Mais dans ce coin miteux du département le plus pauvre de France, la mort vient aussi là où on l’attend moins. Il y a quatre ans, alors qu’une nuit de grandes pluies martelait le flanc boueux de la colline dominant le bourg, un glissement de terrain provoque la mort d’une mère et de ses quatre enfants, enterrés vifs sous les débris de leur banga — le nom donné aux habitations de fortunes faites de bric et de broc sur l’île. Le lendemain, les 150 personnes vivant à proximité directe de l’incident sont évacuées dans la hâte par des autorités désemparées. Depuis, persiste encore dans le faubourg de Majicavo Lamir une montagne de détritus sur laquelle vit plus d’un demi-millier de personnes. Leur existence discrète reste refoulée.
« Si les agents de la Préfecture décident de raser le quartier, j’aurais perdu tout ce que j’ai commencé. Mais je ne vais pas non plus attendre qu’on me donne le droit de vivre. »
Il faut s’aventurer sur une piste en terre cabossée sur les hauteurs du quartier « Dubaï », du nom de la provenance des marchandises qu’on vend ici, pour atteindre la cascade de déchets, comme figée, fumante sous un soleil de plomb. Dans la pente raide, un petit garçon escalade une carcasse de voiture à la recherche de trésors dont l’existence paraît chimérique.
Comme lui, à Mayotte, plus de 50 % de la population aurait moins de 18 ans, selon l’Insee. Plus de la moitié des 300 000 habitants de l’île, aussi, sont clandestins. Arrivés en bateaux des Comores voisines dans l’espoir de trouver une vie meilleure, beaucoup finissent coincés dans les bidonvilles du département insulaire, et se désaffilient lentement du reste de la société.
Mohammed*, 42 ans, est l’un des premiers Comoriens à s’installer à Majicavo Lamir. Arrivé à Mayotte il y a huit ans, il occupe encore l’un des premiers logements informels à l’entrée de la décharge. « Vous voyez ce muret, ce portail ? C’est moi qui ai tout construit seul. Petit à petit, le dur remplacera la taule qui me sert d’abri. Moi, je veux juste ma maison, et après, inch’Allah ! Je n’ai pas de permis de construire, rien. »
« S’ils (les agents de la Préfecture) décident de raser le quartier, comme c’est arrivé l’année dernière à Jamaïque (le bidonville voisin), j’aurais perdu tout ce que j’ai commencé. Mais je ne vais pas non plus attendre qu’on me donne le droit de vivre », poursuit-il, après s’être assuré qu’une présence étrangère n’était pas de mauvais augure pour sa bâtisse en devenir.
« Sur une île où l’approvisionnement est rationné, l’environnement est notre mère nourricière. En le en détruisant, on se met en insécurité alimentaire et des gens meurent de faim. »
Sur la commune de Koungou, quand les bulldozers anéantissent, le relogement, lui, piétine. Et dans la décharge, le système D est roi. Suspendus aux branches des quelques arbres ayant survécu à l’urbanisation informelle, des centaines de câbles électriques — qui ne fonctionnent plus depuis longtemps — forment dans le ciel une toile chaotique censée alimenter les cases en taule.
L’eau potable n’arrive pas jusqu’ici, ni le service de ramassage des ordures ménagères. Ainsi trouve-t-on parmi les déchets des couches pour bébés, des chaussures d’enfants, des copies d’écoliers, des canettes par centaines et des bouteilles en plastique par milliers.
Le risque est avant tout environnemental et sanitaire : la pollution infecte l’eau, l’air, les sols, les plantations et les élevages. « Le diabète, très répandu chez les plus précaires sur l’île, rend aussi les pieds insensibles aux coupures, et favorise des formes graves d’infection lorsqu’on marche sur un sol pareil », explique un médecin urgentiste du Centre Hospitalier de Mamoudzou (CHM).
Pour Ali Abou Attoumani, encadrant technique de l’association Nayma, qui mène de vastes opérations de nettoyage à Mayotte, le problème en recoupe encore d’autres : à commencer par celui de l’insécurité, un fléau à Mayotte. « Sur une île où l’approvisionnement est rationné, l’environnement est notre mère nourricière. En le en détruisant, on se met en insécurité alimentaire et des gens meurent de faim. S’ils ne peuvent pas accéder à la nourriture, ils vont voler, ou se mettre en danger pour trouver de la nourriture. Et puis il y a la colère de vivre là, quand d’autres ont tout », analyse-t-il.
L’encadrant, très présent sur le terrain, dénonce aussi des méthodes de gestion globale des déchets plus que douteuses à Mayotte : « Là, par exemple, les pneus de camion, ça vient d’une entreprise qui les dépose ici, observe-t-il en se promenant en contrebas de la décharge, consterné. C’est une pratique pourtant connue. Tous les habitants en sont témoins, mais il n’y a aucune sanction. »
« Si la mairie vient ramasser les ordures, ça reviendrait à admettre l’existence du quartier, et de ses habitants clandestins. »
Si les déchets ménagers sont légion dans la décharge, gisent aussi au milieu du bidonville quantité de voitures entassées, comme déposées là, et un camion de chantier que l’on imagine difficilement appartenir à un migrant clandestin.
« Détournement de fonds publics », « favoritisme », « recel » et « corruption ». En avril, une enquête préliminaire ouverte sur la base ces quatre motifs conduisait à la perquisition du siège de l’organisme chargé de la gestion des déchets à Mayotte, le Sidevam 976. Tout part d’un rapport de la chambre régionale des comptes datant de fin 2020. Dans celui-ci, plusieurs irrégularités sont notées, et ce dès 2017.
Le « dysfonctionnement des collectes » sur l’île est évidemment pointé du doigt, mais aussi plusieurs « défaillances dans les ressources humaines ». Entre autres, l’organisme aurait procédé à une restructuration interne, qui « n’a été accompagnée ni par la formalisation de fiches de postes ni par la fixation d’objectifs écrits », mais a conduit « à créer de nouveaux postes dont le nombre et la pertinence peuvent être légitimement interrogés ». Par ailleurs, on y apprend que, dès 2019, le président de l’organisation a attribué à sept agents des « primes déguisées », dont le montant s’élèverait à plusieurs dizaines de milliers d’euros.
De son côté, Assani Saindou Bamcolo, le maire de la commune de Koungou, où se situe le bidonville de Majicavo Lamir, se contente d’évoquer la « démolition prochaine de 30 bangas et la reconstruction de 30 logements provisoires ». Sans mentionner la déchetterie ni évoquer le problème de l’évacuation des déchets. Un habitant propose son explication : « Si la mairie vient ramasser les ordures, ça reviendrait à admettre l’existence du quartier, et de ses habitants clandestins. »
Entre des pratiques professionnelles douteuses, le manque de responsabilité des autorités, et des crapuleries financières endémiques sur l’île, ceux qui vivent encore dans l’enfer d’une décharge à ciel ouvert pourraient donc bien y mourir.
*[le prénom a été modifié]
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