VICE : Comment est-ce que tu définis la grossophobie ?
Corpscools : La grossophobie est définie par le dictionnaire comme l’ensemble des attitudes hostiles et discriminantes envers les personnes grosses, mais je trouve plus intéressant de la définir en disant ce contre quoi on lutte quand on parle de grossophobie. Je revendique le droit des personnes grosses à vivre comme tout le monde, c’est-à-dire avec les mêmes droits, les mêmes chances et la même bienveillance.
Un aspect qui est hyper important pour moi mais dont on ne parle presque jamais, c’est de lutter contre une vision validiste et capitaliste des corps où la valeur et la dignité qu’on leur accorde se mesuraient à leur santé et productivité. Tout ce truc qui dit qu’on doit être en bonne santé. C’est une question presque philosophique en fait. Souvent, quand on parle de la santé, on parle du poids comme d’un problème sans s’intéresser à la dimension psychique et à la bienveillance. Qu’est-ce que c’est être en bonne santé ? C’est pas uniquement vivre longtemps. De toute façon quel est l’intérêt de vivre longtemps dans de la violence et dans des conditions pas du tout cool de détresse psychique ?
À quel point est-ce que la société est grossophobe ?
La société est ultra grossophobe. Le truc à retenir c’est surtout que c’est une discrimination systémique et protéiforme, du coup elle touche les aspects de la vie d’une personne concernée et de ma vie par exemple. Beaucoup de gens pensent que c’est juste du body-shaming et des remarques, alors qu’en vérité c’est aussi les discriminations à l’embauche, l’accès à la PMA, la grossophobie médicale, l’accès aux espaces publics, rien que des chaises dans un restaurant.
Se construire dans une société qui ne vous fait pas de place et vous envoie énormément de violence, ça laisse des marques assez fortes sur les gens et ça influe sur notre construction et notre estime de nous.
« Les personnes grosses vont beaucoup compenser dans leur vie, parce qu’elles intègrent très tôt l’idée qu’on ne va pas les aimer comme elles sont, donc qu’il faut qu’elles en fassent plus pour pouvoir exister. »
T’as des souvenirs de moments qui ont laissé des marques justement ?
Ce qui m’a le plus marquée, c’est la grossophobie intrafamiliale parce que c’est le milieu qui est censé être rempli de bienveillance et qui est censé nous construire. Ça n’a pas du tout été le cas pour beaucoup de personnes, souvent parce que les parents peuvent être violent·es tout en voulant bien faire. Comme iels sont imprégné·es de la grossophobie de la société qui leur dit qu’il faut pas être gros·sse, iels ont peur de voir leurs enfants recevoir de la violence. Mais la vérité c’est que c’est contre-productif car on remet la responsabilité sur l’enfant en lui disant qu’il faut qu’il change alors que la responsabilité est sur la société qui ne laisse pas de place à la différence. Ce qui est incroyable, c’est que j’étais pas du tout une enfant très grosse, j’étais à peine potelée. Mais j’étais dans une famille de médecins, et la grosseur dans ces milieux-là, c’est pas super accepté.
Est-ce que c’est important de montrer plus de corps gros ?
Les représentations sont hyper importantes, c’est un des axes sur lesquels il faut agir pour changer profondément l’inconscient collectif sur les personnes grosses. Aujourd’hui, il y a très peu de personnes gros dans les médias, les films, les séries et les livres. Quand il y en a, c’est souvent plein de clichés : des méchant·es, des drôles tout le temps en train de manger, etc. – ce qui continue d’entretenir les clichés.
Faut que les personnes grosses se montrent et se racontent elles-mêmes avec leurs mots. La représentation, c’est un moyen de créer des d’autres récits, d’autres imaginaires. Après, ça ne doit pas devenir une injonction ; c’est ok de ne pas être à l’aise avec ça. Moi ce n’est pas mon moyen de militer mais je suis contente qu’il y en ait d’autres qui le fassent.
« Être un·e allié·e, c’est d’abord accepter qu’on est tou·tes grossophobes. C’est comme le racisme, il y a des gens qui vont dire qu’ils ne sont pas racistes au lieu d’accepter qu’on en est imprégné·e dans une société ultra raciste. »
En parlant de clichés, quelles sont les idées qu’il faut absolument déconstruire ?
Il y’en a tellement. Il faut arrêter de penser que les personnes grosses sont fainéantes, qu’elles n’ont pas de volonté et qu’elles mangent forcément n’importe quoi. Souvent, une personne mince qui croise une personne grosse va être convaincue qu’elle a une hygiène de vie complètement différente de la sienne. Il y a l’impossibilité de penser qu’une personne grosse puisse être en bonne santé, qu’elle puisse avoir une bonne hygiène de vie et alimentaire, mais que ça puisse être des raisons métaboliques par exemple. Et puis, la plupart des personnes grosses sont plutôt dans un sur-contrôle alimentaire qu’un manque de volonté. Ce qui donne souvent lieu à des troubles du comportement alimentaire.
Ensuite, on va souvent penser que les gros·ses sont drôles. Et non, ce n’est pas forcément négatif, mais le problème c’est d’attribuer des caractéristiques communes à un ensemble de personnes sans que ça fasse sens. Et en même temps c’est complexe, car ce sont des prophéties autoréalisatrices : les personnes grosses vont beaucoup compenser dans leur vie, parce qu’elles intègrent très tôt l’idée qu’on ne va pas les aimer comme elles sont, donc qu’il faut qu’elles en fassent plus pour pouvoir exister. Elles vont donc développer leur côté drôle, par exemple.
Et puis comme sexisme et grossophobie vont si bien ensemble, si c’est des femmes, on va penser qu’elles adorent le sexe, qu’elles sont très orales et que c’est parce qu’elles sont gourmandes. Ici aussi, c’est compliqué. Dans une société patriarcale, ta valeur en tant que femme est validée par le regard des hommes et le désir qu’ils portent sur toi. Si t’es pas désirée, t’es moins femme, donc les femmes grosses vont avoir tendance à s’hypersexualiser pour compenser ce truc-là – je sais que c’est un discours très binaire, mais c’est uniquement pour mettre en avant certaines réalités.
« La peur de grossir est une idée grossophobe dans le sens où l’on a intériorisé le fait qu’on aura moins de valeur sur le marché de la beauté et de la baise. »
Comment les personnes non-grosses doivent se comporter pour se rendre utile à la cause ?
Être un·e allié·e, c’est d’abord accepter qu’on est tou·tes grossophobes. C’est comme le racisme, il y a des gens qui vont dire qu’ils ne sont pas racistes au lieu d’accepter qu’on en est imprégné·e dans une société ultra raciste.
Il y a des choses que les gens ont du mal à entendre, mais la peur de grossir est une idée grossophobe dans le sens où l’on a intériorisé le fait qu’on aura moins de valeur sur le marché de la beauté et de la baise. Et les gens diront : « Oui mais ce sont mes goûts, je me sens mieux comme ça », en ajoutant souvent l’argument de la santé. Mais la vérité c’est que tous nos désirs sont influencés voire produits par l’extérieur, et qu’on a aucune chance de se préférer gros·ses si on n’a pas un peu réfléchi à tout ça.
Et c’est ok, moi aussi j’ai encore des idées grossophobes intégrées, et il y a dix ans j’en avais encore dix fois plus. Mais je pense que c’est hyper important d’accepter ça pour ensuite pouvoir mieux écouter les personnes concernées.
Dans les trucs concrets, il faut aussi partager la charge mentale des personnes grosses. Les infrastructures ne sont pas adaptées à nos corps gros, du coup quand on va boire un verre avec une personne grosse, il faut réfléchir au fait que les sièges soient confortables. Énormément de personnes grosses n’osent pas dire qu’elles sont inconfortables et préféreront souffrir parce qu’il y a une espèce de honte intériorisée du genre : « Je suis responsable, j’ai pas à me plaindre, c’est moi le problème. », donc elles ne diront rien.
Pareil si vous allez faire les magasins avec des potes, si vous n’allez que dans des boutiques où on ne trouve pas sa taille, ça craint.
« Le body positivisme va vraiment avec un discours développement personnel, de bien-être, d’hygiène de vie, etc. – qui sont des trucs qui me posent problème. Je suis évidemment pour l’amour de soi, mais le problème c’est que c’est né dans une société qui capitalise sur notre mal-être. »
Toi tu te revendiques comme fat activiste et tu te détaches du body positivisme. Pourquoi ?
Je ne me suis jamais sentie à l’aise avec le body positivisme, parce que j’avais l’impression que c’était beaucoup un truc de « aime-toi, sois cool avec ton corps », et quand j’ai découvert tout ça avec internet, j’aimais pas mon corps. Donc on était en train de me dire un truc qui ne me faisait pas du bien. À l’époque j’avais l’impression que c’était contre-productif ; qu’on disait des trucs à des gens qui de toute façon ne le pensaient pas.
Un autre aspect qui pour moi n’allait pas, c’est cette notion de développement personnel, qui est assez capitaliste, finalement. Le body positivisme va vraiment avec un discours développement personnel, de bien-être, d’hygiène de vie, etc. – qui sont des trucs qui me posent problème. Je suis évidemment pour l’amour de soi, mais le fait de m’aimer n’agrandit pas les sièges des restos.
Et le fat activisme, c’est quoi ?
L’idée du fat activisme ou le mouvement de la libération de la grosseur, c’est pas d’encourager l’amour de soi-même, c’est un acte résistant pour mettre en lumière l’aspect systémique de cette discrimination. Du coup, c’est une lutte politique basée sur le système et absolument pas les individus.
Moi je suis dans une inclusivité radicale, c’est-à-dire que même une personne grosse qui ne peut plus marcher, qui est en fauteuil roulant ou même alitée, doit avoir les mêmes droits, les mêmes chances et la même bienveillance. Cet argument de la santé n’est absolument pas valable et ne fait aucun sens pour moi. Beaucoup de gens sont scandalisés quand je dis ça, mais je le pense très fort et je pense qu’il faut changer tout notre prisme de lecture des corps pour que les choses avancent.
Merci.
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