« On comprend leur colère. »
Kader (1), un autre agent de 28 ans interrogé, partage ce malaise. « Voir cette vidéo, entendre les témoignages, ça te fait réfléchir… » Lui aussi s’identifie aux jeunes qui sont sortis dans la rue la nuit du 27 juin 2023 et les suivantes :
« Ça pourrait être mon petit frère qui se fait tirer dessus. Et puis comment veux-tu qu’on nous fasse confiance après ? »
« Je ne suis pas d’accord avec ce qui s’est passé ! » S’énerve Steph (1), qui a été en première ligne dès la première nuit de révoltes. L’homme de 32 ans désigne nommément le policier qui a fait feu sur Nahel :
« Il a tué ce garçon ! Il a expliqué que c’était de la légitime défense, mais ça ne tient pas. Point ! »
Plusieurs policiers confient à StreetPress leurs désaccords, autant politiques qu’en termes de maintien de l’ordre, avec leur hiérarchie. Dépités, ils remettent en question un certain nombre de décisions de cette institution qu’ils ont choisi de rejoindre par vocation. Contraints par leur devoir de réserve, ils ne sont normalement pas autorisés à prendre la parole. Ces agents ont tous été anonymisés pour les protéger.
L’ordre à tout prix
Dans les heures qui suivent la mort de Nahel, le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, mais aussi le président de la République Emmanuel Macron, affirment que leur objectif est de rétablir « l’ordre ». « On a reçu la directive de procéder à des arrestations massives », se souvient Julien (1) dubitatif. « Il fallait ramasser le plus de jeunes possible. Il fallait “faire du chiffre” pour montrer qu’on maîtrisait la situation. » Le CRS de 37 ans tente de faire remonter son expérience sur le terrain à sa hiérarchie. Son chef lui aurait expliqué qu’il « n’était pas là pour réfléchir ». « Contrôle » et « fermeté », voilà ce qu’on lui aurait demandé selon son récit. Il poursuit :
« J’ai vu des gamins de 14 ou 15 ans se faire interpeller comme ça ! Simplement parce qu’ils traînaient dans le quartier. »
« On savait que la colère ne se calmerait pas avec des matraques ou de la lacrymo », soutient lui aussi Steph, remonté :
« On nous a envoyés en première ligne, sans plan, sans soutien moral. »
« Aucune faiblesse n’était tolérée », ajoute même Sam (1), chef de brigade dans une unité de banlieue parisienne. Calme, réfléchi, le fonctionnaire expérimenté est un référent pour ses collègues. « Je devais soutenir mes équipes, mais je n’avais moi-même aucun soutien. Je recevais des ordres qui venaient de plus haut quasiment toutes les heures. Il fallait maintenir l’ordre, sans vraiment se soucier des conséquences sur nous. » Il explique avoir commencé à ressentir une pression qu’il n’avait jamais connue en 20 ans de métier. « Je ne dormais plus, j’avais des palpitations dès que je prenais mon service. » À force de tout accumuler, Sam a fini par craquer. « Un jour, j’ai fait un malaise dans les vestiaires. Mon corps a lâché. » Il continue :
« D’après mon médecin, j’ai fait un burn-out. Ça ne m’était jamais arrivé. »
L’esprit de corps à tout prix
Maëlle (1), une policière adjointe, raconte avoir été « bouleversée » par la gestion « discriminante » des émeutes. On lui aurait demandé d’interpeller « uniquement des jeunes à capuche », « pour anticiper les débordements », aurait expliqué sa hiérarchie :
« Les gardes à vue étaient blindées de jeunes à capuche. L’Officier de police judiciaire (OPJ) a inventé des motifs pour les garder au chaud. »
Antoine (1), brigadier de police en région parisienne, aurait reçu l’ordre de « casser les portables des personnes interpellées ». Quant à Clara (1), en poste dans son commissariat durant les nuits d’émeute, son chef de brigade lui aurait dit « de refuser de prendre les plaintes des personnes qui venaient dénoncer des violences policières ». « Ce n’est pas bon pour nous », aurait-il insisté. « Je devais gentiment les renvoyer, en leur faisant croire que le service était fermé. Alors qu’il était bien ouvert pour toutes les autres plaintes. » La gardienne de la paix de 29 ans se souvient qu’un jeune homme s’est présenté avec l’œil gauche gonflé et sa lèvre inférieure en sang. « Il était vraiment mal en point. » Il souhaitait dénoncer des coups reçus lors d’une interpellation :
« Il m’a fait de la peine, je voulais prendre sa plainte. Mais mon chef était à quelques pas… »
Clara n’aurait pas osé désobéir. « Si je n’avais pas fait ce qu’il m’a dit de faire, j’aurai été dans la merde. C’est bien connu : ceux qui n’obéissent pas, c’est ciao bye bye. » Après un temps, elle ajoute :
« Je n’ai pas eu le choix que d’obéir et, indirectement, j’ai accepté de faire partie du problème. »
Un désaveu ?
Les deux amis Mehdi et Thomas ont, eux, refusé cet état de fait. « Pour moi, c’était mort. J’avais presque envie de faire partie des manifestants », s’exclame Mehdi :
« Mais comme on ne peut pas, on s’est dit que c’était le bon moment pour être malade… »
Les deux compères posent tous les deux un arrêt. « On n’avait pas le choix », explique Thomas en rigolant. « Si on restait, on aurait été obligés de travailler. » « Au Central, on n’aurait pas pu dire qu’on comprenait la colère des jeunes », renchérit Mehdi, qui poursuit ironique :
« Si les collègues nous entendaient, ils nous fumeraient ! »
Après un rire nerveux, il continue, cette fois sérieux. « Blague à part, c’est difficile d’être dans une institution qui te demande de t’opposer à des gens avec qui tu es d’accord. »
« Quand je suis rentré dans la boîte, j’étais sûr de mon engagement. Mais après Nahel, je n’y arrive plus ! », souffle Antoine, dépité par la séquence. « Pendant longtemps, j’ai cru en ce que je faisais. Mais ces dernières années, tout a changé », témoigne aussi Yann (1), brigadier-chef de police avec plus de 20 ans de métier. « Même les chefs risquent des sanctions s’ils s’opposent aux ordres. Surtout s’ils viennent d’en haut [du ministère, ndlr]. » L’institution lui demanderait des actions qui iraient « à l’encontre de ce que je crois être juste ». Après un temps, il conclut : « Je suis vidé. »
_ (1) Contraints par leur devoir de réserve, les policiers ne sont normalement pas autorisés à prendre la parole. Ces agents ont tous été anonymisés et les prénoms ont été changés pour les protéger.
Photo de Une d’illustration de CLPRESS.
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