À 34 ans, Jasper De Ridder a sorti son premier album solo, eu son deuxième gosse et semble profiter pleinement de sa vie de rappeur, de père et de prof. On lui a calé un rendez-vous en terrasse, à l’ombre, au bord du canal, avec vue sur Molenbeek, pour évoquer tout ça.
VICE : Je savais pas que t’étais prof ?
Jazz Brak : Alors, je donne cours d’arts plastiques dans une école technique et professionnelle, à des gros bras qui font de l’électricité, de la plomberie ou de la construction, et à des filles en soins infirmiers.
Tes élèves savent que tu rappes ?
Ouais hein, ils savent tout ce qu’il y a à savoir.
Vous en parlez ensemble parfois ?
Ce qui est bien, c’est que c’est pas une école flamande typique, y’a quasi que des maghrébin·es, donc on m’a pas tout de suite reconnu quand je suis arrivé. C’est peut-être aussi une bonne chose de pas avoir beaucoup de fans là-bas, mais les élèves savent ce que je fais et me suivent sur Instagram ou me disent parfois : « Ah ouais, vous avez fait un concert hier, c’est cool. »
Donc tu donnes des cours d’art plastique.
J’ai dessiné toute ma vie, mais en fait j’ai d’abord fait une école d’hôtellerie où j’ai fini par me faire à moitié virer, puis j’ai fait deux ans à Sint-Lukas, à Bruxelles. J’ai quand même essayé de faire du graphisme, mais tout ce travail sur ordi, ça me parlait pas vraiment. Je voulais juste faire quelque chose avec la jeunesse bruxelloise et l’art ou la musique, parce que j’ai toujours fait des jobs d’été avec des jeunes, comme animateur dans des aires de jeux ou en vacances pour jeunes. Donc j’ai fini par suivre une formation d’enseignant, et voilà.
T’as toujours été attiré par l’art ? Et la culture de la street ?
Oui, j’ai toujours écouté du hip-hop, et cette culture m’intéressait. D’ailleurs elle est bien vivante ici, on trouve des graffitis et des stickers dans toutes les villes. Ça montre vraiment que les jeunes sont là. Dans le quartier, y’a par exemple l’hôtel Meininger où t’as parfois des graffeurs qui viennent. Quand c’est le cas, on peut voir que de l’hôtel au centre-ville, leurs stickers sont plaqués partout.
Et toi, t’as aussi les tiens, de stickers.
Tu parles de mon logo ? C’est un moyen facile de faire de la promo, parce qu’on peut toujours en prendre et en coller partout. Je pense que c’est aussi le truc le plus important, avoir un logo puissant que tu fous le plus possible au visage des gens. Quand tu vois un logo comme ça dans le métro, par exemple, comme TopNotch l’avait fait avec moi [sur une affiche, NDLR], et que tu vois aussi ces stickers et ces t-shirts avec le même nom, les gens commencent à se demander qui c’est ce type et ils te cherchent sur Instagram ou quoi. On le voit sur tous les poteaux ; les gens qui sont pas dans le truc n’y prêtent pas attention, mais sinon on les voit partout. En 2023, tout le monde utilise des stickers, pas seulement dans le hip-hop.
Mais tout le monde ne met pas son nom sur un wagon de train.
En fait, c’est un gros fan qui l’a fait, respect sur lui. Je le connais même pas. Un dimanche, j’ai reçu des DMs avec des photos et des vidéos de ce train et je me suis dit : « Quoi ? Lourd ! » Je me suis demandé si j’avais le droit de partager ça, si on pouvait avoir des problèmes ou un truc du genre. En fait, c’est le parfait matos promo random, ce train qui va d’Anvers à Bruxelles en passant par Courtrai. T’es là, t’attends ton train le matin, et tu lis « J, A, Z, Z, Jazz Brak, what ? » C’est cool, quoi. Beaucoup de gens l’ont vu et m’ont envoyé des photos. J’ai remercié la personne en question et je lui ai envoyé un vinyle. Ça lui a coûté beaucoup d’argent, et surtout beaucoup de couilles.
T’as déjà fait quelque chose d’aussi gros niveau graff’ ?
J’en ai beaucoup fait, mais jamais de trains. C’est un job à part ça. Je suis quelqu’un de calme aussi, qui recherche pas forcément l’adrénaline, donc escalader les clôtures et taguer sur les wagons c’est un trop gros risque pour moi et ça coûte trop d’argent si tu te fais prendre. Ce truc de living on the edge, c’est pas vraiment mon truc.
Quand t’as commencé à graffer, ça t’a pas piqué ?
J’ai jamais été un grand graffeur bruxellois, j’ai juste fait des tags et des flops ici et là pendant quelques années. C’était à une époque où on allait taguer avec des potes sur un mur légal à Anderlecht, par exemple. Et passer la journée à faire un barbecue.
Y’a eu quoi d’autre dans ta jeunesse niveau culture, à part ça ?
Mon père écoutait toujours du jazz et ma mère de la musique néerlandaise, genre Raymond van het Groenewoud. Quand j’avais 10 ans, je prenais des CDs au Colruyt, des compils style Mega Hits, de la musique bien pourrie, et c’était mon premier choix. Après ça, j’ai été pendant deux ans dans une école où c’était cool de faire du skate, alors je me suis fait des potes skaters, j’écoutais leur musique, un peu de métal comme Slayer ou Sepultura, des trucs comme ça. C’est souvent les potes qui influencent tout ça. Quand j’ai changé d’école, je me suis lié d’amitié avec des gars qui jouaient au basket. Ils venaient tous du Ghana et écoutaient du hip-hop. C’est comme ça que je suis entré dedans à 14 ans, je m’y suis mis et j’y suis resté.
Mais j’écoute pas que du hip-hop, j’écoute aussi de la musique instrumentale ou des musiques dans des langues que je comprends pas. Comme je suis à fond dans la langue, je suis conscient de la langue dans la musique et ça me demande pas mal d’attention. Mais quand j’écoute quelque chose en turc, en arabe ou en japonais, c’est une question d’atmosphère et de feeling.
Oui, je capte. Quand je suis défoncée, la musique devient beaucoup plus intense que juste une musique de fond.
Peut-être parce que tu prends aussi le temps de l’écouter. En soi, quand tu dessines, que tu conduis ou que fais autre chose en même temps, tu penses pas à ça et la musique passe au second plan, mais quand t’es défoncé, sur le canapé, y’a rien d’autre et tu prends conscience de la musique.
Tu te consacres beaucoup à l’écoute ou t’es toujours occupé à faire quelque chose en même temps ?
En fait, je suis toujours en train de faire quelque chose.
Fastlife ou parce que tu veux vraiment faire quelque chose d’autre ?
J’ai toujours été comme ça et maintenant que j’ai deux enfants, c’est la fastlife ouais : le travail, la musique, les projets, toutes ces choses qui t’occupent, plus deux enfants, une femme… Et donc oui, y’a trop peu de moments où je peux me contenter de juste écouter de la musique sans rien faire d’autre. En fait, les moments les plus calmes où j’écoute de la musique, c’est quand j’écris dessus.
Tes enfants sont encore petits ?
Oui, ma fille a 3 ans et mon fils a 3 mois.
Qu’est-ce que ça fait de devenir papa pour la deuxième fois ?
La première fois, on se demande ce qui va se passer, on sait rien, alors que la deuxième, on connaît toutes les étapes. On sait qu’il va commencer à se retourner, puis à ramper et à parler à tel ou tel âge. Mais c’est plus chaud, y’en a deux quoi. Avant, on était deux parents pour un enfant, maintenant c’est pour deux enfants. Quand l’un·e pleure, l’autre ne pleure pas et vice-versa. Avec Dris, mon fils, c’est gérable parce qu’il dort, mange et pleure et c’est tout, il est couché sur le dos. Mais Isa marche partout, elle parle, elle veut jouer, il faut l’emmener à l’école et la déposer, et puis faut aller la rechercher. Ça demande un peu d’organisation.
Y’a des choses que tu veux leur transmettre en particulier ?
T’essayes de les faire correspondre à ta vision idéale autant que possible, je pense, mais comme j’ai dit, l’école et les potes vont faire beaucoup. Évidemment, t’as beaucoup de choses entre tes mains que tu peux leur transmettre, mais si un jour les enfants décident qu’ils ne veulent écouter que de la techno, alors ils le feront. Je vais pas pouvoir dire grand-chose et ça n’a pas d’importance de toute façon. Mes gosses n’ont pas besoin d’être deux fans de hip-hop ou quoi. Bien sûr, je serais plus heureux qu’ils le soient et que j’aie dans mon armoire à vinyles des trucs qu’ils trouvent cool.
T’as une grosse collection ?
C’est pas si mal.
T’achètes souvent des disques ?
Oui, souvent.
C’est quoi le dernier vinyle que t’as acheté ?
Altın Gün.
T’es confiant pour tes enfants, en ce qui concerne le changement climatique ou la politique, par exemple ?
Oui, sinon je les mettrais pas au monde, je pense. C’était aussi le cas de mes parents, qui étaient là juste après la guerre. J’aime vivre ici et mes enfants connaîtront aussi des évolutions folles. Je pense que tout ira plus vite dans les cinq prochaines années que ça l’a été dans les vingt dernières.
T’as grandi à Molenbeek ?
Non, à Schaerbeek et mes parents y habitent encore. J’ai vécu sur la chaussée de Helmet, de l’autre côté de la gare de Schaerbeek, en diagonale presque jusqu’à Evere.
Comment t’as atterri à Molenbeek ?
J’ai quitté mes parents à 23 ans et j’ai vécu ici avec des amis, puis avec ma petite amie, puis j’ai décidé d’acheter quelque chose. J’ai commencé à chercher, je voulais pas vivre près de chez mes parents, je connaissais déjà ce quartier, et puis y’a les quartiers que tu trouves agréables à Bruxelles mais qui sont trop chers pour acheter comme Uccle ou Watermael-Boitsfort, des trucs comme ça. J’ai fait le tour et je me suis dit que je voulais vivre proche du centre, à pied ou avec une bonne connexion et voilà, j’ai acheté une maison à Étangs Noirs avec ma femme. Y’a des cafés et des gens partout, tu sors vers ici, tout le monde fait la fête, chill et tout. Ici, dans ce café, j’ai beaucoup plus l’impression que les gens me connaissent, alors que là-bas, je ne suis personne, juste le voisin, et c’est cool comme ça. On habite dans une rue résidentielle calme.
« Les paroles de Stikstof étaient axées sur la critique sociale et je pense qu’on l’a bien fait. Mais en tant qu’artiste solo, je m’intéresse pas vraiment à la politique. »
C’est l’âge qui veut ça ? On dirait que t’es aussi beaucoup plus calme sur ton propre album qu’avec Stikstof.
Oui, c’est vrai. Je pense que pour les trois premiers albums de Stikstof, c’était un Jazz Brak plus jeune, qui voulait montrer les crocs et tout péter. Là j’ai 34 ans, j’arrive à un âge où je suis un peu plus mûr, plus calme, et je suis pas juste assis sur un banc à fumer des spliffs jusqu’à 6 heures du matin. Dans un groupe, justement, on veut aussi affirmer un peu sa place parce qu’on est quatre et qu’on se tape un peu les uns sur les autres. Je suis déjà quelqu’un d’assez calme en général, alors quand je peux choisir comment j’écris, quels rythmes et comment travailler dessus, c’est d’office une version plus calme.
C’est aussi mon premier album solo et je commence à me regarder beaucoup plus en face. C’est une question de savoir ce que je pense, ce que je ressens… Les paroles de Stikstof étaient axées sur la critique sociale et je pense qu’on l’a bien fait. Mais en tant qu’artiste solo, je m’intéresse pas vraiment à la politique, je m’en tape complet en fait, donc j’ai pas besoin d’en parler dans ma musique. Et peut-être parce que je l’ai déjà fait avec Stikstof, tout le monde sait déjà que je vote pas pour la N-VA et ce genre de trucs, donc bon…
T’as eu du mal à révéler cette facette de ta personnalité ?
Pas vraiment. Cette écriture introspective, elle est venue assez naturellement. C’est un peu comme une forme de thérapie que d’écrire les choses qu’on pourrait dire à sa copine ou à ses potes en face à face. Là, c’est dispo en vinyle, en CD, sur Internet, les gens l’écoutent et en font ce qu’ils veulent. La façon dont t’intègres quelque chose dans les paroles joue aussi un rôle important, tu peux rapper un truc fort ou doux, transformer ou cacher quelque chose, faire référence à des événements personnels qui ont une signification particulière pour toi mais une différente pour les autres.
Pourtant, on aurait dit qu’il y avait parfois du doute dans tes textes, comme si tu devais t’encourager à persévérer….
Oui, c’est aussi très dur. Je suis un éternel sceptique et un procrastinateur. C’est parfois plus simple d’être en groupe, parce que c’est une bulle sécurisante. Tout le monde écrit un bout de texte et la chanson est terminée. Mais seul, c’est différent. Je suis vraiment heureux de tourner en solo et je sais que j’ai beaucoup de chance avec les fans de Stikstof qui m’écoutent. Je me disais pas que les gens allaient se dire que c’est de la merde, mais il y a toujours cette petite voix dans ta tête et ça crée un léger stress. Imagine qu’on se dise : « Ah ouais, Jazz il est meilleur avec Stikstof qu’en solo. »
D’une certaine manière, j’ai toujours eu ces doutes, même si je les vois de manière moins négative parce que je pense constamment à la manière dont je peux faire du mieux que je peux et à la façon dont les gens vont le ressentir. Je pense que le doute c’est aussi une sorte de force qui me pousse à vouloir bien faire, et le stress m’aide à bien faire les choses. Ça m’aide à aller de l’avant.
Jazz Brak sera à l’affiche de Couleur Café le samedi 24 juillet.