Avant même le début de l’examen du projet de loi immigration, qui commence ce lundi 6 novembre au Sénat, les idées reçues sur les liens entre immigration et économies, parfois franchement xénophobes, polluent le débat public.

Jérôme Valette, économiste au Cepii et directeur du département Dynamiques à l’Institut Convergences Migrations revient sur le volet économique du texte et rappelle ce que dit la recherche en la matière.

Combien d’immigrés travaillent légalement et illégalement en France ?

Jérôme Valette : Selon l’Insee, les immigrés représentent 7 millions de personnes (soit 10 % de la population totale), dont 4,5 millions sont de nationalité étrangère (les autres ayant acquis la nationalité française). Le taux d’emploi des immigrés en 2021 se situait à 56 % (inférieur à celui des natifs : 66 %).

Il n’y a pas de statistique officielle, par définition, sur les personnes en situation irrégulière en France, mais on estime qu’elles sont environ 700 000.

Dans quels secteurs sont-ils souvent embauchés ?

J. V. : Les immigrés travaillent principalement dans les secteurs en tension, que les natifs ont délaissés. Le bâtiment représente une part importante de l’emploi immigré, avec l’hôtellerie-restauration et tous les services à la personne.

Est-ce que les immigrés occupent uniquement des emplois peu qualifiés ?

J. V. : Non, il a également une part d’immigration qualifiée importante, dont on parle peu dans cette loi, à part dans la mesure « Passeport talent ».

La spécificité de la France, par rapport à ses voisins européens et aux Etats-Unis, est d’avoir une immigration relativement peu qualifiée. Cela s’explique par son histoire migratoire, la plupart de l’immigration s’est faite dans les années 1960, quand la France a des besoins de travailleurs peu qualifiés. Aujourd’hui, la tendance s’inverse un peu et les dernières personnes migrantes arrivées ont tendance à être en moyenne plus qualifiées que la population des natifs.

Que permettrait le titre de séjour métier en tension, qui figure à l’article 3 du projet de loi et qui ouvrirait la régularisation aux travailleurs immigrés salariés dans les secteurs en tension ?

J. V. : C’est une très bonne mesure. L’article 3 du projet de loi prend en compte une réalité économique qui est difficilement contestable. Il y a des immigrés qui travaillent, qui paient des cotisations et qui sont tout à fait intégrés. Inscrire dans la loi cette régularisation pour un an, afin de répondre aux besoins de secteurs en manque de main-d’œuvre est tout à fait justifié.

Cet article 3 vient donner force de loi à certaines dispositions réglementaires de la circulaire Valls de 2012. Celle-ci permet à des préfets de donner des admissions sur le territoire au titre professionnel ou économique. On compte environ 7 000 admissions annuelles à ce titre.

Cette disposition est nécessaire car elle permet de clarifier la circulaire et de sortir de l’illégalité des personnes qui travaillent

Le problème de cette circulaire est double. D’une part, la régularisation se fait à la discrétion des préfets, ce qui introduit des inégalités sur le territoire. Deuxième chose, la démarche doit être faite par la personne en situation irrégulière avec son entreprise, ce qui crée une dépendance envers l’employeur. Cela peut entraîner des situations d’exploitation avec des patrons peu scrupuleux qui peuvent profiter de cette situation pour abuser des travailleurs.

Cette disposition est nécessaire car elle permet de clarifier la circulaire et de sortir de l’illégalité des personnes qui travaillent.

La mesure est, rappelons-le, assortie de conditions très dures : il faut justifier de trois ans de présence sur le territoire, avoir travaillé huit mois au cours des 24 derniers mois et être compétent dans cette liste des métiers en tensions, pour n’obtenir qu’un titre de séjour d’un an renouvelable.

Est-ce que la possibilité pour les employeurs de recourir à une main-d’œuvre immigrée tire les salaires et les conditions de travail vers le bas ?

J. V. : Il existe énormément d’études sur ce sujet. L’effet de l’immigration sur l’économie, c’est d’abord une augmentation de la taille de la population, ce qui tire la consommation et la demande à la hausse. In fine sur long terme, cela tire aussi les salaires à la hausse.

Toutes les études en économie sont unanimes pour dire que l’effet global net de l’immigration sur les salaires et sur l’emploi est très faible

Effectivement, il peut y avoir des gagnants et des perdants. Certaines personnes qui sont en compétition avec les immigrés, comme des travailleurs peu qualifiés, peuvent, pour des périodes très transitoires, avoir des baisses de salaires assez modérées, qui finissent par disparaître dans le temps.

Mais toutes les études en économie sont unanimes pour dire que l’effet global net de l’immigration sur les salaires et sur l’emploi – qu’il soit positif ou négatif – est très faible.

Certains élus de droite comme Éric Ciotti, affirment que le titre de séjour va créer un « appel d’air ». Est-ce que les études montrent que l’ouverture de possibilités de régularisation accélère l’immigration ?

J. V. : Non, les études ne montrent pas cela. « L’appel d’air » est une vue de l’esprit. Cela signifierait que des immigrés extracommunautaires anticiperaient leur venue sur le territoire, y passeraient trois ans (en situation irrégulière) et trouveraient un travail (dans une liste de métiers en tension qui évolue dans le temps) … Dans l’espoir peut-être d’une régularisation d’un an. Cela paraît totalement irréaliste !

D’autant que cette possibilité de régularisation par le travail existe déjà avec la circulaire Valls et n’a pas permis d’observer « d’appel d’air ».

Qu’en est-il ailleurs en Europe ? Comment sont considérés les travailleurs immigrés ?

J. V. : Les politiques d’accueil sont très différentes en fonction des pays. L’Allemagne a une politique d’accueil plutôt généreuse et reçoit d’ailleurs la plupart des demandes d’asile déposées en Europe. Elle ne le fait pas uniquement pour des raisons humanitaires : son déclin démographique est beaucoup plus prononcé qu’en France.

Le Royaume-Uni a adopté un système ou des points sont attribués aux personnes en fonction des compétences, des métiers en tensions.

Le projet de loi prévoit également que certains demandeurs d’asile puissent avoir le droit de travailler immédiatement, comment vous jugez cette mesure ?

J. V. : On observe, là encore, une grande hétérogénéité en fonction des pays européens en la matière. Aujourd’hui, en France, un demandeur d’asile peut demander à travailler après six mois, si sa demande d’asile n’a pas été instruite.

La mesure proposée permettrait aux demandeurs d’asile venant de pays pour lesquels les pourcentages d’acceptation sont très élevés, de pouvoir travailler dès leur arrivée sur le territoire.

Le fait d’arriver sur un territoire avec une interdiction de travailler réduit de 15 % la possibilité d’obtenir un emploi ensuite

Une étude a montré que le fait d’arriver sur un territoire avec une interdiction de travailler réduit de 15 % la possibilité d’obtenir un emploi ensuite. Cela a aussi des effets négatifs durables sur la capacité des immigrés à s’intégrer. Permettre aux personnes de travailler dès leur arrivée sur le territoire, c’est maximiser leurs chances d’intégration.

Sur la base de l’étude précitée, on estime que sur la vague de réfugiés de 2015, l’Europe a perdu près de 40 milliards d’euros de PIB, par rapport à une situation où on aurait laissé tous les demandeurs d’asile travailler dès leur arrivée.

Seuls quatre pays l’autorisent immédiatement en Europe : la Grèce, la Norvège, le Portugal et la Suède. Or, plus les conditions d’accueil sont favorables à l’arrivée, plus on maximise les chances d’avoir une intégration économique réussie et plus on minimise les coûts, liés au chômage, à une augmentation éventuelle de la criminalité, etc.

L’immigration est un sujet qui est largement mobilisé en politique et qui est devenu très clivant. Est-ce que vous avez le sentiment que les travaux de recherche ont été pris en compte pour rédiger le projet de loi et sont mobilisés dans le débat public ?

J. V. : Non, je ne crois pas. Les experts sont largement ignorés dans le débat sur la loi immigration. C’est la raison pour laquelle un grand nombre de chercheurs ont signé une tribune pour demander une convention citoyenne sur l’immigration.

Je pense que ce projet de loi avait le mérite initial d’essayer de trouver un équilibre entre fermeté et humanité. Mais les manipulations politiques, notamment de la part les Républicains et de la droite, ont tendance à durcir le texte sur tous les aspects.

On voit que la loi finit par être complètement tirée vers le volet fermeté. Cela va à l’encontre de ce que la recherche dit à propos des liens entre immigration et travail.

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