Le plus terrible c’est que l’ado que j’étais se serait jetée sur un tel programme, continuant tranquillement à se détester, à se violenter, à penser qu’elle ne mérite rien, à pathologiser son corps, à le penser comme une enveloppe de transition et un frein au bonheur. Il faut vraiment ne jamais avoir été gros·se pour ne pas voir la violence de ce qui se joue. Ou avoir très bien intériorisé cette violence.
Mais comme beaucoup de trucs pertinents ont déjà été dits sur tout ça, je vais juste saisir cette occasion pour parler de chirurgie bariatrique. La plupart des prises de parole de ces dernières semaines ont commencé en rappelant qu’elles n’étaient en rien contre ces opérations en soi, rassurant l’ordre établi de la non-volonté de trop le bousculer. J’imagine que c’est une approche qu’on peut soit penser sincèrement, ou trouver judicieuse – ne pas trop en demander. Pourtant, je ne suis absolument pas d’accord. Je suis même persuadée qu’il faut tout demander. Je suis persuadée que la radicalité de nos discours, en tant que militant·es, est primordiale pour tenter de faire naître et exister d’autres prismes. D’autres possibles. Alors je ne suis pas là pour faire consensus, au contraire, et je suis radicalement opposée à la chirurgie bariatrique.
Je ne condamnerai jamais les personnes qui se font opérer – je suis plutôt bien placée pour savoir que la grossophobie quotidienne épuise et que les opérations bariatriques sont l’espoir d’un peu de paix.
Entendez-moi bien, je ne condamnerai jamais les personnes qui se font opérer – je suis plutôt bien placée pour savoir que la grossophobie quotidienne épuise et que les opérations bariatriques sont l’espoir d’un peu de paix avec soi et les autres –, mais ça n’a presque jamais de sens, pour moi, qu’on propose d’amputer un organe fonctionnel pour que des gens arrêtent d’être gros. Ça n’a jamais de sens, pour moi, qu’on propose systématiquement une réponse aussi simpliste et risquée à un sujet aussi complexe, car la grosseur ne se résume absolument jamais à une quantité de nourriture avalée.
Si je dis « presque jamais » c’est parce que, quand il s’agit de pronostic vital engagé à court terme avec des comorbidités graves associées et sans autre issue – ce que n’est pas un IMC seulement très élevé –, je pense que la chirurgie peut-être une option. Mais il est important de réfléchir et d’avoir conscience de quelques faits.
En France, la Haute autorité de santé (HAS) est l’institution qui publie les recommandations sur qui peut être opéré en évaluant la balance bénéfices/risques. Et s’il commence à être communément admis que le monde médical, comme la société, est violent avec les gros·ses, il semble étonnant que tou·tes (militant·es compris·es) prennent pour argent comptant ces recommandations. La médecine pathologise nos corps sur la base de mesures critiquables (lisez sur l’invention de l’IMC, c’est passionnant), considère le moindre surpoids comme à surveiller et a fait de la grosseur une épidémie qu’il faut enrayer – ce sont leurs mots. Ces postulats initiaux sont l’évidence qu’on ne peut penser ensemble une médecine bienveillante avec les gros·ses.
Et je ne suis pas la seule à me questionner là-dessus. La société française de diabétologie ou la Fédération française de psychiatrie alertent à ce sujet en rappelant que si la chirurgie bariatrique est plus efficace que d’autres traitements pour certaines pathologies, il est simpliste de se satisfaire de cette réalité en omettant de prendre en compte le risque global, ou en négligeant l’impact psychique d’une telle procédure. L’inspection générale des affaires sociales, elle, dénonce des indications à la chirurgie bariatrique sans doute excessive ou mal posées. Et la revue indépendante Prescrire s’insurge contre le manque de professionnalisme de la Haute autorité de santé à l’occasion de la publication de nouvelles recommandations dangereuses pour les patient·es.
Mais de toute façon, dans les faits, en 2018, 29% des personnes opérées ne rentraient même pas dans les critères questionnables de la HAS. Parce qu’habitées par le rêve de voir leur gras disparaître, elles se refilent des astuces : les noms des médecins les moins regardants, les cliniques du Maghreb où se faire opérer pour seulement 15 kilos « en trop », et les trucs à répondre pour être pris·e en charge vite et se faire rembourser (ne pas parler de troubles du comportement alimentaire, dire qu’on a un gros appétit, promettre qu’on a essayé et tenu un régime durant des mois, jurer qu’on saura maintenir un suivi médical sur le long terme…).
Dans les faits, les chiffres sont violents. La mortalité liée à l’intervention est d’environ 1,4% ;
38% des patient·es sont en échec thérapeutique cinq ans après l’opération ; 15% sont de nouveau hospitalisé·es pour des complications chirurgicales (occlusions, hernies…) au cours des six années qui suivent l’intervention ; 19% pour des complications digestives non-chirurgicales (douleurs, reflux…) ; 5% pour complications nutritionnelles graves (carences notamment) et 13 à 35 % des personnes opérées voient leur diabète rechuter après une phase de rémission.
L’intensité de la perte de poids n’est pas du tout systématiquement corrélée à l’amélioration de la qualité de vie. Ce changement radical a des conséquences psychologiques sous-estimées.
Dans les faits, l’intensité de la perte de poids n’est pas du tout systématiquement corrélée à l’amélioration de la qualité de vie. Ce changement radical a des conséquences psychologiques sous-estimées. Au-delà de 8 ans après l’opération, les troubles du comportement alimentaires et les dépressions sont très fréquentes (et plus importantes si déjà présentes). Le risque de séparation dans les couples est accru et la déception engendrée par la reprise de poids semble représenter un facteur de risques encore supplémentaire : la probabilité d’une dépendance à l’alcool est trois fois supérieure à la population générale, le taux de suicide est quatre fois plus élevé, et 5% des patient·es opéré·es sont hospitalisé·es en psychiatrie.
Dans les faits, alors qu’il y a autant de gros* que de grosses* (environ 17% de la population), 84,6% des personnes opérées sont des femmes* – binarité des analyses, je sais. Elles sont aussi opérées plus jeunes. Curieux hasard quand on sait à quel point les injonctions sur leur corps sont omniprésentes.
Dans les faits, la plupart des patient·es sont mal renseignées avant l’opération et abandonnées ensuite. 12% ne sont même plus suivi·es un an après leur chirurgie et la Haute autorité de santé qualifie de mauvais le suivi de 38 % des patient·es dès les cinq premières années après l’opération (les patient·es n’ont vu qu’une fois, voire jamais, un·e médecin généraliste, n’a pas consulté de chirurgien·e ou d’endocrinologue et n’a pas fait de bilan sanguin dans l’année).
Dans les faits, et malgré tout ce qu’on vient de lister, il y a des soignant·es qui promeuvent et proposent à tout va ces opérations comme la seule issue miraculeuse. Parfois sans nous connaître depuis plus de 10 minutes. Parfois alors qu’iels sont notre dermatologue ou notre dentiste.
Dans les faits, ce qui est évident pour les médecins mais qu’on ne dit jamais assez clairement aux patient·es, c’est que cette notion de « bénéfices/risques », veut littéralement dire : à quel moment ça peut valoir le coup de prendre le risque de mourir pour faire cette opération ? Ni plus, ni moins.
Et si je trouve étrange de prendre le risque de mourir tout de suite pour éviter de peut-être mourir un jour, j’ai surtout l’intime conviction que, dans une société qui ne ferait pas croire aux gros·ses qu’iels ne valent rien, beaucoup moins seraient prêt·es à mettre leur vie et leur santé mentale en danger pour un corps mince.
Parce que, j’en suis sûre, il n’est presque pas question de santé dans tout ça : aujourd’hui la lucrative chirurgie bariatrique est une chirurgie esthétique qui capitalise sur la violence que vivent les gros·ses et leur espoir d’une vie plus douce. Et encouragée par un monde qui nous déteste, elle ne raconte qu’une chose : les gros·ses on les préfère mort·es que gros·ses.
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