«L’esprit critique» cinéma: silhouettes chinoises et courses de taureaux camarguaises
À travers trois films qui affirment la capacité du cinéma à révéler l’invisible, que ce soit en réanimant le pouvoir d’illusion propre à la jeunesse du 7e art ou en explorant les potentialités du cinéma fantastique, « L’esprit critique » examine aujourd’hui des mondes oubliés, refoulés ou mal connus, afin de faire renaître les paysages, les disparus ou les craintes qu’ils véhiculent. On aborde successivement Grand Tour, le nouveau périple du réalisateur-conteur portugais Miguel Gomes, ainsi que les œuvres de deux réalisatrices franco-algériennes, Animale d’Emma Benestan, qui nous plonge dans l’univers à la fois documentaire et surnaturel des courses camarguaises, et Les Tempêtes, le premier long métrage de Dania Reymond-Boughenou, où des tempêtes de sable jaune ramènent les morts et enfouissent les vivants. « Grand Tour » Le cinéaste portugais Miguel Gomes, dont chaque œuvre est attendue avec impatience par les amateurs de cinéma depuis son film Tabou sorti au début des années 2010, propose aujourd’hui une nouvelle odyssée cinématographique, historique et poétique, intitulée Grand Tour. Grand Tour débute en 1918, dans la Birmanie coloniale, lorsque Edward, un fonctionnaire de la couronne anglaise, s’échappe de la ville où il devait épouser sa fiancée Molly. Convaincue qu’il est son âme sœur, elle part à sa recherche, traversant différents pays d’Asie tout en suivant le « Grand Tour » réalisé par de nombreux voyageurs britanniques reliant l’Inde à la Chine et au Japon, en passant par la Birmanie ou Singapour. Cependant, le « Grand Tour » proposé par Miguel Gomes ne se limite pas à la géographie, c’est aussi une exploration intérieure du cinéma lui-même, des images animées des théâtres forains existant avant l’invention des frères Lumière aux genres du mélodrame et de la screwball comedy ou « comédie loufoque » hollywoodienne, avec lesquels le film entretient un dialogue continu. Le film a remporté le prix de la mise en scène lors du dernier Festival de Cannes et est en salles depuis mercredi 27 novembre. « Animale » Le premier long métrage de l’actrice, monteuse et réalisatrice Emma Benestan, Fragile, se déroulait à Sète. Animale se déplace à quelques kilomètres, dans les paysages de la Camargue, au sein du monde des « gardians », les éleveurs de taureaux, et des « razeteurs », qui, sans protection, tentent de décrocher la cocarde accrochée sur les cornes du taureau. Dans ce milieu très masculin, Nejma, jouée par Oulaya Amamra, s’efforce de remporter la prochaine course camarguaise, malgré les inquiétudes de sa mère, qui craint qu’un coup de corne mal placé ne lui prive d’enfants, et face aussi aux manifestations surnaturelles qui s’emparent de son corps, tandis que d’autres corps mutilés, attribués à un taureau enragé, sont découverts dans la région… Le film a été présenté en clôture de la Semaine de la critique lors du dernier Festival de Cannes et est en salles depuis mercredi 27 novembre. « Les Tempêtes » Les Tempêtes est le titre du premier long métrage de la Franco-Algérienne Dania Reymond-Boughenou, née à Alger en 1982 et arrivée en France en 1994 pendant la décennie noire, marquée par le terrorisme islamiste et la répression militaire, qui a frappé son pays d’origine avec des dizaines de milliers de victimes. Bien que l’Algérie ne soit jamais mentionnée dans ce film tourné au Maroc, en raison d’un manque d’accord avec les autorités algériennes, c’est bien cette décennie noire qui hante un film qui choisit de passer par le fantastique pour illustrer comment les morts refoulés peuvent revenir, de manière très littérale, dans le monde des vivants, comme s’ils s’étaient simplement absents pour un long voyage. Ce retour des morts, représenté par Camélia Jordana qui joue l’épouse du personnage principal, un journaliste d’investigation, bénéficie d’une étrange poussière jaune. Celle-ci recouvre les champs et envahit les villes, au point de les engloutir, conférant à la fois le ton, la couleur et la texture granuleuse d’un film à la fois post-traumatique et pré-apocalyptique. Le film est en salles depuis le 20 novembre dernier. Avec :Alice Leroy, qui écrit pour les Cahiers du cinéma et Panthère Première ;Salima Tenfiche, maîtresse de conférences à l’université Sorbonne Nouvelle ;Raphaël Nieuwjaer, qui écrit à la fois pour les Cahiers du cinéma et la revue Études. « L’esprit critique » est un podcast réalisé par Karen Beun.