Mitterrand colonialiste, pionnier de la Françafrique : révélations | Thomas Deltombe, Julien Théry
On connaît très bien le François Mitterrand président de la République après avoir été leader des socialistes dans les années 1970. On n’ignore plus aujourd’hui la jeunesse du Mitterrand proche des milieux conservateurs nationalistes jusqu’à son implication dans le gouvernement du Maréchal Pétain. En revanche l’action du Mitterrand membre de cabinets ministériels à onze reprises sous la IVe République, entre 1946 et 1957, est largement tombée dans l’oubli, même si son rôle au début de la Guerre d’Algérie est parfois rappelé. Le travail de l’éditeur et historien Thomas Deltombe jette une lumière crue sur cette période très importante dans le parcours mitterrandien et plus particulièrement sur une préoccupation majeure du jeune politicien : l’empire colonial français en Afrique. Dans ce nouvel épisode de « La grande H. », T. Deltombe revient avec Julien Théry sur les nombreuses révélations issues de son travail dans les archives. On découvre un Mitterrand passionnément colonialiste et décidé à sauver à tout prix l’empire africain face à la montée des indépendantismes. Il choisit, en 1950, le ministère de « la France d’Outre-Mer », et poursuit son action coloniale comme ministre de l’intérieur, puis de la justice, pendant les premières années de la Guerre d’Algérie. Comme Pierre Mendès France, Mitterrand considère qu’il faut renoncer à la domination française en Indochine, trop coûteuse et incertaine, en mettant fin à la guerre contre le Viêt Minh. Mais ce retrait de l’Asie doit à ses yeux viser au renforcement de l’emprise française en Afrique. Une première réflexion approfondie sur la situation en Tunisie le conduit à théoriser une politique néocolonialiste assumée, contre le colonialisme traditionnel (car ce dernier mène tout droit à la catastrophe par son intransigeance) mais aussi et surtout contre les forces indigènes nationalistes. La réforme générale qu’il promeut accorde un assouplissement de la domination blanche au bénéfice des élites colonisées…
De l’Algérie à la Palestine : Frantz Fanon, le combat anticolonial | Adam Shatz, Julien Théry
Adam Shatz, rédacteur en chef de la London Review of Books pour l’édition des Etats-Unis, a récemment publié en français une biographie de Frantz Fanon sous titrée : “Une vie en révolutions”. JulienThéry l’a reçu dans cet épisode de La grande H. pour une discussion autour du parcours, de la pensée et de l’actualité brûlante de ce penseur toujours aussi important pour les mouvements antiracistes et anticoloniaux. Frantz Fanon, médecin psychiatre martiniquais, a traversé l’histoire comme une étoile filante. Il est mort très jeune, à 36 ans, non sans avoir publié deux livres, Peaux noires, masques blancs, et surtout Les damnés de la terre, qui ont été des références pour les mouvements anti-coloniaux et anti-racistes du XXe siècle, des Black Panthers aux révolutionnaires d’Amérique du sud en passant par les combattants palestiniens. La pensée de Fanon demeure aujourd’hui fondamentale aussi bien pour le combat décolonial dans les pays du nord que pour la résistance à la colonisation sioniste et ses crimes en Palestine. Mais Fanon fut un homme d’action autant qu’un théoricien. Après s’être engagé dans les forces françaises libres à 18 ans (il fut blessé dans les combats pour la Libération), et alors qu’il exerçait la médecine à Blida-Joinville, près d’Alger, Fanon a rejoint le FLN (Front de libération nationale) algérien dès le déclenchement de la guerre d’Algérie en 1954. Dans les années précédentes, en exerçant comme psychiatre en France, en particulier auprès des populations de “FMA”, “Français musulmans d’Algérie”, il avait compris les effets psychiques dévastateurs de l’aliénation des indigènes. La lutte aux côté du FLN le conduisit notamment au Mali, d’où il tenta d’ouvrir un front au sud de l’Algérie, et aux côtés de Lumumba au Congo. Les services secrets français essayèrent de l’assassiner, à Rome en 1959. Une leucémie l’emporta dès 1961, avant même l’indépendance de…
Après le colonialisme, face au racisme : le projet politique de la psychanalyse | Livio Boni, Sophie Mendelsohn
En partant de la controverse entre le psychanalyste Octave Mannoni d’un côté, Franz Fanon et Aimé Césaire de l’autre, au sujet d’un livre publié par le premier en 1948, “Prospero et Caliban. Psychologie de la colonisation”, Livio Boni et Sophie Mendelsohn évoquent la façon dont les mondes non-occidentaux ont été transformés par la problématique freudienne, mais l’ont aussi transformée en retour. Ils en viennent aussi, en partant d’une prophétie de Jacques Lacan au début des années 1970 selon laquelle “le racisme a bien de l’avenir”, à réfléchir aux ressorts qui sous-tendent le succès actuel du Rassemblement National et de ses idées. La psychanalyse n’a pas toujours bonne presse, en particulier à gauche de la gauche. On lui reproche la tendance de beaucoup de psychanalystes à se faire les défenseurs de l’ordre symbolique et à prendre ainsi parti pour le conservatisme patriarcal et post-colonial. Pourtant la psychanalyse a longtemps eu, dès l’oeuvre et la pratique de Freud au début du XXe siècle, une forte dimension subversive. Les deux psychanalystes invités de Julien Théry pour ce nouvel épisode d’”On s’autorise à penser” la considèrent fondamentalement comme investie d’un projet politique. C’est l’objet, selon deux approches bien distinctes, de leurs livres récents, d’une part “La vie psychique du racisme. L’empire du démenti”, texte d’intervention publié en 2021, et d’autre part “Psychanalyse du reste du monde. Géo-histoire d’une subversion”, somme collective parue en 2023. Ces ouvrages sont issus des travaux du Collectif de Pantin, dont l’objectif, depuis 2018, est de “questionner l’incidence de la race dans l’exercice psychanalytique”. En partant de la controverse entre le psychanalyste Octave Mannoni d’un côté, Franz Fanon et Aimé Césaire de l’autre, au sujet d’un livre publié par le premier en 1948, “Prospero et Caliban. Psychologie de la colonisation”, Livio Boni et Sophie Mendelsohn évoquent la façon dont les…
Gaza, l’antisémitisme : « une gigantesque manipulation de l’histoire » | Enzo Traverso, Julien Théry
Enzo Traverso, historien de la modernité politique européenne et du judaïsme, vient d’écrire un petit livre d’intervention, « Gaza devant l’histoire ». Avec Julien Théry, il revient sur la façon dont, en présentant l’attaque du 7 octobre comme un « pogrom », on falsifie les faits en les assimilant aux violences perpétrées jadis contre les minorités juives par des majorités chrétiennes. L’objectif est de dénier la réalité, celle d’une situation de résistance (quoiqu’on pense des formes que cette résistance a prises) à une occupation militaire brutale assortie de conditions humanitaires désastreuses imposées à une population entière depuis 2007. La « réponse » de l’État d’Israël à l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023 s’est très vite révélée être une entreprise de nettoyage ethnique d’ampleur sans précédent dans l’histoire de la Palestine, dont les intentions génocidaires ne sont pas même vraiment cachées par l’appareil d’État israélien. 9 mois et demi après, le bilan de cette opération, toujours en cours est d’au moins 40 000 morts « officiellement » à Gaza, dont une immense majorité de civils, et en réalité au moins trois à quatre fois plus, avec des centaines de milliers de blessés et avec plus d’un million de personnes déplacées. Pour justifier ce crime de masse auprès des opinions, les classes dirigeantes et les grands médias des pays Occidentaux ont recours à une manipulation de l’histoire bien particulière, selon une stratégie qui est d’abord cette de l’État d’Israël lui-même. Il s’agit de présenter l’attaque palestinienne comme un prolongement des persécutions subies depuis des siècles par les juifs d’Europe, du Moyen Âge au paroxysme atteint avec le génocide de 1941-1945. Enzo Traverso, historien de la modernité politique européenne et du judaïsme, vient d’écrire un petit livre au sujet de cette manipulation, « Gaza devant l’histoire » (déjà publié en italien et en espagnol, à paraître en français…
« Indigéniste » ou visionnaire ? « Mélenchon a compris quelque chose » | Yazid Arifi, Houria Bouteldja, Samir...
Le mouvement décolonial a une nouvelle revue au titre tout simple, “nous.” Les militants du site web QG Décolonial et de la chaîne Parole d’Honneur sont à l’initiative de ce lancement, qui est déjà un beau succès. Trois contributeurs, Yazid Arifi, Samir Bousnina et Houria Bouteldja, sont venus nous présenter le premier numéro et faire le point sur la situation de l’antiracisme politique avec Julien Théry dans ce nouvel épisode d’OSAP, “On s’autorise à penser”. Ce « nous. » qui fait le titre de la revue présente plusieurs dimensions, comme des cercles concentriques, expliquent les trois invités Yazid Arifi, Samir Bousnina et Houria Bouteldja. Il rassemble d’abord, au sens le plus étroit, ceux qui vivent au quotidien le racisme structurel, les “postcolonisés” (qui forment en quelque sorte “le sud du nord”), et entendent agir pour eux-mêmes, par eux-mêmes. Il désigne aussi, beaucoup largement, l’intérêt commun, l’humanité comme nécessaire et incontournable communauté de destin politique. Et entre ces deux dimensions, il s’agit des alliances qui peuvent et doivent stratégiquement réunir le mouvement décolonial aux autres forces partageant les mêmes intérêts face à la domination bourgeoise-capitaliste ‒ à commencer par les “petits blancs” (ceux que le racisme d’Etat veut monter contre les “barbares”), les classes défavorisées ou moyennes frappées de plein fouet par la montée des inégalités et tous les effets des réformes néolibérales. Sur ce dernier point, les invités mènent une discussion passionnante à propos du choix fait par LFI et Jean-Luc Mélenchon d’intégrer réellement dans leur agenda la lutte contre l’islamophobie et contre le racisme de la police, à rebours des habitudes de la gauche dite “de gouvernement”. Sur l’antiracisme politique, on peut aussi (re)voir ce précédent épisode d’OSAP, avec Houria Bouteldja et Louisa Yousfi : Source
Le Pen tortionnaire de la République en Algérie : ce qu’on veut nous faire oublier | Fabrice Riceputi, Julien...
L’historien Fabrice Riceputi présente son récent livre “Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli”, à un moment où la respectabilisation de l’extrême-droite au sein de la classe dirigeante et médiatique aboutit parfois à remettre en doute insidieusement, contre les preuves accumulées, le passé de tortionnaire du patriarche de l’extrême-droite française. On a un peu oublié aujourd’hui que si Jean-Marie Le Pen a longtemps été un personnage imprésentable (et en même temps très légitime et populaire au sein de l’extrême droite), ça n’était pas seulement à cause de ses liens avec les ex-vichystes et pétainistes de l’Occupation, pas seulement à cause de son obsession raciste de l’immigration et des dangers qu’elle représenterait, et pas seulement non plus à cause de ses penchants antisémites : c’était aussi à cause de son action pendant la Guerre d’Algérie. Jeune lieutenant engagé volontaire dans l’armée française, Le Pen a personnellement mis en œuvre, avec beaucoup d’autres, l’usage systématique et intensif de la torture contre les habitants d’Alger suspects d’appartenir le FLN ou de le soutenir pendant ce que l’on a appelé la « Bataille d’Alger », début 1957. L’objectif de l’armée et du gouvernement français était de terroriser la population pour la dissuader de suivre le mot d’ordre de grève alors lancé par le mouvement indépendantiste en vue de démontrer l’illégitimité de la puissance coloniale lors d’un débat sur la situation algérienne programmé à l’ONU. Le Pen a d’abord revendiqué sa participation aux actes de torture. Puis il l’a niée, à partir de 1984, quand son parti jusque là groupusculaire, le Front National, et ses ambitions personnelles ont pris une envergure nationale. Sa stratégie a été alors d’attaquer en justice tous ceux qui affirmaient la vérité, témoignages et preuves à l’appui. Au milieu des années 2000, la justice lui a donné définitivement tort. Des remises…
Propagande de guerre pro-israélienne : notre féminisme ne se laissera pas enrôler !
« Cet appel n’est pas politique. Cet appel est purement féministe et humaniste ». Ainsi se conclut la récente tribune publiée par Libération appelant à la « reconnaissance d’un féminicide de masse le 7 octobre ». Pas politique mais purement féministe. Pas politique, mais purement signé par, non pas un, mais deux ex-ambassadeurs d’Israël (dont l’un fut également conseiller de presse…) . Les souliers sont gros, les ficelles, exhibées, l’ironie, évidente : cette tribune n’est pas féministe, mais politique. Parce qu’elle ne relève que d’une pure opération de propagande, faisant sienne la stratégie longuement éprouvée du pinkwashing israélien, son contenu ne saurait même être l’objet d’une discussion aussi polémique soit-elle. La colonisation, le génocide en cours et la propagande qui les accompagne ne se discutent pas, mais se combattent radicalement. La possibilité que le terme de « féminisme » soit utilisé dans une si abjecte opération résulte également de notre faiblesse à la contrer, voire à la prévenir : il s’agit donc, urgemment, de refermer la porte ouverte à ce que de telles idées deviennent formulables et audibles. L’obscène propagande de guerre qui soutient cette tribune fait sciemment l’impasse de toute contextualisation de la situation pour la réifier et in fine réitérer la vision d’un monde musulman barbare contre une population israélienne féminisée et ainsi lavée et blanchie de tout soupçon. La condamnation sans appel des combattants du Hamas s’arrime en effet à la construction d’un Orient monstrueux, nécessairement coupable des pires atrocités contre les femmes, permettant ainsi une fois de plus d’annuler toute perspective historique quant à la violence intrinsèque à la colonisation. C’est précisément parce que cette propagande bat aujourd’hui son plein en France, y compris en manipulant le signifiant féminisme (comme elle manipule le signifiant d’antisémitisme), qu’il nous appartient, en tant que féministes, non seulement de la dénoncer pour ce qu’elle est, mais d’affirmer un…
Oui, Le Pen a torturé en Algérie au nom de la France | Alain Ruscio, Julien Théry
Dans une émission historique récemment diffusée sur France Inter, un historien de la guerre d’Algérie pourtant reconnu pour le sérieux de ses travaux, Benjamin Stora, s’est laissé aller à déclarer que « Jean-Marie Le Pen n’a sans doute pas pratiqué la torture en Algérie »… avant de devoir rapidement se rétracter et démentir cette contre-vérité, face au scandale suscité auprès de celles et ceux qui ont enquêté et se sont battus naguère pour établir et faire connaître les faits. Une si étonnante « erreur » sur un cas pourtant bien connu et emblématique, de la part d’un historien qui s’est rapproché du pouvoir, apparaît symptomatique du phénomène général de dé-diabolisation et de respectabilisation de l’extrême-droite en France ces dernières années. C’est l’occasion pour Julien Théry, avec son invité Alain Ruscio, historien de la décolonisation française et spécialiste, entre autres, du rôle de l’extrême droite pendant la Guerre d’Algérie, de revenir non seulement sur l’action de Jean-Marie Le Pen comme lieutenant du 1er Régiment étranger de parachustistes en 1956-1957 à Alger, mais aussi sur la progressive reconnaissance de son action de tortionnaire, jusqu’au livre publié à ce sujet par la journaliste du Monde Florence Beaugé en 2005 et l’échec final, la même année, de la procédure judiciaire en diffamation intentée par Jean-Marie Le Pen. Alain Ruscio souligne aussi, au-delà du cas Le Pen et de l’usage systématique de la torture à l’instigation des gouvernements français pendant la grande répression d’Alger et tout au long de la guerre d’Algérie, que la torture pratiquée sur les « indigènes » était une méthode de domination et de maintien de l’ordre ordinaire dans les colonies françaises depuis le XIXe siècle. Son usage était inhérent au rapport de sujétion des colonisés avec les colonisateurs. Sur la question, voir aussi notamment le dossier proposé par le site web Histoire…
Barbares et beaufs : l’entretien choc | Louisa Yousfi, Houria Bouteldja, Julien Théry
« Beaufs et barbares : le pari du nous », d’Houria Bouteldja, est récemment paru aux éditions de La Fabrique, quelques mois après « Rester barbare », de Louisa Yousfi, chez le même éditeur. Les deux autrices sont reçues par Julien Théry pour cet épisode d’« On s’autorise à penser ». H. Bouteldja et L. Yousfi commencent par revenir sur les positions et l’apport du Parti des indigènes de la République (PIR), dont l’une a été co-fondatrice en 2005, l’autre membre, et dont la contribution politique forme le contexte de leurs deux ouvrages. S’il a été très décrié, et en particulier accusé de communautarisme, le PIR est pourtant à l’origine du développement en France d’un antiracisme « politique », qui a pour la première fois pris à bras-le-corps les causes structurelles du racisme (contrairement à l’antiracisme « moral » récupéré dans les années 80 par le Parti socialiste). De nombreuses catégories d’analyses désormais largement utilisées pour saisir les données du problème, à commencer par la notion de blanchité, ont été introduites par les militants « indigénistes ». En revenant sur la mauvaise réputation de l’« indigénisme », H. Bouteldja et L. Yousfi rejettent les accusations d’homophobie ou de misogynie tout en expliquant pourquoi l’imposition de normes de vie extérieures obligées, dont l’émergence a correspondu à des enjeux politiques européens/blancs, peut constituer un surcroît de violence subi par des communautés déjà en situation de relégation à tous égards et miner plus encore leur capacité de survie dans la dignité. Avec « Rester barbare », L. Yousfi offre une méditation sur la condition des Français d’origines arabes et africaines à partir des références littéraires et musicales qui leur sont propres, loin de la culture légitime et des injonctions à l’intégration. Rejeter l’intégrationnisme, c’est, dit-elle, refuser de refermer la porte derrière soi en abandonnant à leur sort les familles du pays d’origine ou…
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