L'échec prévisible de la politique anti-drogue de Bruno Retailleau

ECONOMIE

L’échec prévisible de la politique anti-drogue de Bruno Retailleau

En cas d’échec, il ne faut surtout pas se remettre en cause. C’est l’attitude téméraire du ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, concernant la lutte contre le trafic de drogue. Ou plutôt contre la drogue, car il semble faire peu de distinction.

Après plusieurs règlements de comptes et faits de violence mortels liés au narcotrafic, le ministre a annoncé un « plan d’action » qui intensifie la politique répressive de la France concernant les stupéfiants.

Lors de son déplacement à Marseille le 8 novembre, Bruno Retailleau a déclaré son intention de mettre en place des « interdictions de paraître » pour les dealeurs dans les zones où ils opèrent et souhaite leur couper leurs aides sociales.

Il désire également « donner au préfet le pouvoir de fermer des établissements de blanchiment » d’argent lié à la drogue. Et, comme si cela ne suffisait pas, « il faut que le délinquant qui trafique puisse être expulsé de son logement », a insisté l’ancien sénateur de droite.

La série des propositions, énoncée aux côtés du ministre de la Justice Didier Migaud, paraît tout aussi longue qu’incantatoire. En ce milieu de novembre, il est difficile de savoir ce qui pourra être concrétisé et ce qui relève de la communication politique destinée aux médias. Une partie de ces suggestions devrait figurer dans un projet de loi qui sera soumis au Parlement au début de l’année 2025.

Avant Bruno Retailleau, Gérald Darmanin avait mené une « guerre contre la drogue » (ses propres mots) sans relâche, à travers des « actions coups de poing », suivies d’opérations « place nette », qui sont devenues « place nette XXL », en avril 2024.

Ces opérations mobilisent des dizaines de policiers et d’agents de la police judiciaire pendant des heures, voire des jours. Pourtant, avec des résultats plutôt maigres au regard des ressources allouées : quelques kilos de drogue, des milliers d’euros en cash, et parfois quelques armes à feu.

« Ces opérations médiatiques s’inscrivent dans une logique à court terme, au détriment de la lutte contre les réseaux de narcotrafic élaborés qui nécessitent des mois d’investigation », dénonce Nelly Bertrand, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature.

Le coût de la répression augmente…

En poursuivant l’œuvre de son prédécesseur, Bruno Retailleau continue une surenchère sécuritaire qui pèse sur les finances publiques sans engendrer les effets positifs attendus, à savoir la baisse des trafics et de la consommation.

Ainsi, depuis 2009, le budget annuel consacré à la répression des utilisateurs et des trafiquants de drogue est passé d’un demi-milliard à près de 2 milliards d’euros en 2024, d’après l’annexe du projet de loi de finances (PLF) dédiée à la politique antidrogue.

« Cependant, les crédits accordés aux forces de l’ordre [mentionnés dans les annexes du PLF, NDLR] sont généralement en coût moyen et souvent évalués de manière approximative. Ils n’intègrent pas l’ensemble de l’activité policière dédiée aux stupéfiants », analyse Yann Bisiou, maître de conférences en droit privé à l’université de Montpellier, et expert des politiques publiques relatives aux drogues.

De plus, ce montant n’inclut pas « les primes ni les indemnités spécifiques, pour les interventions nocturnes par exemple », ce qui signifie que la politique de répression coûte, selon lui, bien au-delà de 2 milliards d’euros à l’État.

Ces ressources conséquentes financent une législation d’exception, avec des méthodes d’enquête très intrusives, par exemple en utilisant, pour intercepter les communications téléphoniques, des dispositifs puissants tels que les IMSI-catchers, souvent accusés de porter atteinte à la vie privée.

L’introduction de l’amende forfaitaire délictuelle en septembre 2020 a provoqué une explosion du nombre de personnes mises en cause pour usage de stupéfiants à partir de l’année suivante.

« Cela revient à sanctionner environ un joint sur 2 500,  a calculé Yann Bisiou, qui rappelle que la majorité des amendes concernent les consommateurs de cannabis. Ainsi, il n’y a pas de dimension pédagogique, le fumeur ressent de l’injustice en constatant que d’autres ont pu consommer sans être pénalisés. »

Dans cette quête de résultats, le taux de recouvrement des amendes forfaitaires est peu reluisant. Seules 35 % sont réglées, a reconnu Emmanuel Macron, président de la République, en juin 2023. Qu’en a déduit Bruno Retailleau ? Qu’il fallait accroître leur délivrance et alourdir les sanctions contre les consommateurs.

… la consommation aussi

Le futur projet de loi viendrait s’ajouter à une déjà longue liste de textes antidrogue. Yann Bisiou a compté pas moins de 21 lois et ordonnances adoptées sur ce sujet depuis l’élection d’Emmanuel Macron en 2017.

« Cette inflation législative, qui sert principalement à la communication gouvernementale, est souvent contre-productive. Chaque nouvelle loi exige un temps d’adaptation et, par conséquent, renforce l’engorgement des tribunaux », signale Nelly Bertrand, du Syndicat de la magistrature.

En outre, la surenchère répressive n’a pas occasionné de baisse significative de la consommation. La France figure systématiquement parmi les pays européens les plus consommateurs de cannabis, quels que soient les critères utilisés.

D’après les dernières informations de l’EMCDDA (Centre européen de surveillance des drogues et de la toxicomanie), la France présente la plus forte prévalence de consommation de marijuana en Europe durant l’année passée.

« L’objectif de la pénalisation des drogues est d’amenuiser, voire d’éliminer l’usage. Or, le chercheur Alex Stevens a démontré qu’il n’existe pas de corrélation entre le modèle politique choisi concernant la gestion des drogues (pénalisation, dépénalisation ou légalisation) et le taux de consommation », explique Marie Jauffret-Roustide, sociologue à l’Inserm.

Pour la directrice du programme Drogues, sciences sociales et sociétés de l’EHESS, « ce sont plutôt les facteurs culturels ou d’accessibilité qui jouent un rôle majeur ».

Ainsi, bien que nombreux soient les Français à consommer du cannabis, leur usage de cocaïne, de nouvelles substances psychoactives ou d’héroïne reste inférieur à celui du Royaume-Uni ou de certains pays scandinaves. Le niveau de consommation ne constitue donc pas un indicateur pertinent pour évaluer une politique de gestion des stupéfiants, estime Yann Bisiou :

« Les critères à considérer sont le prix et la qualité. Dans un marché illégal, plus un produit est pur, plus il est accessible : il n’est pas nécessaire de le couper. Cela s’applique également si le prix est bas. »

Les données du ministère de l’Intérieur mettent justement en lumière que les principales drogues saisies (cannabis, cocaïne, amphétamine, héroïne) sont de plus en plus pures, à l’exception d’une seule, l’ecstasy, dont la teneur moyenne en principe actif diminue depuis 2015.

Parallèlement, leur prix au détail est demeuré stable depuis 2018, malgré l’inflation. Ce qui prouve que ces drogues sont de plus en plus accessibles et que les trafiquants n’éprouvent aucune difficulté à alimenter le marché.

Prohibition contre prévention

De surcroît, la politique de prohibition en France, qui pénalise principalement les consommateurs, est largement discriminatoire. Le Collectif pour une nouvelle politique des drogues (CNPD) souligne ainsi que les individus en situation de grande précarité ont 3,3 fois plus de chance d’être emprisonnés pour des infractions à la législation sur les stupéfiants.

Les jeunes hommes racisés sont surreprésentés parmi les individus incriminés pour infractions relatives aux stupéfiants, conséquence directe de la concentration des interpellations et des arrestations sur cette population, décalée par rapport à la répartition démographique des consommateurs, affirme le CNPD.

« Il y a une confusion entre la lutte contre la drogue et la lutte contre les consommateurs de drogues. La politique de prohibition stigmatise ces derniers, les éloigne des systèmes de soins et nuit à l’élaboration de programmes de prévention », déplore Catherine Delorme, présidente de Fédération Addiction, qui fait partie du CNPD.

La répression est particulièrement nuisible en prison. Selon les données du ministère de la Justice, plus de 13 % des détenus le sont pour des infractions liées aux stupéfiants, en faisant la troisième cause d’incarcération, après les violences et les vols. Pourtant, la prison est un lieu où la consommation de drogues est plus répandue qu’en milieu ouvert, en particulier le cannabis, comme le constatent de nombreuses études.

« S’il existe une tolérance dans beaucoup d’établissements pénitentiaires face à la consommation de drogues, pour maintenir un environnement carcéral calme, la répression limite les opportunités d’accompagnement en cas d’addiction et de politiques de réduction des risques. Les usagers préfèrent se cacher, conscients qu’ils s’exposent à des sanctions disciplinaires ou pénales », décrit Prune Missoffe, responsable des analyses de la section française de l’Organisation internationale des prisons.

« Une politique efficace sur les drogues doit pouvoir prévenir les usages parmi les populations les plus vulnérables, notamment les jeunes, et réduire les risques pour ceux qui consomment déjà », estime Marie Jauffret-Roustide. Pour y parvenir, il est primordial d’investir financièrement dans des programmes de prévention, de soin et de réduction des risques.

« En revanche, dans les pays où la consommation de drogues est pénalisée, les initiatives de prévention et de soin sont moins efficaces. Les consommateurs se sentent plus stigmatisés et moins légitimes pour en parler ou demander de l’aide », souligne la sociologue.

Constatant cette réalité, le Collectif pour une nouvelle politique des drogues a appelé en novembre 2023 à la dépénalisation de la consommation. « Une première réponse nécessaire, urgente et simple, écrit le CNPD, sans préjuger d’autres débats, comme celui sur la légalisation du cannabis ».

A l’heure où la dépénalisation est soutenue même par le Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, les gouvernements macronistes persistent dans une politique ultra-répressive, qui rappelle les années 1970 et l’échec. Malheureusement pour les victimes du narcotrafic, la position idéologique du nouvel exécutif est vouée à produire les mêmes résultats.

Cet article est une version mise à jour du premier article de notre série publiée en juillet 2024 « Face à la drogue, la France coincée dans ses contradictions ».

Comment concilier apocalypse et échéance financière ?

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Comment concilier apocalypse et échéance financière ?

La bataille contre le changement climatique ne pourra se faire sans une diminution des inégalités. C’est avec cette conviction que diverses structures de l’économie sociale et solidaire s’efforcent d’harmoniser la fin du monde et la fin du mois. Le Geres fait partie de cette démarche.

« L’association a vu le jour en 1976 suite au choc pétrolier, fondée par des chercheurs de l’université marseillaise engagés dans des projets d’énergie renouvelable », raconte Hasna Oujamaa, en charge du mécénat et des partenariats au Geres. Ils ont estimé qu’investir dans de tels projets ne devait pas uniquement profiter aux populations aisées et qu’il fallait donner la possibilité aux personnes en situation précaire d’y accéder. »

Le Geres, dont l’acronyme signifie « Groupe énergies renouvelables environnement et solidarité », agit ainsi depuis plus de quarante ans pour honorer cet engagement.

S’adapter au contexte local

Active dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, essentiellement dans la métropole d’Aix-Marseille, l’association lutte contre la précarité énergétique dans le secteur résidentiel.

« Nous soutenons les ménages afin qu’ils puissent diminuer leurs factures d’énergie et effectuer la transition énergétique de leurs logements », explique Hasna Oujamaa. Cela inclut aussi les habitations soumises aux chaleurs estivales pouvant frôler les 45 degrés. »

Les solutions offertes à ces ménages précaires vont des interventions d’urgence, comme la réparation d’un carreau brisé ou le remplacement d’ampoules incandescentes par des modèles plus économes en énergie, jusqu’à des rénovations plus importantes.

« Nous accédons aux logements afin de mieux comprendre leurs caractéristiques et identifier les points d’intervention, et nous guidons les personnes dans l’accès aux financements publics pour réaliser les travaux », poursuit Hasna Oujamaa.

L’ONG, dont le siège est à Aubagne (13), emploie environ quarante personnes en France, mais a un effectif total de 176 salariés, répartis dans plusieurs bureaux à l’international : Bamako (Mali), Oulan-Bator (Mongolie), Douchanbé (Tadjikistan), Phnom Penh (Cambodge)…

En Mongolie, le Geres a aussi un programme dédié à la rénovation énergétique des habitations. L’ONG applique diverses techniques en s’adaptant aux matériaux localement disponibles et au climat, afin d’identifier les solutions les plus efficaces et acceptées.

« Nous adoptons une approche filière, en essayant de créer un équilibre sur le marché en collaborant avec les banques et les organismes de microfinance, ainsi qu’avec les compétences locales en construction, tout en offrant des formations en autoconstruction et autorénovation », précise Hasna Oujamaa.

Le Geres aborde aussi des enjeux purement énergétiques. Au Bénin, il collabore, par exemple, avec des petites entreprises situées aux abords des villes qui n’ont pas accès à l’électricité, qu’il s’agisse de boulangeries, d’artisans ou de salons de coiffure.

Les solutions peuvent varier : créer une zone d’activités électrifiée en regroupant plusieurs structures, les connecter à un mini-réseau, ou déployer un kit solaire pour produire un peu d’électricité. « L’accompagnement inclut aussi l’aspect économique, car passer à une énergie électrifiée pour un boulanger qui pétrissait auparavant à la main modifie son modèle économique », explique Hasna Oujamaa.

Les bénéfices recherchés ne se limitent pas à l’aspect économique, mais englobent également des dimensions environnementales et sanitaires, car certaines énergies utilisées pour la cuisson peuvent être polluantes et néfastes pour la santé.

Un village pour le réemploi

Associer des publics en situation précaire à des activités économiques orientées vers l’écologie est une méthode explorée par de nombreuses structures de l’économie sociale et solidaire depuis plusieurs années, notamment dans les domaines de l’insertion et du réemploi. Le projet Ikos à Bordeaux en est un exemple. Cette société coopérative d’intérêt collectif (Scic) regroupe neuf organisations de réemploi solidaire pour créer un village du réemploi.

« Ce projet a vu le jour en 2017 dans l’esprit de cinq directeurs de structures de réemploi solidaire à Bordeaux », raconte Marion Besse, anciennement à la tête de Relais Gironde, qui collecte et réutilise le textile, et aujourd’hui PDG d’Ikos. Nous avons réalisé que nous étions confrontés aux mêmes défis et qu’en nous unissant, nous pourrions y faire face. »

Ces organismes partagent effectivement des locaux souvent restreints, limitant ainsi le volume de produits traités et pouvant altérer les conditions de travail. « À cette époque, nous avons aussi constaté l’émergence d’acteurs du réemploi avec une approche purement commerciale, tels que Vinted ou Leboncoin, et nous avons conclu qu’avec nos structures, nous avions atteint les limites d’un modèle ; que nous avions de nécessaires petites adresses avec des horaires parfois complexes. »

Parmi les neuf structures fédérées aujourd’hui par Ikos, on trouve Le Relais Gironde, Envie Gironde, entreprise d’insertion reconditionnant des appareils électroménagers, Replay, qui retape des jouets, les Compagnons bâtisseurs, qui collectent des matériaux et équipements de bâtiment, Le livre vert, structure d’insertion qui récupère des livres pour les remettre en circulation ou recycler, ou encore la Recyclerie sportive, qui réemploie du matériel sportif.

Après plusieurs années de travail et de recherche, un terrain a été identifié en 2021. Les travaux devraient commencer l’année prochaine, avec une ouverture au public programmée pour le printemps 2027. Ce village Ikos s’étendra sur 12 000 m2, dont 2 000 m2 seront consacrés à une galerie marchande :

« Nous proposerons une offre globale de réemploi, avec presque tous les domaines de consommation pour les particuliers : mode, mobilier, décoration, jouets, électroménager, culture, épicerie antigaspi, articles de bricolage et de jardinage, ainsi que du matériel sportif », avance Marion Bresse.

Ce lieu offrira principalement 8 000 m2 pour stocker et trier, ce qui permettra aux différentes structures de passer d’une capacité de collecte de 8 000 à 13 000 tonnes par an. De plus, il devrait générer 100 emplois nets, portant le total des postes sur le site à 320, dont la moitié seront en insertion.

L’activité de la Scic Ikos, petite structure comptant quelques employés, consistera à animer ce lieu où les structures de réemploi solidaire poursuivront et développeront leurs activités. Cela démontre que ces projets ne sont pas uniquement des alternatives écologiques et sociales, mais également économiques.

Pour aller plus loin :

Le débat « Transition écologique : comment avancer par vents contraires ? », le vendredi 29 novembre à 16 h 30 aux Journées de l’économie autrement, à Dijon. Voir le programme complet de cet événement organisé par Alternatives Economiques.

Blandine Chelini-Pont : « La justice n'a pas eu le cran de déclarer que Trump représentait une menace pour la démocratie »

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Blandine Chelini-Pont : « La justice n’a pas eu le cran de déclarer que Trump représentait une menace pour la...

La victoire de Donald Trump à la présidentielle suscite des inquiétudes aussi bien aux États-Unis que dans le reste du monde. En 2017, l’homme d’affaires avait accédé à la Maison-Blanche presque de façon inattendue. Mal préparé, il s’était entouré en partie de républicains traditionnels, respectueux des institutions, qui avaient joué le rôle de contre-pouvoirs internes et limité les excès de leur leader.

Donald Trump les a progressivement écartés et a commencé à constituer une équipe dont le critère principal est la loyauté. Son retour à la tête de la première puissance mondiale pourrait donc se révéler encore plus destructeur pour l’État de droit, la séparation des pouvoirs et l’application d’un programme ultraconservateur.

Blandine Chelini-Pont, professeure d’histoire contemporaine à l’université Aix-Marseille, analyse les dérives du premier mandat de Donald Trump et esquisse les tendances de ses quatre années à venir dans le bureau ovale.

Donald Trump a remporté l’élection présidentielle, les républicains dominent le Sénat, la Chambre est encore en suspens. Quels contre-pouvoirs pourraient freiner son action ?

Blandine Chelini-Pont : Les contre-pouvoirs existent, établis par la Constitution fédérale. C’est le système des « checks and balances » qui, en théorie, protège le champ d’action de chaque pouvoir (exécutif, législatif et judiciaire), avec un mécanisme de contrôle et de coopération assez flexible. C’est le fonctionnement idéal. Cependant, ce dernier a été sujet à de nombreuses dérives, notamment une présidentialisation de plus en plus marquée, qui s’est intensifiée pendant le premier mandat de Donald Trump.

Comment cette présidentialisation s’est-elle manifestée ?

B. C.-P. : Donald Trump a négligé les procédures institutionnelles et les règles stipulées dans la Constitution. Par exemple, il a souvent évité de passer par le Sénat pour valider les nominations de son cabinet et d’autres responsables de l’exécutif. Lors de son prochain mandat, il pourrait accentuer l’utilisation de son pouvoir de nomination au sein de l’administration.

Le think tank ultraconservateur Heritage Foundation soutient cette démarche : il espère que Trump va renvoyer toutes les personnes soupçonnées d’être des « gauchistes » au sein de l’administration fédérale et propose le remplacement immédiat de plusieurs dizaines de milliers de fonctionnaires fédéraux [en comparaison, environ 4 000 remplacements lors d’une alternance classique, NDLR.].

Les républicains accusent l’État fédéral de restreindre les libertés des Américains et des États fédérés. Ils se présentent comme les opposants du Deep State, « l’État profond ».

Néanmoins, paradoxalement, le remède qu’ils suggèrent consiste à octroyer au président des États-Unis un pouvoir maximal sur le contrôle de l’administration. Il est donc légitime de s’inquiéter de l’infiltration des réseaux trumpistes dans tous les services de l’État.

Les agences gouvernementales jouissant d’une certaine indépendance dans leur pouvoir de contrôle [comme la CIA ou l’agence de protection de l’environnement, NDLR.] sont particulièrement visées. Donald Trump pourrait tenter de les subvertir – c’est-à-dire de modifier leurs missions à son avantage – de couper leur financement, voire de les supprimer totalement.

Le parti républicain compte-t-il encore des opposants au trumpisme ? Si oui, ont-ils un quelconque pouvoir ?

B. C.-P. : Un certain nombre de républicains ont publiquement fait part de leur opposition à Donald Trump. Plus de 200 d’entre eux ont signé une tribune dans USA Today pour soutenir Kamala Harris contre leur candidat. La figure la plus emblématique de ces dissidents est Liz Cheney, ancienne numéro trois du Grand Old Party [jusqu’en 2021, NDLR.] et fille de Dick Cheney, vice-président sous George W. Bush. Elle s’est éloignée de Trump depuis l’assaut du Capitole en 2021.

Cependant, ces républicains n’occupent plus de mandat fédéral. Liz Cheney, par exemple, n’a pas été réélue en 2022. Depuis les élections de mi-mandat de 2022, les élus républicains au Congrès sont essentiellement des trumpistes radicaux ayant fait campagne sur le nom du milliardaire.

En plus de la victoire de Trump à la présidence, le Sénat dispose d’une large majorité républicaine, et il est probable que la Chambre des représentants reste également républicaine [les résultats ne sont pas encore connus, NDLR.]. Cela constituerait un coup maître, permettant à Donald Trump d’agir comme bon lui semble.

La justice pourrait-elle le limiter ? Quels événements ont eu lieu à ce sujet durant son premier mandat ?

B. C.-P. : Durant son premier mandat, il a tout mis en œuvre pour que le ministère de la Justice n’ouvre pas d’enquête sur les affaires le concernant, en critique publiquement le procureur général et en lui exerçant des pressions.

Ce fut notamment le cas à propos de l’ingérence russe dans la campagne électorale de 2016, qui a conduit à la condamnation de plusieurs membres de l’équipe de Trump. Ce dossier a contribué ultérieurement à la première procédure d’impeachment, c’est-à-dire de destitution, visant Donald Trump, en 2019-2020. Cependant, il s’agit d’une procédure politique et non judiciaire.

Malgré le déclenchement de deux procédures de destitution, Donald Trump n’a jamais été condamné, ni par le Congrès, ni par la Cour suprême, ni par la justice pour abus de pouvoir. Est-ce une illustration de la faiblesse de l’État de droit américain ?

B. C.-P. : Il a néanmoins été condamné au civil et au pénal dans plusieurs affaires, la plus récente en lien avec la fraude fiscale relative à l’affaire Stormy Daniels, dans l’État de New York. Cependant, il n’a jamais été condamné pour ses abus de pouvoir en tant que chef de l’exécutif.

A la suite de l’insurrection du 6 janvier 2021, le Congrès a rejeté la seconde procédure de destitution de Trump, les républicains ayant voté contre. Par la suite, la Cour suprême a protégé le milliardaire contre des poursuites pénales en arguant dans sa décision du 1er juillet 2024 que le Président bénéficie d’une « présomption d’immunité » concernant ses actes officiels.

En conséquence, il n’a été ni « puni » politiquement par le Congrès ni pénalement pour incitation à l’insurrection, et il n’a donc jamais été déclaré inéligible. Cela donne l’impression que le système judiciaire fédéral a été incapable d’agir, que ce soit de manière volontaire ou involontaire.

Les juges du système judiciaire fédéral n’ont pas eu le courage de déclarer que Trump représentait un danger pour la démocratie. De plus, la décision du 1er juillet de la Cour suprême élimine toute possibilité de contester d’éventuels abus de pouvoir si Trump revient à la Maison-Blanche.

On peut donc conclure que l’État de droit a été affaibli aux États-Unis, car le système américain repose largement sur l’intégrité et l’honnêteté de ses responsables politiques.

Les Pères fondateurs croyaient qu’un homme politique représentant la démocratie devait adopter un comportement décent et respectueux des institutions. Ainsi, il n’existe pas suffisamment de contraintes constitutionnelles pour limiter les excès de pouvoir de l’exécutif et son arbitraire. Or, Trump ne se préoccupe guère de la philosophie des institutions, il se considère comme le chef et décide selon sa propre volonté.

Les observateurs estiment que Donald Trump est aujourd’hui bien mieux préparé pour la fonction, à l’aube de son second mandat. Quel est le rôle de l’Heritage Foundation et de son « Project 2025 » dans cette préparation ?

B. C.-P. : Donald Trump a démenti l’influence du think tank Heritage Foundation durant sa campagne et a affirmé ne pas avoir lu le Project. Sur ce dernier point, cela pourrait être vrai : il ne lit pas. Cependant, toute son équipe l’a analysé en détail, et certains des auteurs du projet deviendront ses conseillers les plus proches à la Maison-Blanche.

Les documents du Project 2025 contiennent une liste de personnalités républicaines prêtes à s’engager. Trump dispose donc d’une armée potentielle de hauts fonctionnaires à sa disposition – ce qui est l’une des raisons pour lesquelles on estime qu’il est mieux préparé que lors de son premier mandat.

Je pense que le Project 2025, qui prône un virage ultraconservateur et une transformation radicale de l’État fédéral, sera appliqué par Donald Trump et son équipe. Plusieurs de ses proches, comme Steve Bannon, ont d’ailleurs multiplié les menaces contre les « conspirateurs » — dans les médias, au gouvernement, dans les administrations — qu’ils prévoient de traquer et de poursuivre pour trahison.

En dehors de l’Heritage Foundation, de nombreux autres réseaux d’influence ont établi des liens avec les équipes de Trump. Je pense par exemple à la Federalist Society, un regroupement de juristes conservateurs et religieux, qui a proposé de nombreux noms de juges fédéraux nommés par Trump lors de son premier mandat. Ces personnes ont des idées très arrêtées et sont extrêmement déterminées. L’une de leurs cibles était d’abroger l’arrêt Roe v. Wade, qui garantissait le droit à l’avortement au niveau fédéral, et ils ont réussi.

Peut-on donc s’attendre à un second mandat plus radical et plus efficace dans l’implémentation de son programme conservateur ?

B. C.-P. : Absolument, surtout en ce qui concerne l’immigration. Trump a promis de traquer les immigrés et de les renvoyer des États-Unis. Globalement, il tend à tenir ses promesses. Il n’éprouve aucune préoccupation pour les procédures ou le respect du droit. Il justifie son discours en affirmant que toute restriction à sa volonté est contraire à la volonté populaire, étant donné qu’il a été élu. Ce discours trouve écho auprès d’une grande partie de la population qui ne saisit pas les mécanismes de l’État de droit ou des institutions américaines.