REPORTAGE – Il est 5h du matin sur la base aérienne 125 “Charles Monnier”, à Istres (Bouches-du-Rhône). Le commandant Benjamin briefe l’équipage de la mission “Vaillant 91″, qui s’apprête à embarquer dans un A330 MRTT “Phénix” spécialement configuré pour l’armée de l’air et de l’espace.
L’objectif: se rendre à l’Est de l’Europe pour ravitailler les avions de chasse de l’Otan, qui assurent quotidiennement des missions de “police du ciel” dans les pays frontaliers de l’Ukraine, depuis le premier jour de l’invasion russe. Ce 29 mars 2022, l’escadron de ravitaillement en vol et transport stratégique “Bretagne” va survoler la Pologne pour faire de la “réassurance”, dans le cadre du dispositif de vigilance renforcée (eVA) de l’Otan.
Les conditions météo sont optimales: un ciel clair et pas de turbulences prévues, point important pour le “ravito”. Le décollage est prévu à 8h. L’A330 Phénix va rejoindre une zone située près de l’enclave russe de Kaliningrad, donc “potentiellement dangereuse”. Mais leur présence étant “non-escalatoire”, “il n’y a pas de risque”, rassure le commandant Benjamin.
2,5 tonnes de carburant en quelques minutes
Avant de décoller, le ravitailleur -qui peut transporter jusqu’à 110 tonnes de carburant- fait le plein sur la piste. À l’intérieur, la moitié haute de l’appareil est remplie de fauteuils de passagers, l’autre moitié est vide. Le personnel navigant de cabine est composé de militaires. Sur le tarmac, un dernier “tour avion” est effectué, à l’aide d’une lampe de poche. L’avion est “apte au vol”.
Tout est chronométré, et pour cause: le Phénix a “rendez-vous” en vol avec différents avions de chasse, dans une zone donnée, à des altitudes et des horaires précis. Le ravitailleur décolle. Après deux heures de trajet, il se trouve dans la zone en question et se met à faire une boucle, en attendant d’être approché par les chasseurs ayant besoin de faire le plein.
Ce jour-là, des Eurofigther 2000 allemands sont les premiers à pointer le bout de leur nez. Depuis l’arrière de l’appareil, c’est à travers les derniers hublots que la vue est la meilleure. De chaque côté, des perches se déploient alors depuis les ailes du MRTT, les “pods”, au bout desquels des “paniers” sont fixés. Il s’agit alors pour les Eurofighter de venir “au contact”. En quelques minutes, 2,5 tonnes de kérosène sont transférées aux Allemands, le tout à une vitesse de vol d’environ 600km/h (voir la vidéo).
″À l’encontre de toute logique aéronautique”
Les pilotes des différents pays de l’Otan communiquent par radio et en anglais. “Tout est très procédural, pour ne pas laisser de place à l’hésitation ou à l’imagination, explique le commandant Benjamin. Tous les aéronefs se réfèrent à une documentation otanienne, ce qui permet de travailler en inter-opérabilité.”
Après le départ des Eurofighter, la pause est de courte durée. Des Mirage 2000-5F viennent à leur tour se ravitailler. Ils font partie des quatre avions du groupe de chasse “Cigognes” qui ont quitté la base de l’armée de l’air de Luxeuil-Saint-Sauveur (Haute-Saône) le 13 mars pour Ämari, en Estonie, où sont détachés une centaine de militaires français.
Ils auront besoin de deux ravitaillements pour assurer leur mission. Atteindre le “panier” n’est pas chose aisée. “C’est vraiment du pilotage pur pour le chasseur, confirme le commandant Benjamin. Le ravitaillement en vol va à l’encontre de toute logique aéronautique, dans le sens où on va mettre en contact des aéronefs entre eux en vol.” Depuis la France, des Rafale décollent aussi tous les jours pour survoler l’Est de l’Europe.
Capacité de projection
À bord du Phénix, deux opérateurs de ravitaillement en vol (ORV), une spécialité qui existe dans l’armée de l’air depuis 1964, assurent cette manoeuvre très technique. Un F-16 venant de Pologne est en approche. Contrairement aux autres avions, il utilise un système de ravitaillement dit “rigide”.
“Cela va se faire à l’aide d’une perche qu’on appelle le ‘boom’, accrochée à l’arrière de l’avion, explique le Major Pierrick. Cela demande beaucoup de concentration et c’est très prenant.”
L’opérateur pilote le ravitaillement à l’aide d’écrans, de joysticks et de lunettes 3D, depuis son poste de contrôle situé à l’arrière du cockpit. Il s’agit de “faire le contact” entre la perche et un trou situé dans le fuselage du receveur, le “réceptacle”. Que ce soit le “panier” ou le “boom”, les deux systèmes permettent de renflouer tous les types d’avions de chasse otaniens.
Et d’effectuer des missions plus loin et plus longtemps. “Il n’y a pas beaucoup de pays qui sont capables d’envoyer, comme nous l’avons fait l’été dernier, des avions de chasse de la Métropole jusqu’à Tahiti en moins de 40h, souligne l’ORV. Pareil quand on a eu besoin d’envoyer des forces rapidement au Mali, en Syrie ou en Libye.”
Tout dernier vol
Après 9h01 de “vol pur”, le Phénix s’apprête à revenir au point de départ, la base aérienne d’Istres. Mais avant d’atterrir, les pilotes ont une dernière manoeuvre à effectuer. Pour rendre hommage au Major Pierrick, dont c’est le tout dernier vol après 24 ans dans l’armée, le Phénix va effectuer un passage à basse altitude au-dessus de la piste, avec le “boom” sorti, comme le veut la tradition.
Même derrière ses lunettes 3D, l’émotion du Major est palpable. “Je suis fier de ce que l’on a pu faire, je me sens prêt et je me sens triste, confie-t-il. La tête y est mais le coeur n’y est pas encore.” Le contexte actuel de guerre sur le territoire européen complique son départ.
“Je suis plutôt fier de terminer sur une mission ‘utile’, contrebalance-t-il. Je suis petit-fils d’immigrés polonais et quand mes grands-parents sont arrivés en France, c’est parce qu’ils avaient une certaine idée de ce pays et de la vie. C’est ça qu’on essaye de protéger et de faire perdurer.”
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