On avait déjà l’habitude de passer beaucoup de temps ensemble. Les soirs où les enfants n’étaient pas là, on sortait dîner, on allait à des concerts qui commençaient bien trop tard pour moi, on se passait des coups de fil à trois heures du matin, après des rencarts médiocres, quand le chagrin que nous inspiraient nos vies en lambeaux était trop lourd à supporter. Après son emménagement, nous avons entretenu des rapports amicaux paisibles. Nous cuisinions, regardions la télé, parlions de nos collègues et employés. Quand la souris de mon fils s’est échappée de sa cage, nous nous sommes serrées sous le lit pendant que mes enfants nous hurlaient où chercher depuis la porte de la chambre.
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J’allais régulièrement à des rencards, si on peut appeler ça comme ça. La plupart du temps, je sabotais toutes mes chances de relation. J’étais nostalgique de l’époque où on pouvait rencontrer quelqu’un dans une librairie, en faisant la queue avant un concert ou en attrapant la même pomme au supermarché. Envoyer des textos à des inconnues sur des applis de rencontre était marrant et excitant, mais, jusqu’à ce que nos genoux se touchent sous la table, je n’étais pas sûre de ce que cela m’inspirait.
Avec la fille de la pâtisserie, j’ai vraiment cru avoir trouvé l’âme sœur. Avec l’anesthésiste pour chiens, aussi. Avant de les rencontrer, tout était possible. Il est arrivé que je ressente de l’attirance pour l’une d’elles, que je m’emballe, mais que ce ne soit pas réciproque. Alors, j’ai tout fait pour devenir une personne qui ne se laissait pas influencer par ses sentiments, étant donné qu’à 19 ans j’étais tombée amoureuse et m’étais lancée corps et âme dans un mariage qui s’était mal terminé. Je voulais dépasser la notion même d’amour, mettre mes sentiments en sourdine et réfléchir davantage. J’ai expliqué à ma thérapeute que j’essayais de me transformer en robot. Elle n’a pas approuvé, mais j’ai malgré tout continué à essayer.
Pendant ce temps, Stace réparait nos fenêtres, nos vélos, le lavabo de la salle de bains; elle a construit une cheminée en partant de zéro, accroché des étagères, remplacé la cuvette des toilettes, le pommeau de douche, un robinet; elle a repeint la maison, planté trois arbustes. Chaque fois qu’elle me surprenait en train de prendre une photo d’elle à la tâche, elle rigolait; et je le faisais souvent, parce que j’adorais la regarder travailler, la manière qu’elle avait de se tordre les lèvres en pleine concentration, de me regarder, ravie de me voir accroupie, à un mètre d’elle, appareil photo à la main.
“Tu trouves ça drôle, peut-être?” me disait-elle.
Avec elle, j’avais l’impression qu’on prenait soin de moi.
Un soir, dans la salle de bains, avant mon rendez-vous avec l’anesthésiste pour chiens, j’ai demandé à Stace d’attacher mon collier, comme elle l’avait déjà fait des dizaines de fois. Mais quand sa main a effleuré ma nuque, j’ai éprouvé une sensation étrange, intense, qui m’a fait rougir.
«J’ai tout fait pour devenir une personne qui ne se laissait pas influencer par ses sentiments, étant donné qu’à 19 ans j’étais tombée amoureuse et m’étais lancée corps et âme dans un mariage qui s’était mal terminé. Je voulais dépasser la notion même d’amour, mettre mes sentiments en sourdine et réfléchir davantage. J’ai expliqué à ma thérapeute que j’essayais de me transformer en robot. Elle n’a pas approuvé, mais j’ai malgré tout continué à essayer.»
J’ai croisé son regard dans le miroir. Comme je la connaissais par cœur, je voyais bien ce qu’elle pensait, qu’elle ne voulait pas que j’aille à mon rendez-vous, qu’elle voulait que je reste à la maison, avec elle.
“Je suis en retard”, ai-je dit en attrapant mon manteau.
En chemin, j’ai essayé d’ignorer cette sensation en me montrant rationnelle. Sortir avec quelqu’un qui vivait sous son toit, c’était trop pratique, trop facile. Sortir avec une amie, c’était cliché. Ca deviendrait trop sérieux, trop vite. Mes enfants n’avaient pas besoin de ça. Ca briserait notre amitié.
Ce soir-là, quand je suis rentrée, on s’est lovées sur le canapé pour que je lui raconte mon rencard autour d’un verre de whisky et de bretzels. C’est là qu’elle m’a dit:
“Ne cherche plus. Sors avec moi.”
“C’est trop risqué”, ai-je répondu. “J’ai besoin de toi.”
“Je serai toujours là.”
“Les gens croient qu’ils veulent être avec moi, mais ils se trompent.”
“On est toujours ensemble”, a-t-elle insisté. “Je te connais bien depuis le temps.”
“Mon ex m’a connue pendant vingt ans, et je l’ai déçu.”
“Ce n’est pas pareil. On serait bien ensemble.”
Je ne voulais pas avoir cette conversation. Elle a essayé de me rappeler qu’on s’était promis de toujours être honnêtes l’une envers l’autre, mais cela faisait deux ans que je m’évertuais à me protéger. J’avais envie de lui sortir une méchanceté, du genre: “Et tu vivras où, quand on se quittera?” Mais je savais que je cherchais juste un moyen de la repousser. Alors, je me suis contentée de dire:
“Je suis fatiguée. Il faut que j’aille me coucher.”
Malgré tout, je n’arrêtais pas d’y penser. J’ai passé l’été à me préserver en gardant le secret. J’avais besoin de me raccrocher à quelque chose, de chérir cette idée, sans avoir à demander la permission à quiconque. Besoin de temps pour y réfléchir, et savourer ce moment. J’avais besoin d’intimité, chose dont je n’avais jamais joui. Je me suis permis de mentir, d’escamoter la vérité, de brouiller les pistes. Je me suis laissé la chance de grandir en faisant un choix qui ne concernait que moi et mes besoins, sans rien devoir à personne. Je n’en ai même pas parlé à Stace, qui était pourtant la première concernée.
Au lieu d’en discuter, on s’est assise côte à côte quand elle a postulé au boulot de ses rêves, on a fini d’accrocher une balançoire dans la cour, elle m’a fait de la soupe quand je suis tombée malade, et je lui ai rendu la pareille la semaine suivante quand ça a été son tour. Je suis restée à son chevet, à regarder avec elle de vieux épisodes de Friday Night Lights.
Deux mois plus tard, après une semaine particulièrement éprouvante, elle a insisté pour qu’on prenne une journée de congé et qu’on parte en balade. Elle était submergée de travail, mais elle m’a dit que j’avais besoin d’un break et qu’elle serait intraitable. Elle a rempli la voiture de café, de fruits et de sachets de popcorn que je mets habituellement dans le goûter des enfants. Puis elle m’a emmenée voir le Bridge of Flowers, un jardin magique, sur un pont, suspendu au-dessus d’une rivière.
Des roses, des lisianthus, des rudbeckies hérissées… Le cadre était si beau, si romantique, que j’ai baissé la garde un instant, laissant ma joie éclater. Stace était au milieu du pont, au milieu de nulle part, pour la simple raison qu’elle savait que cela me rendrait heureuse. Je me sentais bien.
“On peut essayer. J’ai envie d’essayer.”
Le soir de notre premier rendez-vous, elle a sonné à la porte de la maison qu’on partageait, un bouquet de fleurs à la main. J’avais des papillons dans le ventre en l’attendant sur notre canapé, dans notre salon.
Ce n’était pas la première fois qu’on se touchait mais, ce soir-là, quand elle m’a regardée en me demandant si elle pouvait m’embrasser, je tremblais.
Je me sentais vraiment bien avec elle, mais nous avons décidé de prendre notre temps et de cacher notre histoire, pour la protéger du monde extérieur. C’était plus une volonté de ma part que de la sienne, mais comme je suis du genre à réfléchir à voix haute, c’est moi qui ai eu le plus de mal à ne pas en parler à nos proches.
“Allez”, m’a-t-elle dit en rigolant. “Dis-leur si tu veux.”
Je me suis donc confiée à ma sœur, mes parents et ma meilleure amie, leur demandant dans un murmure: “Vous pensez que c’est une bonne idée? Réaliste? Est-ce que j’ai l’air heureuse?”
“C’est ça, l’amour dont vous me parlez depuis toujours?”
Je devais m’assurer que ce que je percevais était réel.
Mais personne n’a rejeté cette idée.
Ma sœur m’a dit: “Vous faites un très beau couple.”
Malgré tout, j’étais toujours trop nerveuse pour en parler aux autres. Notre amour semblait impalpable, éthéré, irrépressible. Ce bonheur nébuleux était plein de possibles et pourtant divinement irréel. Pendant des mois, j’ai insisté pour qu’on ne dise rien, pour que cette relation ne soit qu’à nous. J’étais enfin de nouveau prête à éprouver des sentiments, et je ne voulais pas les partager avec quelqu’un d’autre que Stace.
Quand la pandémie a éclaté et que nous nous sommes tous enfermés chez nous, j’ai eu l’excuse parfaite pour ne pas ébruiter davantage notre histoire. On pouvait la préserver. J’aimais que notre relation soit secrète, car la protéger me donnait l’impression qu’elle était plus belle que tout ce que j’avais vécu jusque-là.
Mais on finit par se lasser des secrets. Et, comme la pandémie sévissait depuis huit mois, sans qu’on en voie le bout, je n’ai plus trouvé réconfortant d’aimer quelqu’un sans que les autres puissent en témoigner. Ce sont les témoins qui créent la vérité. Ou, plutôt, les témoins créent la preuve, qui crée le fait, et on dit que c’est ce qui se rapproche le plus de la vérité. Notre relation avait beau être très réelle à nos yeux, elle n’avait plus rien d’un doux secret: sans témoins, en un sens, elle n’était pas vraiment réelle.
J’avais envie de raconter aux personnes qui n’appartenaient pas à mon cercle d’intimes que Stace accrochait mes étagères, qu’elle m’achetait trois bouquets de fleurs quand un seul aurait suffi, qu’elle avait sonné à la porte de notre maison parce qu’elle était prête à prendre un risque pour moi.
Je voulais que les gens voient que j’étais courageuse, que j’essayais à nouveau, et que mon cœur était empli d’amour.
Au bout du compte, comme on ne pouvait pas en parler lors d’un barbecue en famille ni en rencontrant quelqu’un par hasard au supermarché, on a décidé qu’il fallait qu’on appelle nos amis pour le leur dire. C’était bizarre, car on devait annoncer de façon délibérée ce qui aurait dû arriver naturellement dans la conversation. On avait l’impression d’appeler les gens pour leur annoncer une grande nouvelle, alors qu’en réalité, ça n’avait rien d’exceptionnel. Mais on a contacté toutes nos connaissances, une à une, en rougissant comme des ados. Et personne n’a été surpris; c’était si prévisible que j’en étais morte de honte.
Mais tous se sont aussi montrés unanimes: “C’est logique. Vous vous rendez si heureuses, toutes les deux.”
Je redoutais vraiment de briser notre amitié, mais je savais que je ne me pardonnerais jamais de laisser la peur m’empêcher d’être vraiment heureuse. Ma mère m’a toujours dit qu’elle avait épousé mon père parce que c’était la première personne à l’avoir aimée pour elle-même. Jusqu’alors, je n’avais jamais compris ce qu’elle voulait dire. À présent, je ne vois plus le danger potentiel, mais le réconfort que cela m’apporte. Voir une autre personne vous regarder avec des étoiles plein les yeux apporte un sentiment de sécurité; tout comme savoir qu’une grande partie de la joie qu’on ressent est due au fait que cette personne nous connaît vraiment et nous aime tellement qu’elle ne voudrait qu’on change pour rien au monde.
Ce blog, publié sur le HuffPost américain, a été traduit par Laure Motet pour Fast ForWord.