comment jouer la scène. C’est alors que, parfois, je réapparais… Vous me reconnaitrez: je suis gauche, maladroite, mal à l’aise, fuyante, perdue. Je rougis. Je suis silencieuse, timorée, ou bruyante et volubile. Je souris bêtement ou n’ai aucune réaction. Une nécessité vitale me poussera à m’isoler pour me contenir, pour échapper à un monde pas fait pour moi (il y a un monstre qui se cache tout au fond de moi, je le sais).

J’ai plus que jamais la plus grande admiration pour ceux qui savent être eux-mêmes aisément, sans effort, sans prétention. Qui vivent sans cette sensation d’imposture. Est-on condamné à être soi-même? Peut-on choisir? À qui parlez-vous? Qui croyez-vous connaître? Qui suis-je?

Je suis la fille que tout le monde aime bien. Celle qui s’adapte à tous les contextes, famille et amis, boulot… Je cumule à moi seule les qualités de chacun de mes modèles.

Je suis un caméléon.

Sociopathe? Évoqué…

Balayé. Je n’imite pas les émotions, je les ressens même avec une intensité absurde. Des accès de joie qui font monter des larmes, des accès de rage dont les portes se souviennent (“Fais-toi soigner!”). Dans une même journée. Au cours d’une même heure.

J’en ai tout de même tiré quelques avantages. Devenue une mosaïque de personnalités diverses, chaque petite pièce destinée à recouvrir une image mal aimée, je suis aujourd’hui la personne la plus tolérante que je connaisse, incapable de juger. Avec le temps, j’ai appris à prendre de la distance avec les opinions des autres, mais malheureusement pas toujours à avoir la mienne propre. La plupart du temps, je n’ai pas vraiment d’avis.

Seuls ceux qui voient mes failles, qui sentent la supercherie, ne savent pas quoi, mais quelque chose, confusément, les dérangent. Ceux-là ne m’apprécient pas beaucoup. Leur clairvoyance m’oblige à sortir du bois, et je me retrouve sans arme (il y a un monstre qui se cache tout au fond de moi, je le sais).

Il n’y a cependant un endroit, une place où jamais je ne triche. Où rien ni personne ne joue ni ne parle à ma place. Dans les bras de mes amants, c’est bien moi qui frémis…

C’est de trois petites initiales, un beau jour, que la lumière est venue: TSA. Trois petites lettres que j’avais tellement eu de mal à cacher, ensevelies sous les années. En rajoutant beaucoup de lettres, on obtient trouble du spectre de l’autisme.

Oubliez le glam: je n’ai pas de talent particulier.

Ne m’invitez pas au casino, je ne compterai pas les cartes et je ne sais pas combien il y a d’allumettes dans cette boîte. Asperger, sans les paillettes.

Mon fils, tu vois, je savais bien qu’un monstre était caché au fond de moi. J’ignorais simplement, jusqu’à ce jour, qu’il s’agissait d’un spectre.

À voir également sur Le HuffPost: Elon Musk révèle qu’il est autiste Asperger

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