« Le drag c’est un moyen d’expression, c’est un moment sur scène où t’as le droit de te transformer et faire passer le message que tu souhaites au reste du monde. » De toutes les définitions possibles, celle qui tape dans le mille vient de King Baxter (32 ans). Une définition simple et efficace, d’une discipline en évolution.

N’importe qui peut décider de faire du drag, il n’y a aucune limite ni aucun parcours de vie prédéfini pour ça. Mais loin du faste et des paillettes des shows télévisés à la Ru Paul, le drag est encore et surtout une discipline à la marge, faite de galères et de débrouille. Aussi, les infos manquent peut-être. Et c’est (probablement) ce qui vous bloque si vous hésitez encore à vous lancer.

Sur base d’expériences de membres de la scène bruxelloise, on vous lâche un petit guide qui contient des éléments à prendre en compte si vous comptez sauter le pas dans le monde du drag (et que vous comptez y survivre). 

Ne misez pas tout sur le drag

Premier facteur à prendre en compte : l’oseille. Et première évidence : il est très difficile (voire presque impossible) de vivre seulement du drag. Et encore moins sans transition. Désolé. « Tu commences pas tant que t’as pas d’argent à investir », prévient King Baxter. « Vu les investissements, il faut toujours du temps pour amortir les coûts initiaux », abonde Enby Valent (28 ans), marionnettiste de profession.

Tou·tes les drags sollicité·es pour cet article ont exercé un autre métier auparavant ; beaucoup dans des sphères artistiques ou musicales, ça aide pas mal. Et la plupart ont encore un autre métier à côté, par nécessité économique. En cause, un combo qui s’avère très vite fatal : la faible rémunération des shows combinée à des coûts fixes importants nécessaires pour performer (et non remboursés ou comptabilisés dans la rémunération). « C’est tout le travail en amont qui n’est pas payé, ça va du maquillage aux costumes », résume Enby. En ce moment, si Enby réussit à dédier la majeure partie de son temps au drag c’est grâce aux aides du CPAS, dans l’attente d’un éventuel statut d’artiste qui viendrait sécuriser leurs activités.

Ernesto Coyote (33 ans) est costumier, il a quitté sa France natale pour les scènes bruxelloises il y a quelques années. Pour lui en revanche, ne pas vivre du drag est un choix : « Je pourrais pas en faire mon job. C’est tellement dans les tripes qu’en faire un vrai travail ferait perdre ce caractère exceptionnel. Je m’en fous d’être rémunéré pour le drag, je fais pas ça pour ça. »

Pour les personnes qui décident d’en faire leur métier et donc leur source de revenu principal, il faut avant tout accepter que la vie sera précaire. « Si tu veux être drag à plein temps, c’est sûr que tu vas être pauvre », affirme Blanket La Goulue (31 ans), qui est pourtant l’un·e des drags les plus en vu·es à Bruxelles en ce moment. Blanket, originaire de Tournai et ancien·ne chef·fe de restaurant, est d’ailleurs l’une des rares personnes à avoir pu faire le choix de se dédier exclusivement au drag, mais pas sans conséquences. Sa situation s’apparente davantage à celle d’une « survie économique ». Blanket rapporte que le tarif officiel pour une performance est généralement de 150 euros brut, ce qui est dérisoire. En plus, contrairement à d’autres disciplines, il est peu probable que ce cachet évolue significativement. Or, il est important de préciser qu’il est très difficile, voire impossible, de performer tous les soirs ; la rémunération qui vous attend représente donc un très faible salaire si on reporte ça à la fin du mois. « Ça fait même pas un SMIC », ajoute King Baxter.

Trouvez un lieu pour vous entraîner

Toute discipline, tout art, ça s’apprend. On peut se débrouiller par soi-même, mais difficile d’arriver à quelque chose sans être introduit·e aux principes de base. Le problème c’est que ç’a longtemps été difficile dans le drag, contre-culture oblige, de trouver quelqu’un avec qui se faire la main ou un lieu qui le permet. Le drag est une culture où être autodidacte n’est pas tellement un choix mais une obligation, manque criant d’alternatives. Mais rassurez-vous, les choses changent, timidement mais un peu quand même (promis, cet article n’est pas destiné à vous faire flipper).

Alors qu’il y a encore quelques années on ne trouvait quasiment pas de cours ou d’ateliers qui s’y dédiaient, l’explosion récente de la discipline a vu naître quelques initiatives locales. Le drag est multidisciplinaire, et il faut être capable de faire un peu de tout avec ce qu’on a. Vous devrez apprendre à danser, chanter, faire du théâtre. Au début, il vaut mieux trouver un lieu où apprendre les bases et/ou un collectif avec qui le faire. 

Dans ce sens, certains cabarets proposent ponctuellement des ateliers d’initiation, souvent dans le cadre de festivals. Ce fut par exemple le cas pendant l’été 2021 avec le cabaret Mademoiselle qui donnait des workshops de burlesque et de make up en partenariat avec le Pride Festival. Il faut donc être aux aguets pour profiter de ces initiatives quand elles ont lieu. Facebook sert peut-être encore à quelque chose finalement. 

« J’ai l’impression que la scène bouge, mais surtout parce que ça vient de nous-même, qui créons de nouvelles choses »

Pour beaucoup, c’est le squat, à considérer à la fois comme un espace physique et culturel, qui reste la porte d’entrée dans ce milieu marqué par son aspect alternatif. C’est notamment le cas d’Enby, qui a commencé à s’entraîner puis à faire des shows en rencontrant des collectifs et des personnes trans en squat. Avec Blanket, iels ont notamment créé le Not Allowed / Glitters Time, un collectif de drag qui performait durant le Covid, principalement en squat. Selon Ernesto, le manque de lieux et le caractère alternatif de leur art fait qu’il existe, au sein de la communauté King, une réelle tradition pour performer dans le cadre privé, « pour faire comme à la maison ». 

Avoir un lieu, c’est essentiel, il faut parfois louer des salles pour pouvoir s’entraîner collectivement et y  faire des chorégraphies en groupe. « Il y a les entraînements dans des écoles de pole dance », rapporte Enby, comme ç’a été le cas pour B.A.D shows et le collectif Drag King. Et c’est justement pour offrir cet espace que Blanket a récemment commencé à donner des cours à la Brussels Art and Pole : « Le but c’est de faire découvrir le drag aux gens, mais aussi en accompagner d’autres qui sont déjà dedans et qui souhaitent perfectionner leur personnage. » Pour insister sur l’importance de la diversité au sein de la discipline, Blanket tient à faire intervenir des guests en guise de profs dans plusieurs matières différentes : cours de perf’, maquillage, danse, pole, acting, heels, hairography etc. L’objectif est de donner l’enseignement le plus large et complet possible, pour que les apprenti·es repartent avec toute la palette d’outils nécessaires pour faire du drag

Niveau matos, misez sur le Système D

Louer une salle, ça coûte (aussi) de l’argent – celui maigrement gagné lors d’une performance par exemple. Donc, on en revient à la question des thunes. En fait, plusieurs combines existent pour éviter de trop se ruiner et faire des économies à droite et à gauche. La récup’ et la solidarité ont une belle place dans le milieu pour amoindrir les coûts : « Mon premier kilt et mes premières cuissardes, c’est des cadeaux. C’est des choses que tu gardes. Et ma première couronne, je l’ai offerte à Blanket », confie King Baxter. « On fait ça pour l’amour de l’art, on n’a pas le matos mais nous, c’est tout en mode Système D, y’a quelque chose de beau là-dedans », enchérit Mama Tituba (33 ans), originaire de Bourgogne et graphiste de profession, tombé dans le drag suite aux Pink Screens organisés par le Cinéma Nova.

Les fripes, les brocantes, et la garde-robe de vos parents seront vos lieux de prédilection concernant vos ressources matérielles. À ça, vous devrez mêler beaucoup d’ingéniosité. Si, comme King, vous avez une « sainte horreur » de la machine, il est par exemple temps d’apprendre à coudre à la main – une technique lui permettant de pouvoir créer des harnais avec des chambres à air récupérées sur des vieux vélos de potes. « Tu trouves toujours des moyens, puis t’affines au fur et à mesure pour coller le plus à ton must », explique King.

La précarité du drag doit miser sur une grosse part d’inventivité pour compenser son coût économique élevé. « Le plus important reste le maquillage, qui coûte cher en général ; c’est un investissement », ajoute Blanket. À part les échanges de matos, ça reste compliqué à ce niveau : acheter des produits de maquillage de moins bonne qualité ou diluer les produits pour les garder plus longtemps ne constituent pas des solutions efficaces, parce que ça se voit direct.

Faites-vous une idée de la scène locale

Trouver son public, son espace… c’est difficile, mais ça l’est encore plus lorsqu’on est drag agenre et qu’on ne rentre pas dans le cadre classique d’un mec gay en drag queen.

Ernesto Coyote explore dans ses performances toutes les formes de masculinité et les met en lumière en les poussant à l’extrême. C’est notamment l’exécution d’une certaine portée politique de la culture drag qui a convaincu bon nombre de membres de la scène actuelle à se lancer. Quand Blanket a commencé, c’était pour canaliser « toute cette énergie et cette colère ; l’idée de show drag avec une portée politique s’est mise en place. » Au travers des performances drag, on peut faire passer des messages politiques, qui convoquent notamment le système patriarcal, toutes sortes de violences subies ou encore la mise en lumière des personnes trans et non-binaires. 

En fonction du lieu et du type de show, la politisation du drag d’un·e performeur·se peut aussi bien être un atout qu’un obstacle pour être booké·e. Les performances de drag sortant des clous – comme les freaks show ou les drags queer – peuvent parfois avoir du mal à passer dans certains établissements qui souhaitent garder leur traditionelles drag queens à la Ru Paul. « J’ai l’impression que la scène bouge, mais surtout parce que ça vient de nous-même, qui créons de nouvelles choses », regrette Enby, qui a toujours beaucoup de mal à se faire booker. « C’est très dur de percer dans ce milieu lorsque t’es une personne assignée femme à la naissance. J’aimerais bien qu’on vienne me proposer des choses plutôt que de devoir moi-même créer les espaces à chaque fois. »

Performer dans un lieu comme l’Os à Moelle, le plus vieux cabaret de Bruxelles où se déroule le  Sassy Cabaret, qui produit des shows un peu plus « classiques », a par contre permis à Blanket de constater une évolution dans les mentalités, ce qui lui permet d’être plus optimiste : « Le public est maintenant prêt à voir de la diversité, les patrons ont compris que ça changeait et qu’ils pouvaient maintenant booker des gens différents. » 

Pensez à votre sécurité

Les violences subies par les minorités de genres font évidemment partie de la réalité des drags. Se pose donc la question de comment performer tout en se protégeant de la violence et de la haine. Trouver des espaces sûrs où pratiquer le drag n’est pas facile, d’autant plus que pour que le drag soit complètement accepté dans la société il faut pouvoir le montrer partout et en tout temps. Mais comment faire, quand la menace est constante ? Le simple fait de sortir de chez soi déjà looké·e revient forcément à prendre le risque de se fritter avec un connard au coin de la rue. Enby, qui a déjà subi un grand nombre d’insultes sur sa non-binarité, ne se déplace jamais en drag dans l’espace public : « Déja que la rue n’est pas un espace safe pour les personne queer, alors en drag c’est pire. » Cette question de la sécurité est l’un des points de lutte de cette communauté

Originaire de Nice, King explique que là-bas, les soirées se tenaient majoritairement « dans des caves ou dans l’arrière-pays ; c’est comme partir en rave mais version gothique-BDSM-pédé-gouine. » Mis à part Le Volume, « qui était tenu par des punk-anars », les drags ont toujours été caché·es.

« La dernière fois, on a joué dans un bar très hétéro-trentenaire, et la rencontre a été incroyable. Il faut se réapproprier les espaces ; plus on va connaître notre histoire, plus on aura de soutien. »

Ce qui est désolant, c’est que les agressions sont aussi présentes au sein même de la communauté : « Je me suis déjà fait toucher quand je passe dans le public, et c’était pas par des hommes hétéros », nous dit Blanket. « Dans les milieux queer, il y a aussi cette question du racisme des drags racisé·es, qu’on compte sur les doigts d’une main, et de toute la fétichisation qui va avec, ajoute Mama Tituba. On essaie d’instaurer des espaces plus safe dans nos milieux, on fait beaucoup de prévention, on pousse pas à la conso, on veut que tu puisses faire ce que tu veux dans un cadre ou tu veilles sur les autres. »

Compter sur une aide extérieure comme celle de la police n’est pas forcément le premier réflexe qui vient en tête en cas de danger. Entre les refus de plaintes et les enquêtes qui n’aboutissent pas, certain·es n’ont plus confiance en l’institution pour assurer leur protection. Alors, on improvise niveau sécu. Dans plusieurs bars qui accueillent des performances, les entrées sont verrouillées pendant les shows pour assurer la sécurité de tout le monde. Bien évidemment, des personnes présentes sur place jouent le rôle de vigile.

Créez (ou rejoignez) de nouveaux espaces

Face au manque d’espaces scéniques, King a créé son « Royaume Nocturne »,  un regroupement de divers drag qui forment ensemble une famille, dont King est le Père et les autres sont ses enfants, ses frères et sœurs. Le collectif se produit régulièrement à Bruxelles. Cet été par exemple, on a pu croiser leurs performances au Queerosity, organisées par le Cabaret Mademoiselle au Parc royal. Sans parler des bingos drag, des brunchs drag ou des soirées Crashyourtest. Ces nouvelles initiatives permettent une meilleure visibilité dans l’espace public de jour comme de nuit, tout en fédérant un public plus large. Un petit pas en avant pour changer les mentalités ?

Blanket La Goulue a récemment créé les shows Playback, un cabaret itinérant bimensuel qui vogue dans différents bars : « La dernière fois, on a joué dans un bar très hétéro-trentenaire, et la rencontre a été incroyable. Il faut se réapproprier les espaces ; plus on va connaître notre histoire, plus on aura de soutien. » L’idée est aussi de fédérer entre les villes, ce qui permet de connaître ce qui se fait de mieux ailleurs et de découvrir des styles de drag locaux. 

Enby et Ernesto ont quant à eux, avec d’autres performeur·ses, créé la Barak à King, un collectif réunissant exclusivement des drag kings, queer et quing. « On organise aussi des soirées de performances exclusivement non-binaires, parce que tout le monde pense qu’on est peu mais en réalité, on a une réelle présence », conclut Enby. Ces nouvelles scènes, ces nouveaux concepts, offrent sans doute le nécessaire pour avoir une vision plus élargie de ce qu’est le drag, ainsi que de nouvelles bases sur lesquelles s’appuyer pour faire grandir la communauté autant du côté des adeptes que du côté du public. Et bientôt avec de nouveaux visages ?

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