Se détourner des énergies fossiles afin de limiter le réchauffement climatique revient-il à abandonner toute forme d’abondance matérielle et de confort ? Pas pour le philosophe Pierre Charbonnier, qui estime que les technologies décarbonnées alliées à la sobriété collective permettent de répondre à l’impératif écologique sans remettre en cause les libertés et le progrès social.

Auteur d’Abondance et liberté, une histoire environnementale des idées politiques (La Découverte, 2020) et de Culture écologique (Presses de Sciences Po, 2022), il appelle les forces de gauche et écologistes à bâtir un nouveau compromis social pour rendre politiquement attractive la transition écologique.

Vous appelez, dans une tribune publiée par Libération, les forces politiques issues de la gauche et de l’écologie à s’entendre pour promouvoir une nouvelle offre politique sociale écologique. Pourquoi une telle offre serait-elle nécessaire ?

Pierre Charbonnier : Aujourd’hui, la question écologique n’est plus seulement une affaire de valeurs, ni même un impératif de préservation des espaces qui environnent l’activité humaine. Elle est désormais complètement intégrée à la question du type de compromis social que l’on veut construire.

Un tel compromis doit viser selon moi à satisfaire des demandes de justice sociale dans les limites écologiques de notre territoire et de la planète. Mais il est difficile de le construire car il a existé pendant longtemps un réel dilemme entre l’impératif de développement – dont découle la justice sociale – et l’impératif de soutenabilité écologique.

Pourquoi ? Parce que les modalités techniques et macroéconomiques du développement étaient polluantes, et liées à l’accès à des ressources fossiles abondantes et peu chères. La résolution du problème écologique était donc repoussée au nom des intérêts économiques, mais aussi par l’intérêt d’une grande partie de la population, notamment ouvrière, qui bénéficiait du développement économique.

« Le risque social de la non-transition est plus grand que le risque social lié à un changement de modèle motivé par des considérations écologiques »

Aujourd’hui, le paysage scientifique, technique, ainsi que la conjoncture économique et géopolitique ont changé. Les énergies renouvelables et les moyens de stockage d’électricité arrivant à maturité, ils permettent de créer un développement industriel et des emplois ainsi que des débouchés commerciaux pour ces filières, tout en soutenant une demande sociale fondamentale des sociétés modernes : la mobilité.

On peut considérer désormais que le risque social de la non-transition est plus grand que le risque social lié à un changement de modèle motivé par des considérations écologiques. C’est ce que dit le rapport du groupe 3 du Giec. La balance politique change car le risque de l’inaction est élevé. Les impacts des catastrophes climatiques commencent à coûter cher, impactant la banque, l’assurance, la réassurance. La question climatique devient un risque systémique et militaire, mobilisant les armées pour des catastrophes naturelles.

Ce qui nous manque, maintenant, c’est donc ce compromis social. Autrement dit : quelle va être la coalition d’intérêts qui va s’identifier à ce nouveau régime économique.

Le récent rapprochement des partis de gauche et écologistes n’est-il pas suffisant pour aboutir à ce nouveau compromis social ?

P. C. : Effectivement, l’ensemble de la gauche – dans le monde industrialisé – a intégré la question écologique et c’est une bonne nouvelle. Mais à l’échelle française, cette alliance entre partis de gauche et écologistes me semble essentiellement défensive, car construite sur un constat commun : les règles qui régissent l’économie, le commerce, les relations de travail ne sont pas compatibles avec les limites écologiques, donc il faut les changer.

Cet accord a minima ne porte pas encore suffisamment sur les modalités concrètes qui permettent de surmonter les impasses de notre modèle de développement actuel. Au sein de la gauche française, on trouve des variantes qui vont de la planification radicale côté France insoumise, à des modalités plus incitatives et méfiantes envers l’Etat centralisateur chez les écologistes. Cette divergence sur le rôle de l’Etat fait, à mon avis, obstacle à la construction d’un programme commun de transition juste.

Autre problème : l’attitude à l’égard de l’Europe. Depuis la guerre en Ukraine, les attitudes à gauche quant au soutien à apporter à Kiev sont très contrastées. Or l’un des enjeux de la guerre en Ukraine, au-delà de la défense du peuple ukrainien, est la question énergétique, c’est-à-dire ce que l’on fait du pétrole et du gaz russes.

Pour certains segments de la gauche, c’est à l’échelle européenne que la puissance écologique peut se constituer – c’est ce que j’écris dans ma tribune. La gauche planificatrice, elle, semble avoir pour impératif de revenir à une échelle nationale, mais sous-estime le fait que l’Union européenne est en avance sur l’échelon national en matière de réindustrialisation, ou de réorientation écologique de la production, comme le montrent le Green deal ou le Net-zero industry act, en réponse à l’Inflation Reduction Act (IRA) américain.

N’y a-t-il pas aussi une tension à gauche sur la stratégie politique à adopter, entre ceux qui veulent cliver et ceux qui préfèrent rassembler, quitte à paraître moins radical ? Ou placer le curseur ?

P. C. : Prenons les deux espaces politiques où cette question stratégique est posée. D’un côté, la France insoumise a adopté ces dernières années une stratégie « populiste » en appuyant sur le clivage entre l’élite et le peuple. Mais cette stratégie me semble en décalage avec l’impératif écologique car, même s’il faut atteindre une masse critique suffisante et convaincre une majorité de la population de la nécessité de la transition, celle-ci mobilise aussi des élites – ingénieurs, chercheurs… – qui forment une sorte d’avant-garde culturelle et contribuent à diffuser de nouveaux schémas de consommation, et qui sont des acteurs clé de la transition à travers leurs compétences professionnelles.

Du côté de l’écologie politique, c’est le même problème en miroir, car ce camp se réclame d’une cause universelle – le bien de l’humanité et de la communauté nationale – mais cette formulation ne séduit qu’un petit segment électoral, plutôt urbain, favorisé et diplômé. C’est d’ailleurs pour cela que l’écologie politique française n’investit pas vraiment le débat sur la stratégie industrielle de transition : cela l’obligerait, je pense, à faire des concessions sur la question du nucléaire – alors qu’elle en fait un point d’honneur – ou sur la question de l’ouverture de mines en France.

Un débat va avoir lieu à l’intérieur de l’écologie politique entre la préservation du climat et la préservation de l’environnement proche. Une mine de lithium, par exemple, a un impact négatif mais on peut la juger nécessaire pour des raisons écologiques – décarboner la mobilité – et de justice internationale – ne pas se reposer sur les pays du sud pour s’approvisionner en lithium.

Au-delà de ces deux camps, on peine à trouver dans l’espace public des organisations ou lobbies qui défendent une approche réaliste de la transition, afin qu’elle soit techniquement faisable et politiquement majoritaire.

Croyez-vous dans l’existence d’une « classe écologique » qui, comme l’écrivait Bruno Latour, doit devenir consciente d’elle-même ?

P. C. : Pourquoi pas, on peut parler de classe écologique ou géosociale. Mais l’essentiel est de faire en sorte que ceux qui travaillent dans l’énergie, le bâtiment, les transports ou l’agriculture prennent conscience que leur manière de travailler, ce qu’ils produisent et les consommateurs à qui cette production s’adresse sont des choses centrales dans le processus de transition. Le problème n’est pas de savoir si cette classe existe ou pas, mais de savoir à quelles conditions elle peut émerger.

« On peut répondre à l’impératif de sobriété et rester fidèle à l’histoire du modèle social français »

Tant que nous n’aurons pas de voix politiques fortes qui dessinent les contours de cette classe, qui en dénombre les membres, et qui créent un intérêt effectif pour cette trajectoire sociale, cette classe n’existera pas. Pour l’instant, la coalition au pouvoir a plutôt tendance à défendre le statu quo, au profit des épargnants, des classes moyennes supérieures ou des retraités riches, et ce n’est sans doute pas elle qui va porter les transformations nécessaires.

Le nouveau compromis social auquel vous appelez doit, selon-vous, remplacer le compromis social fordiste d’après-guerre, basé sur la consommation de masse et les énergies fossiles. Mais vous observez aussi que la promotion d’un style de vie moins matérialiste provoque la réticence des classes moyennes et populaires. Comment résoudre cette tension ?

P. C. : Dans un premier temps, il faut abandonner l’idée que la conquête de l’hégémonie culturelle par les valeurs environnementalistes fera le job. L’enjeu pour moi est de renouer avec le concept de liberté sociale. Cela revient à dire que la liberté n’est pas contradictoire avec la contrainte que fait peser sur nous l’appartenance au collectif, mais qu’elle résulte de cette intégration.

Jusqu’ici, on faisait rimer liberté et appartenance collective en augmentant la production afin de créer des richesses à redistribuer et à convertir en protection sociale et en services publics. Désormais, il s’agit de créer des schémas de consommation à l’impact écologique plus faible.

Cela revient à faire de la sobriété dite « communautaire », donc produire des biens plus durables avec un haut niveau de partage. Ce qui implique de vivre vraiment ensemble et d’aller à l’encontre de l’individualisme libéral, alors que celui-ci a encore beaucoup de succès ! Mais en approfondissant ce nouveau rapport à la liberté sociale, on peut répondre à l’impératif de sobriété et rester fidèle à l’histoire du modèle social français. 

Comment faire concrètement pour que la sobriété ne soit pas interprétée comme une attaque sur les libertés ?

P. C. : Ça dépend des sujets. Prenons la mobilité, qui est devenue l’une des expressions les plus immédiates de la liberté : pour beaucoup de gens, être libre c’est « aller où je veux ». Et je n’ai pas de problème avec cette idée en elle-même. La focalisation du débat sur les émissions du transport aérien – qu’il faut effectivement réduire – au détriment des émissions liées aux trajets du quotidien en voiture – qui sont plus émissifs globalement – montre qu’on ne s’intéresse pas assez aux infrastructures contraignant ces déplacements. Or il est très important que ces infrastructures de transport permettent par défaut des déplacements moins carbonés.

Même chose pour l’alimentation : le fait de consommer moins de viande et plus d’aliments d’origine végétale ne doit plus être une question de choix délibéré mais un fonctionnement du système « par design ». Et cela doit être rendu possible par des mécanismes de prix ou d’infrastructures qui rendent plus pratique le fait d’adopter des modes de vie écologiques.

Dans ces conditions, la liberté de se déplacer ou de manger n’est pas annulée mais redéfinie. Dire que la transition écologique menace les libertés est de mauvaise foi car la seule liberté que nous avons toujours connue est une liberté sous contrainte. Il ne faut pas confondre la liberté et l’anomie. On devrait considérer que conduire un énorme Hummer thermique ou ne pas porter de masque en pleine vague de Covid ne relève pas de la liberté mais de l’anomie.

Ainsi, la transition s’accompagne de gains en termes de libertés politiques fondamentales – notamment parce que la transition nécessite de discipliner le capital – mais les petites libertés individuelles, comme le fait de prendre l’avion ou la voiture, devront faire l’objet d’arbitrages nouveaux : ce type de voyage sera plus contraint mais il y aura en parallèle moins d’embouteillages…

Dans un texte récent, vous écrivez qu’il n’y a « pas nécessairement à choisir entre la réponse à des demandes de confort, de bien être, de sécurité, et des impératifs écologiques », en prenant l’exemple des pompes à chaleur qui peuvent répondre à ces deux nécessités. Mais ce raisonnement est-il généralisable au reste des activités humaines ? 

P. C. : Il n’est sûrement pas universalisable. Mais il est tenable sur le confort thermique avec la pompe à chaleur, ainsi que sur la mobilité et l’alimentation en repensant les infrastructures et les modèles de consommation sans perdre en liberté. En agissant sur ces trois domaines, on écrase une bonne partie du faux dilemme entre abondance et liberté. 

La question de la pompe à chaleur est moins anecdotique qu’elle pourrait paraître. Notre héritage historique nous a conduit à penser que la seule manière d’avoir un accès abondant à l’énergie est d’utiliser les énergies fossiles, car leur densité énergétique est hallucinante : avec 6 litres de pétrole, et à condition d’avoir un bon convertisseur, on déplace une tonne sur 100 kilomètres !

On a longtemps pensé que se priver de cet apport énergétique revenait à sacrifier l’essentiel des conquêtes modernes. Mais le rayonnement solaire disponible sur Terre dépasse de plusieurs ordres de grandeur les besoins énergétiques des humains. Le problème est de collecter cette énergie, et la pompe à chaleur, ainsi que les énergies renouvelables – qui sont certes plus contraignantes – y parviennent.

« Il faut redéployer des infrastructures techniques, mais aussi politiques et réglementaires, de nature à nous faire manger, bouger et travailler différemment, mais dans des conditions qui répondent toujours à l’idéal moderne de liberté »

Ces techniques nous obligent certes à mieux isoler nos bâtiments, à mieux entretenir nos infrastructures et à les faire fonctionner en réseau, mais elles ne sont pas synonymes de fin de l’abondance. Elles installent juste un autre rapport à l’énergie.

Vous parlez de « faux dilemme » entre abondance et confort, mais on dirait que le champ politique se structure sur cette opposition, entre une écologie « de droite » qui postule que la technologie permettra de ne rien changer, et une écologie technocritique qui a pour préalable de changer les comportements sans espérer un miracle technologique.

P. C. : Cette polarisation est regrettable. Je défends une position intermédiaire qui consiste à vouloir redéployer des infrastructures techniques, mais aussi politiques et réglementaires, de nature à nous faire manger, bouger et travailler différemment, mais dans des conditions qui répondent toujours à l’idéal moderne de liberté. L’idée n’est pas d’en venir à la pénurie ou la menace permanente ni, plus positivement, à la fin du travail ou à la décroissance.

Au niveau international, n’est-on pas confronté au même dilemme entre abondance et liberté, dans le sens où l’assise matérielle permise par les énergies fossiles permet aux nations d’assurer leur indépendance, voire leur survie géopolitique ?

P. C. : Oui. Pour l’expliquer il faut revenir à ce que les spécialistes des relations internationales appellent « dilemme de la sécurité » : pour qu’une entité politique souveraine protège son indépendance, elle développe son système défensif, son armée, son armement, mais plus elle développe sa défense, plus elle apparaît comme une menace aux yeux des autres nations, ce qui crée un effet d’escalade.

Pour contrecarrer cet effet, les nations ont développé des interdépendances sur le plan économique, notamment via les échanges d’énergies fossiles (CECA en Europe en 1951, marchés pétroliers mondiaux, etc) avec l’espoir que la complémentarité économique absorbe les risques engendrés par le dilemme sécuritaire. Mais la crise climatique nous montre que ce qui était conçu comme un outil de pacification par la production et le commerce devient un outil de destruction de la planète.

Pour sortir de ce dilemme de l’insécurité fossile, il est nécessaire de créer une nouvelle coopération effective – et pas seulement déclarative comme celle des COP – fondée non plus sur l’intensité énergétique fossile, mais sur autre chose. Quoi ? L’UE tente de son côté de réintégrer dans son circuit productif tous les secteurs économiques de la transition pour faire converger sécurité géopolitique et impératif écologique – ce que j’ai appelé « écologie de guerre ».

Le risque, en se découplant des économies américaine et chinoise, est d’arriver à la constitution de grands blocs économiques moins interdépendants, plus protectionnistes, et que la transition écologique aille de pair avec une intensification des conflits géoéconomiques.

Derrière le plan IRA de Joe Biden, il y a cette idée de mener une guerre économique face à la Chine. Il faut donc, là encore, envisager un compromis géopolitique entre les différents acteurs de l’ordre international, en fonction des capacités écologiques et productives de chacun, pour que la transition vers de nouveaux modèles économiques n’entraîne pas des rivalités trop importantes, allant jusqu’à la guerre. La diplomatie climatique, dans ce cadre, se fond dans la diplomatie tout court, de la même manière que les politiques climatiques nationales se fondent dans les politiques socio-économiques générales.

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