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La remise du prix de la Banque de Suède en économie 2024 incite à réfléchir sur la géographie de la recherche économique et à examiner l’évolution des décisions du comité suédois au cours des deux dernières décennies.
Après avoir abandonné la grande théorie qui motivait sa création en 1969, le prix témoigne depuis 2000 d’une volonté de distinguer des chercheurs qui s’attaquent aux enjeux contemporains plutôt qu’à ceux qui ne se concentrent que sur l’élaboration de nouveaux outils ou l’identification de mécanismes de coordination inédits.
Le choix de cette année, qui honore trois économistes démontrant l’importance du politique dans la création des institutions favorisant la prospérité et la croissance, laisse-t-il présager un regain d’intérêt pour une économie institutionnelle, historique et comparative ?
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Les lauréats de 2024, bien que d’origines nationales variées, sont tous professeurs dans des institutions universitaires parmi les plus renommées d’Amérique du Nord. Daron Acemoglu, d’ascendance turco-arménienne, est le protagoniste principal, ayant collaboré avec James Robinson, un Britannique, coauteur d’un ouvrage à succès Power and progress (2013), ainsi qu’avec Simon Johnson, un autre Britannique devenu Américain, pour le livre Why nations fail ? The origins of power, prosperity and poverty (2023).
Ce partage du prix est donc dicté par l’interconnexion de leurs travaux plutôt que par une simple convergence d’approches complémentaires comme cela a souvent été le cas auparavant.
Cette distinction n’est pas une surprise compte tenu des multiples contributions significatives de Daron Acemoglu, mais aussi parce qu’entre 2000 et 2024, les chercheurs affiliés aux universités américaines ont reçu le prix 38 fois, la France deux fois, l’Angleterre une fois et la Norvège une fois. Environ 83 % des prix ont été attribués à des établissements tels que le MIT, Chicago et Harvard, soulignant ainsi la tendance générale observée entre 1969 et 1999, où ce chiffre n’était que de 73 %. Deux interprétations opposées pourraient expliquer cette concentration extrême.
La première insiste sur le fait que les universités américaines disposent des ressources les plus généreuses, attirant ainsi les économistes les plus brillants du monde entier. Dans une profession compétitive, cette hiérarchie serait donc le résultat de critères objectifs.
Étant donné le faible nombre d’institutions concernées, on pourrait avancer qu’elles constituent un club très exclusif qui affiche sa puissance, y compris dans l’attribution des prix. Bien que le prix soit décerné par l’Académie royale de Suède, celle-ci valide la domination nord-américaine, car, depuis la Seconde Guerre mondiale, le cœur de la profession s’est déplacé de la Grande-Bretagne vers l’Amérique du Nord.
La vérité se trouve probablement entre ces deux extrêmes : il existe de remarquables économistes porteurs d’innovations significatives, mais il arrive aussi que l’affiliation à un cercle restreint, comme celui de l’université de Chicago, engendre la remise de ce prix à d’autres économistes dont l’apport est largement moins substantiel.
Le comité souligne que les trois récipiendaires ont réussi à illustrer le rôle des institutions et, par conséquent, du politique, dans la divergence entre économies prospères et sociétés empêchées d’accéder au développement. Il s’agit d’une rupture majeure vis-à-vis du leitmotiv qui a précédé, souvent enclos dans une discipline économique s’auto-référentielle mettant l’accent sur la rationalité, le marché et l’équilibre.
Les trois chercheurs soutiennent en ce sens que les marchés ne constituent pas le seul mode de coordination, car des institutions fondamentales encadrent et régulent l’activité économique. Ainsi, le politique devient inextricable de toute analyse économique qui aspire à être pertinente, au point qu’elle doit se réinventer en une économie politique.
Ces institutions ne sont pas de simples obstacles à une économie de marché, mais elles sont intrinsèques à chaque ordre économique observable dans l’espace et le temps. Certaines configurations institutionnelles favorisent une prospérité et des innovations qui s’accumulent sur le long terme. À l’opposé, en l’absence d’intermédiaires politiques capables d’assurer la diffusion des avantages du progrès technique, certaines sociétés peinent à exploiter des moments cruciaux pour sortir de la pauvreté. Les auteurs mettent particulièrement en lumière le rôle des droits de propriété, rejoignant ainsi l’École de Chicago, mais leur contribution dépasse cette institution fondamentale.
L’économiste doit porter son attention non seulement sur la production et la création de valeur et de richesse, mais également sur leur distribution, conditionnant la durabilité d’un système de croissance. De cette manière, ils apportent un complément précieux aux travaux de Thomas Piketty : alors que celui-ci privilégie la redistribution à travers la fiscalité et les biens publics, Acemoglu et ses collègues s’intéressent à la distribution initiale des revenus, également façonnée par des processus politiques.
Ainsi se rouvre le débat sur une économie institutionnelle moderne. Ce thème avait déjà été reconnu par le comité lors de la distinction de Douglas North en 1993, puis celle d’Eleanor Östrom en 2009. On peut évaluer la rareté d’une telle reconnaissance au regard des quatre autres voies qui conduisent au prix de la Banque de Suède.
En 1969, la création de ce prix s’inscrivait dans une vision ambitieuse qui souhaitait établir l’économie sur le même plan que la physique. Paul Samuelson (lauréat en 1970) en est la figure emblématique, ayant appliqué les outils mathématiques de la physique à l’économie. L’exploration de cette voie a abouti à une impasse, car la généralisation de la théorie de l’équilibre général se révèle impossible et produit autant de modèles que d’hypothèses. Il en ressort que l’espoir d’une fondation axiomatique de l’économie s’est évaporé !
De 2000 à 2024, seules trois tentatives de refondation théorique ont été récompensées. D’abord par un partenariat avec la psychologie (Kahneman, 2002), ensuite avec l’économie comportementale (Thaler, 2017), ou encore par l’analyse des liens entre innovation et croissance (Romer, 2018).
Ces deux dernières décennies ont également été témoins d’avancées significatives en matière de statistiques et d’économétrie. « Développons des méthodes rigoureuses d’analyse des données et les fondements d’une approche économique scientifique émergeront à travers une accumulation d’études empiriques » : tel est le projet de la majorité des économistes. Ils peuvent ainsi examiner les causalités, point faible des recherches économétriques classiques, ce qui explique la reconnaissance des travaux d’Heckman (2000) et de Sargent (2011).
De son côté, l’économétrie des séries temporelles ouvre la voie à une macroéconomie dynamique, essentielle pour évaluer, par exemple, les effets des politiques économiques à court et moyen termes (Engle, 2003). L’augmentation de la fréquence et le volume croissant des données financières permettent un développement sans précédent de la finance de marché : l’analyse des processus stochastiques (les marchés financiers sont-ils efficients ?) remplace les évaluations en termes d’équilibre général statique (Fama, 2013). De même, il est indéniable que les ajustements des marchés du travail présentent des caractéristiques spécifiques pouvant être mises en lumière par des techniques appropriées (Card, 2021).
Malheureusement, cette approche inductive n’a pas produit le modèle canonique que ce tournant empirique laissait espérer. Peu de régularités statistiques se retrouvent à travers les périodes, les pays ou les secteurs. En conséquence, le prix de la Banque de Suède a dû récompenser une série d’études mettant en lumière des mécanismes fondamentaux, dans l’espoir qu’elles permettent un jour d’établir une théorie à part entière !
Ce troisième axe de recherche a connu une activité accrue depuis 2000. Il commence par reconnaître avec Akerlof, Spence et Stiglitz (2001) que l’asymétrie d’information empêche les marchés d’atteindre l’efficacité et l’auto-équilibre attribués par la théorie économique classique. L’analyse des cycles économiques remplace ainsi la référence à un équilibre stationnaire (Kydland, 2004). Les théories des jeux réinventent les conceptions de l’équilibre (Aumann, 2005), tandis que la prise en compte du temps introduit des dilemmes complexes dans les décisions économiques (Phelps, 2006). L’aspect géographique n’est pas en reste avec la reconnaissance des travaux de Krugman (2010) et de son attribution de rendements croissants.
Il est remarquable que, de 2007 à 2020, de nombreuses recherches aient porté sur le fonctionnement des marchés, tant dans une perspective analytique (Hurwitz, 2007 ; Diamond, 2010 ; Roth, 2012) que normative : comment encourager la concurrence via la réglementation (Tirole, 2014) ou quelle est la meilleure manière d’organiser des enchères (Milgrom, 2020). Une autre question concerne la nature des contrats (Hart, 2016), qui sont une caractéristique essentielle des économies de marché.
Il ne fait aucun doute que les outils et les mécanismes de coordination des économistes se sont considérablement étoffés grâce à ces récompenses. Cependant, la compréhension des économies modernes a-t-elle suffisamment progressé pour fournir des recommandations scientifiquement valables aux décideurs et aux acteurs des politiques publiques ?
C’est effectivement le quatrième axe de recherche que l’Académie royale de Suède reconnait. En cela, elle se reconnecte à l’origine même de l’économie politique : observer les phénomènes récents et développer les concepts nécessaires pour les appréhender, afin d’éclairer notamment les décisions des responsables politiques.
Or, l’entrée au XXIe siècle a mis en lumière de nombreuses anomalies. Dans le domaine de la santé économique, pourquoi l’espérance de vie a-t-elle divergé entre différentes classes sociales (Deaton, 2015) ? Comment intégrer le changement climatique dans les modèles macroéconomiques (Nordhaus, 2018) ? Si la pauvreté ne peut être atténuée par des politiques macroéconomiques, pourquoi ne pas multiplier les expériences contrôlées pour en tirer des enseignements et établir des politiques ad hoc (Duflo & Banerjee, 2019) ?
Les crises financières, touchant principalement les pays en développement, notamment en Amérique Latine puis en Asie, ont commencé à affecter les économies les plus avancées – d’abord le Japon, puis les États-Unis (Bernanke, 2022). De façon implicite, l’économie était « genrée ».
Face aux revendications féministes, à l’essor du travail féminin et aux relations avec l’évolution des structures familiales, la reconnaissance de ce nouveau champ de recherche était nécessaire (Goldin, 2023). Ces spécialisations sont très utiles pour le progrès des connaissances et la gestion des politiques publiques, mais les grandes théories restent-elles envisageables ?
Porté par un certain optimisme, on pourrait penser que les lauréats de 2024 signalent un retour à l’âge d’or de l’économie politique nord-américaine, institutionnaliste et historique, marqué par des penseurs tels que Commons, Mitchell ou Veblen. Cependant, une certaine prudence est de mise.
En effet, bien que Douglas North soit célébré et reconnu, il n’a pas établi l’équivalent de l’école de pensée de Milton Friedman. La reconnaissance des travaux d’Eleanor Östrom (2009) est étonnante a priori, puisque celle-ci démontrait que les individus d’une communauté peuvent concevoir des formes d’organisation innovantes pour gérer efficacement et équitablement une ressource naturelle partagée, c’est-à-dire un bien commun. À noter également que l’axe de l’économie institutionnelle, tout comme celui des fondements théoriques, demeure plutôt limité !
La question de la collaboration entre diverses disciplines se pose, où l’économie standard n’est pas nécessairement dominante, nécessitant la coopération entre économistes, sociologues, politologues, gestionnaires, psychologues, juristes, historiens et philosophes. La Society for the Advancement of Socio Economics (SASE) a été fondée en 1989 dans ce but et jouit d’une reconnaissance internationale. On hésite à évoquer l’approche de la régulation ou la théorie des conventions qui depuis longtemps s’attachent à un renouvellement théorique de l’économie autour du rôle des institutions et des organisations.
Tous ces courants ont-ils une réelle chance de devenir les futurs lauréats du prix de la Banque de Suède en économie ? L’avenir nous le dira, mais la première partie de cet article suscite des doutes sur cette question !
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