« Il faut désmicardiser la France. » Dans son discours de politique générale prononcé fin janvier, Gabriel Attal faisait de la « désmicardisation » le premier de ses engagements devant le Parlement.

Derrière ce terme barbare, le Premier ministre signifiait sa volonté de réduire le nombre de personnes payées au salaire minimum – le Smic (salaire minimum interprofessionnel de croissance). Pourquoi une telle priorisation ?

Comme pour tout discours de politique générale, il faut bien sûr y chercher un aspect symbolique. En insistant sur la désmicardisation, le Premier ministre souhaitait s’adresser aux classes moyennes, avec pour mantra que « ceux qui vont travailler doivent gagner toujours plus que ceux qui ne travaillent pas ».

Mais le locataire de Matignon avait probablement aussi en tête un chiffre « record ». Début 2023, 17,3 % des salariés en France étaient payés au Smic, un niveau inédit depuis au moins trente ans. Faut-il s’en inquiéter, comme le fait Gabriel Attal ?

Phénomène conjoncturel

Pour répondre à la question, il est tout d’abord important de distinguer les temporalités. Car la « smicardisation » est un phénomène à comprendre de façon différente sur le court et le long terme.

Côté court terme, le chiffre record est très conjoncturel. Il s’explique largement par l’inflation qui a touché le pays ces deux dernières années. En période de faible hausse des prix, le Smic est revalorisé chaque 1er janvier : ce fut par exemple le cas entre 2013 et 2021.

La « smicardisation » est un phénomène à comprendre de façon différente sur le court et le long terme

Mais lorsque les prix chauffent, des mécanismes d’ajustement automatiques sont prévus en cours d’année. Depuis début 2021, le Smic a ainsi été revalorisé huit fois : quatre fois au 1er janvier et quatre fois en cours d’années.

De leur côté, les négociations de salaire dans les entreprises et dans les branches se tiennent généralement une fois par an, même lorsque les prix s’emballent. Résultat, le niveau du Smic a rattrapé nombre de salariés qui étaient auparavant payés un peu au-dessus. Les partenaires sociaux n’ont pas chômé pour désmicardiser les branches :

« Le nombre d’avenants salariaux de branches signés en 2022 (691 textes) est supérieur de plus de 76 % au résultat de 2021 (392 textes) », note ainsi le groupe d’experts sur le Smic, une instance chargée de conseiller le gouvernement sur la politique à mener en matière de salaire minimum.

Mais les hausses successives du Smic ont plusieurs fois « mangé » les progressions permises par les négociations collectives.

Ce phénomène n’est pas nouveau : il était par exemple observable – dans une moindre mesure – en 2012-2013, et plus encore au début des années 2000. En 2005, la part de salariés payés au Smic avait ainsi atteint 16,3 %, un chiffre pas si éloigné du record actuel, avant de connaître une forte baisse (9,8 % en 2010).

De la même façon, la plupart des économistes s’attendent à une « désmicardisation » mécanique relativement rapide.

Depuis la mi-2023, les salaires progressent ainsi un peu plus vite que l’inflation. Ils devraient donc, selon toute vraisemblance, reprendre de nouveau un peu de distance avec le Smic, comme ils l’avaient fait avant la phase inflationniste.

Sur le plan conjoncturel donc, la smicardisation n’est ni surprenante ni inquiétante. Mais cela ne signifie pas que le sujet est clos, car il s’inscrit également dans un contexte historique plus large. Pour bien comprendre ce qui se joue, petit retour en arrière.

Trente ans d’emplois à bas salaire

Au début des années 1990, économistes et politiques s’inquiètent du niveau du chômage en France. Le taux de chômage tourne alors autour de 10 %, contre 7,5 % actuellement.

Surtout, les peu qualifiés peinent à s’insérer sur le marché du travail. Certains économistes appellent aussi à un enrichissement de la croissance en emplois, c’est-à-dire à la création de davantage de postes pour une même production de richesses.

Ainsi, un certain Thomas Piketty observe, dans une étude de 1998, que le secteur de l’hôtellerie-restauration aux Etats-Unis génère 24 % de l’emploi outre-Atlantique, contre seulement 18 % en France. Une différence qui s’explique principalement, selon lui, par le coût du travail peu qualifié, plus élevé dans l’Hexagone.

Depuis la mi-2023, les salaires progressent un peu plus vite que l’inflation. Ils devraient donc s’éloigner un peu du Smic

Progressivement, un consensus apparaît donc sur la nécessité de réduire le coût du travail au niveau du Smic. Mais chacun ayant conscience de l’importance du salaire minimum pour les travailleurs du bas de l’échelle, personne ne compte sérieusement baisser son niveau. L’idée est alors d’inciter fiscalement les employeurs à créer des emplois à bas salaire en réduisant les cotisations patronales qui pèsent dessus.

Cette politique, qui démarre en 1993, va faire l’objet d’une constance rarement vue en politique économique. Les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, vont en effet la consolider et la poursuivre pendant trente ans.

Les exonérations de cotisations, d’abord concentrées sur les salaires de 1 à 1,33 Smic (1993-1997), sont progressivement élargies à 1,6 Smic (1998-2005). Plus récemment (2013-2019), elles sont intensifiées entre 1 et 1,6 Smic et élargies – à des taux plus faibles – jusqu’à 3,5 Smic.

Cette réduction à marche forcée du coût du travail au niveau du Smic s’est également accompagnée d’autres dispositifs fiscaux concourant au même objectif, à l’image de la mise en place en 2015 de la prime d’activité, une prestation sociale versée aux travailleurs à bas salaire. Progressivement, donc, le contribuable s’est substitué à l’employeur pour soutenir le revenu des salariés du bas de l’échelle.

Gagnant-gagnant, sauf pour le contribuable

Si cette politique fait l’objet d’un consensus et n’a été remise en cause que par quelques voix minoritaires, c’est qu’elle arrange beaucoup de monde. Sur le plan macroéconomique, l’objectif de lutte contre le chômage des peu qualifiés a plutôt été atteint.

La littérature économique disponible sur le sujet est plutôt concordante : les exonérations de cotisations sur les bas salaires auraient permis de soutenir les créations d’emplois à bas salaire et ainsi enrichir la croissance en emplois.

Côté employeurs, le soutien fiscal est évidemment apprécié. Grâce à lui, le coût d’un travailleur payé au Smic reste plutôt contenu relativement aux autres pays. Le groupe d’experts sur le Smic, qui compare trente pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), observe ainsi que seuls sept pays sur les trente ont un niveau de prélèvements effectifs plus faible au niveau du salaire minimum.

Ce même groupe d’experts souligne que les exonérations de cotisations ont permis à l’Hexagone de regagner en compétitivité-prix, calculant que le coût de la main-d’œuvre a progressé nettement moins vite dans l’Hexagone que dans la zone euro entre 2012 et 2019.

Côté salariés du bas de l’échelle, toutes les dispositions socio-fiscales les soutenant leur permettent de toucher un revenu plutôt élevé par rapport aux pays comparables. Ainsi, en 2022, un salarié payé au Smic en France touchait un revenu net équivalant à 73,3 % du revenu salarié net médian, contre seulement 63,4 % en moyenne dans l’Union européenne. Bref, les gagnants de cette politique sont nombreux.

L’addiction aux exonérations de cotisations a des effets secondaires : comme il n’y a pas de repas gratuit en économie, c’est le contribuable qui paye l’addition

Mais bien évidemment, cette addiction aux exonérations de cotisations a aussi ses effets secondaires. Comme il n’y a pas de repas gratuit en économie, c’est le contribuable qui, chaque année, paye l’addition. Et cette dernière commence à être salée. En 2022, le montant des allègements généraux de cotisations sociales patronales pour le secteur privé s’est élevé à 69,8 milliards d’euros.

A cette somme peuvent être ajoutés le budget consacré à la prime d’activité (9,8 milliards d’euros en 2021) et les exonérations de cotisations supplémentaires accordées à des publics cibles. De quoi aboutir, à titre d’ordre de grandeur, à l’équivalent du budget annuel de l’Education nationale (82,5 milliards en 2022).

Effets de trappes

Au-delà du coût financier, plusieurs observateurs s’inquiètent d’effets de bord néfastes pour l’économie. Le principal motif d’inquiétude concerne la formation d’une « trappe à bas salaire ». Le raisonnement est le suivant : puisqu’il est avantageux pour un patron de verser un Smic largement exonéré de cotisations, il est peu probable que ledit patron augmente son salarié, ce dernier se retrouvant piégé dans une trappe à bas salaire.

Dans le même ordre d’idée, il est en théorie tentant pour un employeur d’embaucher uniquement des nouveaux salariés au Smic plutôt que de fidéliser une main-d’œuvre qui, fatalement, va demander des augmentations.

D’autres « trappes » potentielles inquiètent les économistes, à commencer par la formation. Dans la théorie économique, la formation est un investissement du salarié, qui, en contrepartie, peut espérer bénéficier d’une hausse de salaire. Si la trappe à bas salaire existe, l’incitation financière à se former disparaît, la volonté de se former aussi.

Une telle trappe pourrait aussi entraîner, dans la même idée, le refus de promotions ou de prises de responsabilités dans l’entreprise puisqu’elles n’apportent pas de hausse de salaire.

Beaucoup d’observateurs s’inquiètent d’un tassement de la grille des salaires vers le bas, avec un nombre croissant de salariés proches du Smic

Sur le plan macroéconomique, de telles trappes ont en théorie tendance à favoriser les entreprises à forte intensité en main-d’œuvre et à faibles gains de productivité, au détriment de celles qui investissent dans la technologie, innovent, exportent et tirent l’économie vers le haut.

Dernière critique, les exonérations de cotisations sont concentrées sur des secteurs relativement abrités de la concurrence internationale, à l’image de l’hôtellerie-restauration et ses emplois non délocalisables, qui capte 10 % du montant total des exonérations alors qu’elle ne pèse que 4,4 % de l’assiette de la masse salariale nationale.

Enfin, beaucoup d’observateurs s’inquiètent d’un tassement de la grille des salaires vers le bas, avec un nombre croissant de salariés proches du Smic et peu de perspectives de progression. Cet écrasement peut constituer un motif de frustration, car, comme le rappellent les chercheurs Jérôme Gautié et Frédéric Lerais dans un rapport récent sur la désmicardisation :

« Les études sur la satisfaction salariale mettent en évidence que ce qui compte pour un individu, ce n’est pas seulement son niveau absolu de salaire, c’est aussi sa position relative dans la hiérarchie salariale. »

Toutes ces inquiétudes sont, sur le plan théorique, parfaitement logiques. Mais comme souvent en économie, la réalité est plus nuancée.

« Mettre en évidence empiriquement un effet de trappe à bas salaire dû aux politiques d’allègement des cotisations employeur est particulièrement difficile », écrivent ainsi noir sur blanc Antoine Bozio et Etienne Wasmer.

Les deux économistes, chargés par le gouvernement de proposer des pistes de désmicardisation, rappellent cependant qu’« absence de preuve ne vaut pas preuve de l’absence ». Et, de fait, des études récentes tendent à montrer que, dans certaines entreprises, la trappe à bas salaires existe.

Mais, globalement, plusieurs indices laissent penser que le phénomène est limité. Ainsi, entre 2005 et 2016, la part des salariés payés au Smic a baissé alors que les exonérations de cotisations s’accentuaient.

De même, plusieurs études (Insee, ministère du Travail…) montrent que le Smic, dans la majorité des cas, est un sas temporaire : la plupart des salariés qui le touchent connaissent ensuite une progression salariale.

Enfin, la structure des salaires est restée relativement stable ces trente dernières années. Là encore, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de tassement des salaires, mais qu’il est resté relativement contenu.

Les vrais enjeux ignorés

Au vu de toutes ces incertitudes et de ces constats très nuancés, l’empressement du gouvernement à « désmicardiser » interroge. Comme le notait récemment l’économiste Guillaume Allègre dans le journal Les Echos, « l’expression est ambiguë : désmicardiser peut vouloir dire mieux rémunérer le travail ou… baisser le niveau relatif du Smic ».

Avoir 17,3 % de la population au Smic n’est pas un problème si le salaire minimum permet de vivre dignement. Ce qui n’est pas le cas

Sans faire de procès d’intention au gouvernement, il est peu probable que la première option soit sérieusement retenue. Car, comme l’écrivait récemment l’économiste Michaël Zemmour, « les différents gouvernements successifs ont cherché à mettre en place des institutions pour faire en sorte que les salaires augmentent moins vite ».

L’exécutif soutient ainsi largement le développement de dispositifs d’épargne salariale (intéressement, participation…) et a mis en place la prime pour le partage de la valeur (plus connue sous le nom de « prime Macron »). Autant d’outils ponctuels – et au passage largement défiscalisés – qui se substituent à la hausse pérenne des salaires.

Par ailleurs, en insistant sur la désmicardisation, le gouvernement reste assez silencieux sur l’autre face de la pièce : le coût de la vie. Avoir 17,3 % de la population au Smic ne constitue pas un immense problème si le salaire minimum permet de vivre dignement.

Ce qui n’est actuellement pas le cas, notamment en raison du coût du logement. Un thème qui fait l’objet d’un désintérêt criant de la part du gouvernement.

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