Redistribution et équité sociale au centre des « cahiers de doléances »
Ils incarnent un symbole central de l’insensibilité du pouvoir macroniste et de sa théâtralisation d’un dialogue illusoire avec les citoyens : les quelque 20 000 cahiers citoyens et leurs 250 000 contributions ont été délaissés, faute d’avoir été rendus publics ou utilisés.
Initiés durant le mouvement des gilets jaunes par l’Association des maires ruraux de France (AMRF) fin 2018, puis intégrés au « grand débat national » lancé par le président de la République le 15 janvier suivant, ces cahiers font aujourd’hui l’objet de diverses mobilisations pour leur valorisation.
En l’absence de cela, une équipe d’historiens et de sociologues a recueilli et étudié les 162 cahiers déposés entre décembre 2018 et mars 2019 dans les mairies de la Somme – un département symbolisant le mouvement des ronds-points, ainsi que les fractures sociopolitiques actuelles.
Dans un article publié dans la revue Annales, ils explorent des contenus qui, loin de se limiter à des cris d’indignation, sont de véritables « traités d’économie politique », selon les auteurs : « Les thèmes clés – le travail, la pauvreté et l’impôt – permettent de percevoir des idéaux de redistribution et de justice sociale au cœur de ces textes. »
Un rapport à l’Etat
Les chercheurs identifient un premier registre qui « traduit une relation conflictuelle envers la classe politique et la distance qui sépare rédacteurs et rédactrices de ses membres », critiquée à travers des termes comme « honte », « scandale » ou « indécence ».
« Qu’ils empruntent le bus, ils comprendront les difficultés des citoyens », écrit un contributeur à Amiens. Les références à la révolution de 1789 sont récurrentes, appelant notamment à abolir à nouveau les privilèges.
Un second registre, quant à lui, adopte une posture de collaboration avec les autorités. En effet, « bien que la classe politique soit perçue comme une élite distante, l’Etat, lui, est considéré comme proche car il concerne tout le monde. Les doléances traduisent un attachement à l’Etat, exprimé par une implication directe dans les affaires publiques ».
En formulant des avis, conseils et propositions, les contributeurs se placent « sur un pied d’égalité avec les gouvernants, s’affirmant compétents et légitimes pour débattre des ressources communes ». Exemple donné : « Je ne suis pas un expert, [juste] un Français qui aimerait voir les Français partager enfin le pouvoir. »
Cette interpellation s’adresse aux dirigeants au nom d’une « communauté d’ayants droit » concernant les ressources communes : « Un effort est fait pour relier sa voix à celle des autres. » Les expériences individuelles s’effacent devant l’expérience collective.
L’impôt, clé de la citoyenneté
« Il ne peut y avoir de justice sociale sans une grande équité fiscale », affirme un Amiénois. La question de l’impôt est primordiale, ainsi que la défense de sa progressivité, la demande de suppression des niches fiscales et le rétablissement de l’impôt sur la fortune :
« Tout est présenté en termes de juste répartition des ressources publiques, comme un “gâteau” à partager. »
Le paiement de l’impôt est perçu comme condition de la citoyenneté. De nombreuses revendications proposent une contribution symbolique pour tous, même pour les moins aisés. Cette justice repose davantage sur l’équité que sur l’égalité : l’enrichissement ne doit pas se faire au détriment des autres.
« L’attachement à l’impôt réside dans sa capacité à corriger des disparités jugées disproportionnées, au détriment des “petits”, des “épargnants ordinaires”, des “retraités modestes”, ou encore des “fonctionnaires modestes” ».
Les services publics sont vus comme « la contrepartie légitime des impôts, une sorte de “propriété sociale” que les cahiers dénoncent comme en déclin ». Dans les zones rurales, leur disparition est perçue comme la perte d’espaces de socialisation, d’exercice des droits et d’affirmation de l’appartenance citoyenne.
Le droit de vivre du travail
La question de l’impôt se renforce du constat que le travail ne remplit plus son rôle redistributif ni sa fonction de protection contre la pauvreté. « Les écrits dénoncent le paradoxe entre le travail et la pauvreté, revendiquant le “droit de vivre” grâce à son salaire. »
« L’expérience de la pauvreté ne se limite plus aux exclus ou marginaux des mondes productifs ; elle menace aujourd’hui ceux pleinement intégrés par leurs métiers et professions. »
Les messages dénoncent la rupture d’un pacte : « Alors que le travail contribue à la création d’une richesse commune, une juste rétribution n’a pas suivi, laissant planer la menace de la pauvreté ». « Sommes-nous destinés à devenir de futurs pauvres ? », interroge un habitant de Vauchelles-les-Quesnoy.
La pauvreté est liée à la dépendance aux aides sociales, perçue comme « une sortie de la réciprocité et du système interconnecté où chacun est traité à égalité ». Cela conduit à rejeter « l’assistanat » et ceux jugés en profiter indûment sans contribution à la collectivité.
Les pauvres (assistés) sont distingués des « travailleurs pauvres » et des « retraités modestes », seuls jugés méritants pour cette réciprocité. « “Pauvre” n’est pas un substantif décrivant une condition immuable, mais un adjectif qui traduit une dégradation de statut. »
Un contrat citoyen
Un accent particulier est mis sur les professions d’utilité publique, notamment dans la santé, l’éducation ou l’agriculture. Les retraités, eux, ne doivent pas être considérés comme inactifs, ayant non seulement contribué professionnellement mais continuant à participer au « bien-être national » au travers d’activités associatives et familiales.
Ces cahiers traduisent une « vision citoyenne dominée par une stricte réciprocité » dans le partage des ressources. Selon les chercheurs, cette conception majoritaire pourrait avoir découragé l’expression de ceux qu’elle exclut implicitement – notamment les pauvres ou les étrangers.
Selon cette idée contractuelle de la citoyenneté, le travail et le paiement de l’impôt sont des contributions « permettant d’exiger en retour des reconnaissances et des ressources ». Ce partage doit respecter la règle : de chacun selon ses moyens, à chacun selon sa contribution.
« Les doléances ne remettent pas en cause l’existence de classes sociales (…). Elles se concentrent sur les modalités de redistribution au sein d’une société acceptée comme hiérarchique, inégale et interdépendante. »
La menace de tomber dans la dépendance, qui plane sur les contributeurs et leurs enfants, alimente leurs craintes et frustrations. « Ces dynamiques, perturbantes pour les individus, sont décrites comme un désordre rendant opaque la compréhension du monde social », concluent les auteurs.