Ces coopératives qui font face à l’ubérisation de l’emploi

ECONOMIE

Ces coopératives qui font face à l’ubérisation de l’emploi

En dépit de l’opposition de la France, une directive européenne qui prévoit une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes est en voie d’être adoptée. Reste à déterminer comment elle sera intégrée dans les législations nationales. En attendant, la résistance continue de s’organiser sur le terrain.

Dans le domaine de la livraison à vélo, de nombreuses coopératives de cyclistes ont vu le jour çà et là : en France, Sicklo à Grenoble, Fast and Curious au Havre, Les Coursiers de Metz dans la ville éponyme… Au total, on dénombre environ quarante coopératives de cyclistes livreurs et logisticiens dans le pays, toutes affiliées à la fédération CoopCycle.

Le principe : ces coopératives embauchent les livreurs et ont collaboré au développement d’une application de mise en relation. « Nous sommes à la fois livreurs, logisticiens, gestionnaires et mécaniciens (…) Nous ne désirons pas travailler dans une économie ubérisée, nous créons nos propres coopératives », souligne le site de CoopCycle.

En Seine-Saint-Denis, la démarche des chauffeurs VTC est différente. Plus de 500 d’entre eux se sont regroupés au sein d’une société coopérative d’intérêt collectif (Scic), Maze. L’objectif : offrir « une alternative à l’entrepreneuriat fictif des plateformes », précise Brahim Ben Ali, le fondateur et directeur général. Contrairement aux livreurs à vélo, les chauffeurs de Maze ne sont pas salariés de la Scic. Ils demeurent indépendants, étant chacun propriétaires de leur véhicule.

Quels sont alors les atouts de la coopérative ? « Elle négocie des protections sociales, les tarifs des assurances des véhicules et les véhicules eux-mêmes », énumère Brahim Ben Ali. Il s’agit donc d’assurances individuelles, mais négociées collectivement. L’idée est malgré tout de garantir une uniformité dans le service fourni : par exemple, un code vestimentaire sur lequel les chauffeurs se sont mis d’accord.

Des décisions prises collectivement

De manière générale, fini le lien de subordination : les décisions sont prises de manière collective. Maze est constitué de cinq collèges regroupant différentes catégories d’associés, qui participent aux votes : deux collèges « chauffeurs », selon qu’ils comptent plus ou moins de trois ans d’ancienneté, un collège d’utilisateurs bénéficiaires (la part sociale s’élève à 50 euros), un collège d’institutions publiques, incluant l’intercommunalité Plaine Commune et le département de Seine-Saint-Denis, et enfin, un collège « bénévoles ».

Comme pour les VTC des grandes plateformes, et en accord avec la loi Thévenoud de 2014, il est interdit pour les chauffeurs de Maze de proposer des courses « à la volée ». Les clients doivent s’inscrire via une plateforme de réservation, qui a coûté à la jeune entreprise un investissement de 300 000 euros.

Pour une nuit « normale » dans la métropole parisienne, il faut compter environ 3 000 chauffeurs. Avec ses quelque 500 « chauffeurs-sociétaires », Maze est encore loin du nombre requis. C’est pourquoi l’idée est de se lancer d’abord sur le marché professionnel, le B2B, à Lille et Paris. L’entreprise vise également les collectivités. « Il faut roder la bécane », résume Brahim Ben Ali.

Pour un trajet Lille centre-aéroport, un chauffeur Maze percevra 29 euros, auxquels s’ajoute une commission (15 % sur la gamme économique, 20 % sur les berlines et vans) qui va au pot commun et est redistribuée sous forme de bénéfices.

Sur le plan économique, l’incertitude demeure. L’argent reste un enjeu crucial. « Nous n’avons bénéficié d’aucune aide de l’Etat », déplore le PDG. Mi-octobre, Maze a lancé un financement participatif, espérant collecter entre 1,5 et 2 millions d’euros d’ici février prochain. Avis aux intéressés !

Une approche différente du nettoyage

Une autre ville, un autre secteur, un autre modèle. À Nantes, Véry’fiable offre depuis douze ans des services de nettoyage et de ménage pour les entreprises et les particuliers. Bien qu’il n’y ait pas de plateforme d’intermédiation dans ce domaine, la précarité y est omniprésente.

« À l’origine, il y a un groupe de cinq personnes travaillant pour une grande entreprise qui ont décidé de fonder leur propre société », résume Anne Chauchat, qui vient de devenir sociétaire après un parcours d’intégration de deux ans. La Scop compte 35 employés, dont seuls 9 ont été transformés en sociétaires après avoir suivi le célèbre parcours.

Véry’fiable emploie de nombreuses personnes initialement éloignées de l’emploi. « Nous collaborons avec des structures d’insertion et des organismes d’accompagnement pour les personnes étrangères », ajoute encore Anne Chauchat.

Le choix de la coopérative répond à plusieurs objectifs : valoriser des métiers souvent dévalorisés ; offrir des perspectives d’évolution professionnelle, avec l’apprentissage de compétences entrepreneuriales, puisque les sociétaires d’une Scop doivent superviser la gestion ; améliorer les conditions de travail ; et répondre à une demande de clients prêts à payer davantage pour des salariés traités avec plus de considération.

« Lors d’une première visite chez les clients, nous examinons le matériel proposé », explique Anne Chauchat. Nous recommandons d’utiliser uniquement du vinaigre blanc et du liquide vaisselle. Un client qui voudrait imposer de l’eau de javel par exemple, c’est non. »

Idem pour les aspirateurs muraux légers : « À l’usage, ils entraînent des tendinites. »

Les employés sont rémunérés au Smic ou au-dessus, en fonction de leur expérience. Le salaire est annualisé, avec un nombre d’heures fixes comptées dans le mois, afin d’assurer une sécurité tout en tenant compte des annulations de dernière minute. Sur le marché des particuliers, la prestation est facturée 33 euros de l’heure + 4 euros de frais de déplacement. « C’est la fourchette haute, mais nous l’assumons », souligne Anne Chauchat.

Sur le plan financier, la Scop se porte bien, même si elle ne génère pas « des marges énormes », précise encore la sociétaire. Elle investit beaucoup dans la formation aux métiers et les parcours d’intégration pour devenir associé. Tout cela sans bénéficier des aides d’une association ou celles d’une structure d’insertion par l’activité économique. Toutefois, elle est en partie soumise à la convention des services à la personne, ce qui permet à sa clientèle de particuliers de profiter d’un crédit d’impôt de 50 %.

Véry’fiable a reçu en 2021 le prix national de la Fondation du crédit coopératif et, en 2023, le prix régional Pays-de-la-Loire de l’économie sociale et solidaire.

POUR ALLER PLUS LOIN :

Le débat « A-t-on renoncé à lutter contre la pauvreté ? », le samedi 30 novembre à 9 h 45 aux Journées de l’économie autrement, à Dijon. Consultez le programme complet de cet événement organisé par Alternatives Economiques.

Accéder à la propriété à moindre coût : quel est le bilan du bail réel solidaire ?

ECONOMIE

Accéder à la propriété à moindre coût : quel est le bilan du bail réel solidaire ?

En 2022, Benoît Wuzyk projette d’acquérir un appartement. Cependant, à Rueil-Malmaison (92), les tarifs, avoisinant les 8 000 € le m², sont hors de portée pour lui. Il découvre alors qu’il peut bénéficier du bail réel solidaire (BRS). Grâce à ce dispositif, il réussit à obtenir, pour lui et sa famille, un 5 pièces dans son quartier, à 398 000 €, soit 4 200 € le m².

Benoît n’est propriétaire que des murs de son appartement. Le terrain sur lequel son immeuble est bâti appartient à un office foncier solidaire (OFS), à qui le Francilien verse une « redevance » mensuelle de 190 euros. En plus du prix d’achat réduit, le nouvel acquéreur était éligible, au moment de l’achat, à un prêt à taux zéro (PTZ) pour une partie de son emprunt. De quoi diminuer le coût de l’opération financière.

D’après le dernier rapport élaboré par le groupement « Réseau Foncier Solidaire », 1 012 logements en BRS étaient présents en France fin 2022. Qu’ils soient des appartements ou des maisons individuelles, la majorité d’entre eux sont neufs. En dissociant le foncier du bâti, cette structure immobilière assure des prix nettement inférieurs à ceux du marché « libre », offrant ainsi aux ménages plutôt modestes l’opportunité d’accéder à leur propre logement. À la fin de l’année 2022, le revenu fiscal de référence moyen d’un couple avec deux enfants était de seulement 29 507 €.

Les propriétaires BRS doivent occuper leur bien en tant que résidence principale, ce qui contribue à limiter le développement des résidences secondaires dans les zones où ils sont établis. Un autre objectif du dispositif est de lutter contre la spéculation. Les preneurs du bail ne peuvent pas revendre leur bien à n’importe quel prix. Ce dernier est plafonné au prix d’achat initial, augmenté d’une éventuelle plus-value limitée aux travaux d’amélioration. Le foncier, lui, échappe également à la guerre des prix, puisqu’il n’est pas revendu, mais conservé par l’OFS.

Un soutien crucial des collectivités

Le BRS a d’abord été instauré « dans les zones touristiques et les zones tendues des métropoles », précise Hélène Morel, autrice d’un mémoire-action sur les OFS. Le mécanisme a rapidement conquis les régions Nouvelle-Aquitaine, Bretagne et Normandie, qui à elles seules représentent les trois quarts des opérations.

« Si l’on peut acquérir sur le marché libre à 3 000 € le m², opter pour le BRS à 2 400 € avec une redevance à verser, ce n’est pas forcément attractif. Ce produit a moins de sens en Auvergne qu’en Île-de-France », souligne Jean-Emile Barra, directeur du développement et des relations institutionnelles chez Runimmo, une direction commerciale déléguée pour le compte de promoteurs et de bailleurs.

Cependant, le BRS n’est pas uniquement destiné aux milieux urbains, d’autant qu’il rencontre parfois des difficultés à se développer dans les zones les plus tendues.

L’engagement des collectivités locales se révèle alors un facteur clé de succès. Celles-ci agissent notamment pour favoriser l’accès au foncier pour les OFS, en mettant à disposition des « biens immobiliers appartenant à la collectivité », indique Suzanne Brolly, vice-présidente en charge de l’urbanisme de l’Eurométropole de Strasbourg.

Dans les départements de Vendée et Charente-Maritime, l’OFS Terra Noé « n’achète pas directement au prix du marché », confirme Michaël Jungers, directeur général de cette organisation.

« Nous accédons au foncier grâce aux volontés municipales : ce sont soit des terrains bradés, soit les maires réussissent à convaincre les propriétaires privés de vendre à des prix abordables. »

Certaines collectivités interviennent plus directement : « Notre plan local de l’habitat stipule que dans toute opération de construction de plus de 15 logements, une part doit être réservée aux BRS », souligne Nathalie Demeslay, responsable du service habitat de la métropole de Rennes. L’OFS « Rennes Foncier Solidaire », entièrement financé par Rennes Métropole, rachète alors des logements à l’aménageur responsable de l’opération.

Risques d’effets pervers

En l’absence d’aides publiques, d’autres OFS font appel à des emprunts de très longue durée auprès de la Caisse des dépôts. Ces prêts sont ensuite remboursés grâce à la célèbre redevance facturée aux ménages. « Plus le foncier est coûteux, plus la redevance sera élevée », observe Jean-Emile Barra. À l’inverse, les OFS qui ne recourent pas à l’emprunt réussissent à proposer des redevances très faibles – 0,15 € / m² à Rennes par exemple.

Arnaud Portier, directeur de l’EPFL Pays basque, met en garde contre les effets négatifs potentiels de ce système :

« Certains promoteurs en tirent parti pour faire grimper les prix du foncier, conscients que les collectivités s’aligneront pour pouvoir produire du BRS ». Pour cette raison, son OFS évite d’inclure des collectivités en son sein : « Nous ne souhaitions pas faire face à la pression d’élus désireux d’entreprendre des opérations en BRS, ce qui nous aurait contraints à racheter des terrains acquis par des promoteurs privés à des prix déconnectés de la réalité. »

Face à ces dérives potentielles, plusieurs OFS assument un rôle de régulateur, qu’ils aient recours ou non à l’emprunt. Certains fixent des prix plafonds pour l’achat de leur foncier. « Nous établissons nos prix d’achat sur la base d’une redevance se situant entre 1 et 1,50 € le m² », explique alors Mickaël Jungers.

Cette rigueur empêche parfois le développement de BRS dans des zones très tendues, où les prix demeurent trop élevés, d’autant plus sans soutien politique. « L’OFS ne peut pas à lui seul réguler les prix du foncier, c’est le rôle des collectivités », défend Juliette Grenier, chargée de mission à la Fédération des Coopératives HLM.

Les ménages modestes en danger d’exclusion ?

La montée des taux d’intérêt et des coûts de construction ces dernières années a poussé les autorités publiques à augmenter les plafonds de revenus des ménages éligibles aux BRS pour pouvoir proposer des biens à des prix plus élevés. Même si les prix réels des logements restent en dessous des plafonds légaux, cette révision pourrait exclure les accédants les plus modestes.

Selon les projets et le nombre de demandes, certains OFS établissent donc des critères additionnels : priorité aux familles monoparentales, aux primo-accédants… Le montant de la redevance influe également sur les profils des acquéreurs, explique Hélène Morel :

« Elle a le potentiel d’être solvabilisatrice : lorsqu’un bien propose une redevance très élevée et un prix de vente très bas, cela permet d’attirer des ménages avec une faible capacité d’endettement. »

Malgré ces garde-fous, d’autres facteurs risquent potentiellement d’exclure à long terme certains accédants modestes, comme le souligne Jean-Emile Barra. « Un ménage qui souhaite racheter un logement en BRS à un premier acquéreur devra être éligible au dispositif, mais n’aura ni accès au PTZ, ni aux autres avantages fiscaux », rappelle-t-il.

Par ailleurs, certains observateurs s’inquiètent de la situation des revendeurs qui pourraient se retrouver « bloqués à vie » dans des BRS puisqu’ils ne peuvent réaliser de plus-value à la revente et, par conséquent, s’aligner sur des prix de marché, qui ont souvent considérablement augmenté entretemps.

Face à tous ces défis et à la grande flexibilité permis par la loi de 2014, les OFS demeurent les garants d’une application réfléchie du dispositif. Bien qu’ils semblent accomplir leur mission de manière satisfaisante, certains peinent à développer de nombreuses opérations faute de soutien politique ou bancaire. De plus, à ce jour, le BRS reste encore peu connu des ménages.