“Le problème numéro 1, déjà, c’est que tout le monde est masqué. Et avec lui, les photos ne sont absolument pas ressemblantes”, raconte-t-elle au HuffPost. “Et puis quand il retire son masque, je ne le reconnais pas non plus.” La spécialiste de l’aquarelle, connue de tous dans l’univers de la justice française après quatre décennies à arpenter les tribunaux du pays, décrit encore un homme “qui peut rester immobile pendant des heures, le dos droit”. Et qui lui donne donc du fil à retordre. “J’attends avec impatience qu’il soit vraiment interrogé. Mais je fais confiance à mon pinceau: un jour ça va faire ‘bing’ et j’aurai trouvé.”
L’Humanité du président Périès
Mais si celui qui sera interrogé pour la première fois sur le fond de l’affaire ce mercredi 9 février reste “un mystère, même à dessiner”, Noëlle Herrenschmidt garde de nombreux souvenirs des cinq premiers mois de ce procès historique. Notamment le président Jean-Louis Périès. Un homme “parfaitement à sa place, très humain”, qui essaie d’entretenir une atmosphère “bienveillante” en dépit des récits d’horreur et de la douleur des victimes. Un homme “qui fait ce qu’il peut pour gérer jusqu’au bout un procès aussi énorme”, bien aidé en cela par ses deux assesseures, “deux femmes, un jeune et une plus âgée”.
Des acteurs qui font partie de ce que la dessinatrice ne peut s’empêcher d’assimiler à une représentation de théâtre. “Vous avez une unité de lieu avec ce huis-clos, de l’action puisque l’on va parler pendant des mois, des personnages qui ont chacun leur place (la cour, les avocats de chaque bord, les victimes, les accusés…), le public, et nous qui sommes spectateurs et qui allons rendre compte. Et personne ne sait comment tout cela va se terminer!”
Au point qu’elle choisit, comme à chaque procès, de “se laisser porter totalement par les événements”, permettant à son pinceau de vivre. “Je ne me documente jamais. J’aime apprendre au fur et à mesure. Car dans un procès, on déshabille la personne qui se trouve devant vous, on la met à nu”, décrit Noëlle Herrenschmidt. Elle décide donc de laisser l’émotion parler. “Quand c’est épouvantable, quand c’est terrible, mon dessin doit l’exprimer. Des dessinateurs disent qu’ils n’en peuvent plus, moi j’en peux toujours.”
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La salle des pas perdus
Elle insiste sur cette démarche journalistique avec ses dessins qui constitueront au final un livre retraçant cet événement hors du commun. “Ce que je fais, c’est du reportage, pas du dessin d’atelier.” Raison pour laquelle l’artistique ne prime jamais dans la démarche de Noëlle Herrenschmidt. “Il m’est arrivé quand je découvrais ce métier de sortir mon bloc de dessin A3 et de commencer à faire toute la salle, avec les détails. Et un jour, une femme en noir, une magistrate, est entrée et s’est mise à parler de manière subjuguante. J’ai tout laissé en “crayonné”, et j’ai juste mis cette femme en couleur devant. Car c’est l’instant qui prime.”
Ce qui se retrouve dans son dessin de l’immense salle des pas perdus du palais de justice de Paris, sur l’île de la Cité, transformée en salle d’audience pour le procès du 13-Novembre. Un lieu dont la vision, en avant-première durant l’été, a laissé la dessinatrice avec “un choc énorme”. Une trentaine d’années après y avoir fait ses premières armes, notamment avec ses célèbres Carnets du palais, c’est ici qu’elle a décidé de boucler sa carrière. “C’est un lieu que j’ai retrouvé totalement transformé, qui fait le lien entre le passé et aujourd’hui. Je me suis dit qu’il fallait dessiner ce procès et terminer mon parcours où je l’avais commencé.”
Noëlle Herrenschmidt
C’est là qu’elle rencontrera le célèbre magistrat Pierre Truche, procureur lors de ce procès. Il apprend à cette “débutante” qui n’a pas fait d’études pourquoi la cour est à telle place, le rôle de chacun des personnages de ce théâtre du réel, ce qui est attendu de l’accusé. Le point de départ d’une grande carrière, et un moment dont elle garde un souvenir, “celui de ces femmes qui venaient en dimanche à la barre, habillées aussi bien qu’elles le pouvaient parce qu’elles avaient attendu ce jour pendant des années”.
Le témoignage nécessaire d’une douleur
Un aspect que Noëlle Herrenschmidt retrouve au procès du 13-Novembre. “Il y a eu cette femme extraordinaire qui est arrivée à la barre avec son visage complètement défiguré, avec un haut blanc et une jupe noire. On a senti qu’elle avait tant attendu ce moment-là.” Car si les jeunes gens n’ont pas eu à attendre des décennies pour pouvoir témoigner, eux aussi “le ciel leur est tombé sur la tête”. Et pour eux, “apparemment on n’était pas en guerre”. Ce qui fait de leurs témoignages un “moment décisif”.
“J’ai pris contact avec beaucoup de victimes”, raconte à ce propos Noëlle Herrenschmidt, “notamment des gens qui hésitaient à témoigner”. Et d’un récit à l’autre, la dessinatrice à senti monter le désir de partager la douleur. “Une jeune femme m’a dit qu’elle allant témoigner, elle avait enfin pu dire à sa famille ce qu’elle n’avait jamais osé lui raconter”, rapporte-t-elle. “Et cette jeune femme avec le visage défiguré, elle l’a ressorti avec énormément d’élégance, tout ce qu’elle a vécu. C’était tellement utile pour elle de le sortir de ses entrailles, de le crier haut et fort.” Une autre femme l’a beaucoup marquée: “C’était une mère d’une soixantaine d’années, qui témoignait devant la photo de ses jumelles rayonnantes de 25 ans. Elle était défaite, et toute mère comme moi était effondrée. Tout le monde était au bord des larmes, mais pour rien au monde je n’abandonnerais ce que je fais tant il est évident qu’il faut en témoigner.”
Une nécessité absolue de partager l’émotion et l’intensité du moment avec le public qui se retrouve dans le troisième dessin que nous a transmis Noëlle Herrenschmidt. “Dans la salle d’audience, il y a deux statues de femmes qui datent de 1823. L’une représente la France, et l’autre la fidélité”, décrit-elle. “La présence de ces femmes est inouïe pour humaniser ce lieu: on est aujourd’hui dans un lieu d’hier, et la proximité est formidable.” Ce qui se retrouve donc dans l’aquarelle ci-dessous: “J’ai fait ce dessin de la Fidélité qui écoute une victime habillée en noir, avec en-dessous toutes ces victimes qui écoutent avec leur ruban rouge ou vert (qui désigne à la presse ceux qui souhaitent ou non s’exprimer). La symbolique est très forte: c’est l’existence évidente de ce procès.”
Noëlle Herrenschmidt
“Je suis sidérée par l’Humanité que j’ai en face de moi”
Une vision qui justifie le choix de l’aquarelle pour ses dessins, “une matière liquide, qui suit le mouvement de la pensée et du corps”. Et qui fait de notre dessinatrice un personnage à part dans le paysage judiciaire, elle qui utilise son petit sèche-cheveux discrètement pendant les interruptions pour figer ses couleurs. Toujours habillée avec des vêtements sombres, essayant constamment de ne pas “s’étaler”, elle fait très attention à être “présente et transparente”, avançant que “la place des dessinateurs, c’est de ne pas exister à l’image”. Mais de transmettre sur une réalité que beaucoup ignorent.
“Tout le monde devrait aller à un procès, c’est une expérience vitale”, insiste-t-elle. “J’ai appris en dessinant la prison pendant des années que tout le monde peut tomber, et que dans la vie, il n’y a pas nous d’un côté et les mauvais de l’autre”, raconte Noëlle Herrenschmidt, se souvenant d’un vieux dessinateur fondant en larmes durant le verdict de l’un de ses premiers procès d’assises: “Je lui ai demandé ce qui lui arrivait, et il m’a répondu que ça aurait pu être lui.”
Comme au procès du 13-Novembre, dont elle retient ”évidemment” le récit des victimes. Récit auquel viendront d’ailleurs s’ajouter en mars 80 témoignages de victimes qui n’avaient pas prévu de parler et qui ont été poussées par ce qu’elles ont vécu depuis l’ouverture du procès. Un événement hors normes, y compris pour cette habituée des tribunaux. “Je suis toujours l’éblouie de service, et là, je suis sidérée par l’Humanité que j’ai en face de moi, fascinée par l’être humain.” Elle conclut: “En ce moment, c’est énorme ce que l’on entend. Les paroles de ceux qui souffrent, de ceux qui ont fait souffrir, de ceux qui pensent qu’ils n’ont rien fait. Et ça, c’est un procès.”
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