Demain, se contenter de son propre talent ne suffira plus à devenir le meilleur joueur du monde. Alors que croît inexorablement le niveau global des compétitions esportives tous jeux confondus, des joueurs professionnels et des équipes cherchent à prendre les devants et à repousser toujours plus loin les standards de qualité des ligues et des tournois. Pour cela, ils embauchent des professionnels de l’analyse mathématique, ces mêmes profils qu’on voit proliférer dans le monde de la finance, et les font travailler sur l’optimisation du gameplay à très haut niveau.
Pour effleurer du doigt la perfection, toutes les options qui s’offrent aux joueurs pendant une partie doivent être prospectées, théorisées, calculées à la décimale, vérifiées. Theorycraftées, comme disent les professionnels du milieu. Ce métier, c’est celui du Français Jean-Pierre « Toucan Celeste » Giaccone, lead analyst sur League of Legends pour l’équipe russe Unicorns of Love. Et celui de Misha « At0m » Atomanov qui officie sur Fortnite pour divers joueurs professionnels dont des vainqueurs de tournois officiels comme « Stormyrite » et « Merstach ». Ils ont accepté de sortir le nez de leurs calculs savants pour raconter à VICE leurs vies dans l’ombre des joueurs pro.
VICE : Salut « At0m », salut « Toucan Celeste ». Vous êtes tous les deux analystes esportifs, l’un sur Fortnite, l’autre sur League of Legends. En quoi consistent vos métiers ?
At0m: Ma tâche principale est de comprendre la meta lors de chaque saison, de trouver la « clé » sur laquelle vous allez pouvoir vous appuyer et qui va vous permettre de devenir meilleur que les autres. Par exemple, en ce moment, il y a une meta autour des voitures et des camions. Moi, j’en ai fait une carte pour que les joueurs puissent les repérer facilement. Je leur écris des notes qui résume mes dernières découvertes, je discute avec eux avant des games compétitives et je regarde ces games pour leur faire des retours. Malgré le theorycrafting, je ne suis pas de ceux qui croient aveuglément à tous les faits mathématiques sur le jeu. Je me concentre aussi sur l’opinion et l’expérience des joueurs.
Toucan Celeste: Être lead analyst, c’est observer ce que font les joueurs au quotidien. Je suis présent à tous leurs scrims (matches d’entraînement), je regarde quels items ils achètent et à quels moments, les synergies d’items ou de runes entre ADC et support ou jungler et midlaner, les choix qu’ils font. Puis, je leur fais des retours. Mon but, c’est de faire prendre conscience aux joueurs, non pas par opinion mais par démonstration, que certains choix sont beaucoup plus optimisés que d’autres, dépendamment de ce qu’on cherche à faire. Je fais aussi du theorycrafting pour eux.
Tu peux expliquer ce qu’est le theorycrafting ?
Toucan Celeste: C’est une passion pour la recherche, une envie réelle de découvrir la constitution-même du jeu dans le but de perfectionner nos choix et notre compréhension de ce qui nous entoure dans une partie. C’est considérer chaque détail, chaque subtilité, sans en minimiser l’importance. Sur League of Legends, tout est proportion et tout a une limite. Il faut les découvrir en faisant ses propres recherches. Quand on manipule ces chiffres matin, midi et soir, on se rend compte de comment le jeu a été équilibré et de ce qu’on peut optimiser.
« Je suis mauvais sur le jeu mais ce qui m’intéresse, c’est de déterminer quels sont les meilleurs choix à quels moments, selon si je suis en avance ou en retard dans la partie » – Toucan Celeste
Comment vous êtes-vous pris d’affection pour cette approche mathématique des jeux ?
At0m : Depuis mon enfance, j’aime étudier différents procédés and ça a d’une certaine manière affecté ma façon de jouer à Fortnite. Au début, comme tout le monde, j’ai essayé de devenir joueur professionnel mais, avec le temps, j’ai réalisé que mon désir d’apprendre sur ce jeu allait plus loin que de simplement y jouer. J’ai publié sur les réseaux sociaux des contenus sur le jeu, sur mes découvertes et, après ça, des joueurs m’ont remarqué et m’ont proposé de travailler avec eux.
Toucan Celeste : J’ai toujours été passionné par les chiffres et l’optimisation. Je suis neuro-atypique, Asperger et j’adore m’efforcer de résoudre des problèmes en allant toujours plus loin dans le raisonnement. Le ressenti et les croyances des joueurs sont exacerbés par leurs émotions, là où, moi, ça m’indiffère totalement de savoir si j’aime tel ou tel champion. Par exemple, lors d’un patch (mise à jour du jeu), je constate numériquement ce que représente une modification, ce qu’elle change positivement ou négativement pour le champion et comment cela peut influer sur le jeu plus tard.
Quand on est joueur pro, est-ce qu’on peut faire soi-même du theorycrafting ?
At0m : Il y a beaucoup de joueurs qui étudient eux-mêmes le jeu et sont très doués pour le faire. Mais il y a aussi ceux qui, sans l’aide de cerveaux extérieurs, ne sont pas capable de gérer des tournois difficile. C’est une question d’envie ou d’ingéniosité. Toutefois, je pense que les joueurs devraient se concentrer sur l’action de jouer. Ils n’ont pas autant de temps que les coaches pour étudier le jeu. Nous, on peut leur envoyer des informations sur de nouvelles stratégies, des changements de meta, des astuces et ainsi faire en sorte qu’ils ne gâchent pas leur temps à explorer le jeu.
Toucan Celeste : En théorie, un joueur peut faire du theorycrafting. En pratique, ce n’est pas possible parce qu’ils ont besoin de faire des parties et que ce n’est pas rentable pour eux de s’arrêter pendant trois, quatre heures pour faire des recherches. Autant que quelqu’un le fasse à leur place. En tant qu’analyste, on s’adapte aux connaissances du joueur pour lui donner le levier de compréhension nécessaire sur l’évolution de ses choix.
Faut-il soi-même beaucoup jouer pour faire du theorycrafting et découvrir de nouvelles optimisations, de nouveaux conseils à donner
Toucan Celeste : Les parties que je fais sont des exercices pour repenser mes choix. Je suis mauvais sur le jeu mais ce qui m’intéresse, c’est de déterminer quels sont les meilleurs choix à quels moments, selon si je suis en avance ou en retard dans la partie.
At0m : Ce n’est pas nécessaire sur Fortnite de jouer pour être un bon analyste. Le plus souvent, je ne joue pas moi-même mais je regarde le gameplay des joueurs professionnels de façon à repérer les bonnes et les mauvais choses.
« J’ai vu mon travail payer avec presque tous les joueurs que j’ai aidés. Je les ai vus gagner des tournois en utilisant mes stratégies, mes notes, mes recommandations » – At0m
Est-ce parfois difficile de se faire entendre par les joueurs que vous conseillez et qui ont déjà leur propre façon de jouer ?
Toucan Celeste : Mon objectif n’est pas de convaincre des joueurs qui campent sur leurs positions. Si je suis rejeté, je n’insiste pas et je ne donne pas d’ordre. C’est davantage un apprentissage continu qu’un pouvoir magique qui va immédiatement faire changer les joueurs du tout au tout. Quand je me retrouve face à quelqu’un de trop immature, qui n’est pas intéressé par ce que je peux lui apporter, j’essaie de canaliser ses pulsions en apportant des arguments qui vont au-delà de ses opinions. Mais parfois, je renonce parce que je ne peux l’accompagner efficacement.
At0m : Bien sûr, il y a des personnes qui croient qu’elles n’ont besoin d’aucune aide extérieure. Je crois aussi qu’il n’y a aucun intérêt à les convaincre parce qu’il y a tellement d’autres joueurs qui comprennent déjà ce que je fais et veulent travailler avec moi. C’est mieux de dépenser son énergie à travailler avec ceux qui sont prêts plutôt que de convaincre ceux qui ne comprennent pas.
Pensez-vous que cette méthode d’analyse est amenée à se populariser dans l’esport professionnel ?
At0m : J’ai vu mon travail payer avec presque tous les joueurs que j’ai aidés. Je les ai vus gagner des tournois en utilisant mes stratégies, mes notes, mes recommandations. Mais c’est difficile de prédire ce qu’il va se passer dans le futur sur ce jeu. S’il devient plus stratégique, alors oui, bien sûr, le nombre d’analystes va augmenter. Mais sinon, je pense qu’il stagnera ou diminuera légèrement.
Toucan Celeste : Quand je travaillais en France, avant 2020, j’avais l’impression de n’être pas exploité au maximum de mes capacités. Je ressentais que les joueurs étaient satisfaits d’eux-mêmes et je voulais conseiller plus profondément des joueurs intéressés et ouverts. Quand j’ai rencontré le coach d’Unicorns of Love, il a tout de suite vu ce que je pouvais apporter et on s’est compris de façon bien plus professionnelle et moins évasive qu’en France. Je pense qu’on déconsidère encore le theorycrafting. Tout est mâché par les sites comme Blitz.gg ou OP.GG, qui simplifient tout pour que le joueur n’ait pas à réfléchir et qu’il ait des outils convenables même s’il ne sait pas ce qu’il fait. Je rencontre beaucoup de joueurs à haut niveau qui ne connaissent pas réellement leurs champions et qui se copient mutuellement. On a tendance à vouloir consommer de la facilité et de l’immédiat parce que c’est chiant de travailler et que quand on est joueur, on veut juste jouer. C’est ce côté pilote automatique qui est dangereux et qui bride l’importance de l’activité analytique. Je pense qu’on donne trop de crédit aux joueurs sur leurs performances qui sont, certes, la valeur principale d’une équipe, mais qui devraient consacrer bien plus d’énergie à se remettre en question et beaucoup moins à rechigner quand ils doivent suivre un plan de jeu.
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