Il n’est pas encore 9 heures que la Place Saint-Pierre de la petite ville de Bar-le-Duc, dans la Meuse, est déjà remplie de manifestants aux tenues pailletées et colorées. Devant le Palais de Justice, certains fredonnent et d’autres s’activent : depuis le 1er juin, la place est occupée en soutien aux sept militants mis en cause pour leur opposition au projet de stockage de déchets nucléaires à Bure. Trois femmes et quatre hommes comparaissent durant trois jours devant le tribunal correctionnel pour violences, détention de substances explosives et association de malfaiteurs.
Depuis trente ans, l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) envisage d’enfouir à 500 mètres sous terre des déchets hautement radioactifs (99,8 % de radioactivité) sur 270 kilomètres de galeries. La décision d’implanter le site sur l’un des territoires les moins peuplés de France n’est sans doute pas anodine. Mais depuis la confirmation du projet Cigéo – c’est son nom -, associations, militants et riverains organisent régulièrement des actions de protestation. Certains ont même occupé de manière permanente le site en 2016 avant d’en être expulsés par les forces de l’ordre. Les faits reprochés aux sept personnes mises en cause concernent une manifestation datant de 2017.
« Il ne s’agit ni d’une salle de spectacle ni d’une démonstration politique. Le politique ne doit pas entrer dans la salle. Je n’hésiterai pas à virer des gens qui perturbent le débat » : dès l’ouverture de l’audience, le président du tribunal de grande instance donne le ton. La cour ne veut que pas que le procès se transforme en tribune, et entend le faire savoir.
Le président rappelle les faits, raconte avec de nombreux détails les blessures des forces de l’ordre, les jets de projectiles par les militants, mais balaie par un simple « blessé au pied » le cas de l’un des opposants au projet, au pied en réalité déchiqueté à cause d’une grenade assourdissante en 2017. « C’est un euphémisme ! », tempête Maître Raphaël Kempf, l’un des avocats de la défense. « L’accusation et le comportement de la justice dans ce dossier depuis plusieurs années est un comportement politique puisqu’il vise à criminaliser des actions politiques opposées au nucléaire », explique l’avocat à l’extérieur du tribunal.
Pour Christian, un militant engagé depuis des années contre le projet Cigeo, « le nucléaire est un sujet très politique. Il s’est imposé sans que la population ne soit consultée ». Une ligne partagée par les prévenus, qui sont descendus manifester l’après-midi avec leurs avocats dans les rues ensoleillées de Bar-le-Duc, à la faveur d’une suspension de séance.
« Pendant une perquisition à la maison de la Résistance [un espace où se réunissent les militants contre le projet, NDLR], un gendarme m’a dit “Vous savez en France on n’a pas le droit de lutter contre le nucléaire. S’attaquer au nucléaire, c’est s’attaquer à l’Etat“ », témoigne l’un d’eux. « L’organisation qui pratique la détention d’explosifs à une échelle inimaginable, c’est l’État », accuse une autre militante inquiétée. « La question que je vous pose aujourd’hui, à travers notre procès pour association de malfaiteurs, est la suivante : serez-vous les acteurs de l’instauration de dispositifs judiciaires pour surveiller les délits d’intention ? », questionne un dernier.
« La surveillance généralisée est une constante des luttes antinucléaires. Mais ici, elle est d’une ampleur exceptionnelle. »
« L’accusation d’association de malfaiteurs a permis aux enquêteurs et au procureur de la République d’avoir des moyens d’investigation extrêmement importants », dénonce l’avocate Alice Becker. Au prétexte des besoins de l’enquête, des milliers d’heures d’écoute ont été enregistrées, les interdictions de territoire dans le département se sont multipliées, et les habitants sont régulièrement confrontés à de nombreux contrôles de gendarmerie.
Deux jours avant le début du procès, un des prévenus a été arrêté pendant une heure pour un contrôle d’identité alors qu’il partait préparer sa défense. « Les modalités de leur contrôle judiciaire leur ont empêché pendant des années d’exercer leur liberté de réunion et d’expression de leurs idées. Tout était prétexte à des contrôles ou à des poursuites. Il est devenu très difficile de s’opposer à ce projet sur ce territoire », explique l’avocat Matteo Bonaglia.
Les sept militants jugés ne sont pas les seuls à avoir été contrôlés à maintes reprises. « Ça m’est arrivé d’être contrôlé plusieurs fois, et ils demandent tout, la totale ! », raconte Jean-Pierre, membre du CEDRA (Collectif contre l’Enfouissement des Déchets Radioactifs), devant les différents stands éphémères de la place Saint-Pierre. « Je suis allé un jour à la maison de la Résistance, à Bure. Les gendarmes ont téléphoné là-bas pour demander mon numéro et obtenir des infos sur moi. »
« Quand on vit dans le secteur de Bure, on est sûr de tomber sur des contrôles d’identité assez fréquents », regrette Christian, qui hausse la voix pour couvrir la musique de la manifestation qui s’apprête à partir. Selon Charlotte Mijeon, militante de l’association Sortir du nucléaire, « la surveillance généralisée est une constante dans les luttes antinucléaires. Mais ici, elle est d’une ampleur exceptionnelle ».
Les interdictions de territoire et de réunion entravent l’efficacité des luttes et l’organisation des collectifs. « Il faut tout calculer. Pour faire des réunions, il faut qu’un tel vienne plus tôt pour ne pas croiser un tel. Ça a un impact lourd sur les gens, relate Charlotte Mijeon. Le but, c’est de discréditer les opposants, de les traiter comme des terroristes, de casser les personnes ». Dans le cortège, l’avocat Matteo Bonaglia explique regretter que ses clients soient perçus comme des criminels : « Ils ne font pas leurs actions en espérant que des dégradations soient commises. C’est déplorable de leur reprocher ça et d’occulter l’objet essentiel de ces revendications : il y a là un projet d’enfouissement des déchets nucléaires qui interroge en termes d’éthique et de dangers sanitaires ».
Crédits photo de Une : Lisa Noyal – Le Média.