L’élection présidentielle sénégalaise s’est déroulée le 24 mars après des péripéties inédites. Elle a porté au pouvoir dès le premier tour un homme récemment encore inconnu du grand public : Bassirou Diomaye Faye (« BDF »). Malgré des violences chroniques depuis trois ans, la tradition sénégalaise a ainsi prévalu avec cette transition dans les règles de l’art.

BDF, 44 ans, est en fait un compagnon de route d’Ousmane Sonko, 50 ans, président fondateur du mouvement d’opposition PASTEF depuis 2014, et condamné à une peine de prison qui le rendait inéligible. Son ton provocateur et tranchant a convaincu l’électorat jeune et populaire de la nécessité de nettoyer les institutions. Longtemps considéré comme un aventurier, il est à présent nommé Premier ministre. L’entente et l’efficacité de ce tandem conditionneront la réussite du projet.

Le programme de campagne « Pour un Sénégal souverain, juste et prospère » détaille les valeurs qui doivent animer le sursaut : patriotisme, travail, éthique et fraternité. L’inspiration est « panafricaniste de gauche », mais l’idéologie semble cependant passer derrière l’urgence d’un certain pragmatisme. En effet, les constats implicites indiquent une vision lucide sur les faiblesses du Sénégal, mélange d’héritage institutionnel français et de pesanteurs socioculturelles.

Le « projet » économique

Les mesures proposées sont institutionnelles : déconcentration des pouvoirs et décentralisation vers les collectivités territoriales ; réforme de l’administration avec un effort sur la qualité, le contrôle et la numérisation ; contrôle accru des finances et des dépenses.

Elles sont aussi économiques, avec un accent mis sur la création de valeur basée sur la transformation locale. À ces fins, on trouve une réforme du Code du travail, le soutien aux PME, la promotion du microcrédit (islamique) et du secteur primaire (« sécurité alimentaire »). La formation n’est pas oubliée avec la création d’universités techniques et l’amélioration des filières professionnelles.

La clé réside bien entendu dans les ressources financières. Pour d’anciens inspecteurs des impôts, il y a là un chantier rêvé qui pourrait consister à systématiser la perception et supprimer les passe-droits, d’où le projet de « formalisation de l’économie » via la bancarisation. En outre, la renégociation de la répartition des revenus portant sur l’exploitation de l’énergie, des infrastructures, de la pêche ou de l’extraction des minerais, pourrait à terme augmenter les revenus de l’Etat.

C’est réellement la souveraineté du Sénégal – la notion revient 18 fois – qui constitue la clé de voûte du programme. Dans ce cadre, l’Etat a un double rôle : celui de « parapluie » vers l’extérieur, et celui de « moteur » pour créer une dynamique vertueuse. Paradoxalement, cette modernisation souhaitée de l’Etat sénégalais revient à un développement calqué sur l’occident. Elle devrait toutefois s’inspirer surtout des modèles marocain, turc et arabe du Golfe. Aucune référence ou presque n’est faite à la tradition et aux coutumes locales, il y a plutôt une volonté d’extraire le pays de ses marasmes.

Lors de son intronisation le 2 avril, puis lors du discours à la Nation le lendemain, le président a rendu hommage au respect du processus électoral, au Conseil constitutionnel, à la démocratie. Il a promis un programme de paix et de réconciliation nationale. Il veut travailler pour les Sénégalais, et améliorer la discipline et la rigueur dans la gouvernance. Une pique aux « colonisateurs » et à leur « prétendue mission civilisatrice », et une volonté de rassurer.

Les priorités sont rappelées : développement économique, secteur privé fort, emploi, jeunesse, et un défi lancé au peuple sénégalais : le culte permanent du travail et du résultat. Dans un premier document adressé aux fonctionnaires, le président BDF fixe les principes suivants : « Jub, Jubal, Jubanti », ce qui se traduit du wolof, par « Être droit, aller droit, redresser ce qui est tordu ». La réforme doit commencer par un examen de conscience.

Afrique de l’ouest et partenariats internationaux

Au niveau régional, le Sénégal veut jouer un rôle dans la réforme de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), considérée comme un club de présidents à la botte des Occidentaux, et probablement favoriser la réintégration des pays rebelles (Mali, Burkina, Niger), les deux sujets étant liés. La réforme monétaire souhaitée (sortie du franc CFA) concerne toute l’Union économique et monétaire ouest-africaine – composée des trois pays précités, avec le Bénin, le Togo, la Côte d’Ivoire, la Guinée Bissau – à moins que, faute d’accord, le Sénégal n’opte pour une monnaie propre.

Vis-à-vis de ses partenaires internationaux, le Sénégal doit travailler à une plus grande autonomie : émancipation face aux injonctions des institutions internationales, préférence nationale économique et transformation locale… Le fera-t-il dans la continuité ou la rupture ? Rappelons que dans six pays de la bande sahélienne, un putsch a mis en place des militaires, et que trois d’entre eux ont radicalement tourné le dos à l’ancien colonisateur pour lui préférer la Russie.

De manière générale, les candidats proches de l’occident sont remplacés au fur et à mesure que l’influence de ce dernier s’érode ; de nouvelles personnalités balaient la classe politique existante et mettent l’accent sur la souveraineté ; un sentiment anti-français transparaît à tous les niveaux, quoique diversement exprimé ; d’autres présences et influences se font sentir, comme par exemple celles de la Chine, de l’Inde, de la Turquie, de la Russie, des pays du Golfe… Ces tendances se développent grâce à différents facteurs, dont l’insécurité liée aux groupes armés, largement imputée à la France, et les conséquences d’une démographie galopante.

À quel point le Sénégal se reconnaît-il dans la dynamique de ses voisins putschistes ? Gageons que Dakar saura trouver une voie propre qui pourrait mettre tout le monde d’accord.

Indicateurs pour l’avenir

La nécessité d’un travail de fond n’exclut pas des gestes symboliques pour calmer un électorat impatient. Outre certaines mesures sociales, on doit s’attendre à des annonces qui égratignent à différents titres ce qui reste d’« influence française ». Citons pour exemple la fermeture définitive de la base des Eléments français au Sénégal (EFS), la remise en question des contrats passés avec Eiffage (autoroute) et SETER (train TER), la « généralisation de l’anglais à l’école », la « promotion des langues nationales » et l’« insertion des écoles coraniques ».

Il n’y a en revanche pour l’instant pas de signe d’un rapprochement avec la Russie. On pourrait cependant imaginer dans la « réorganisation du secteur de l’énergie » (électricité par le gaz extrait sur place, et introduction du nucléaire via les petits réacteurs modulaires) une fenêtre d’opportunité pour de nouveaux partenaires. La mise en concurrence des différentes ambitions géopolitiques, sans exclusion ni préférence, mais dans le seul intérêt du Sénégal, devrait ainsi devenir la norme.

Les derniers mots du programme résument bien son esprit et donnent les nouvelles règles du jeu :

« À terme, ces leviers de mobilisation des ressources financières permettront au Sénégal de s’émanciper de l’aide au développement (…) qui est devenue (…) une menace pour tout pays souverain. »

Jean-Baptiste Bless a été analyste au sein de la Minusma (mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation du Mali), puis conseiller régional en sécurité pour le compte des ambassades et bureaux de coopération suisses en Afrique de l’Ouest.

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