Pour comprendre ce qu’Arnaud Jerald va chercher au fond de l’eau, on lui a passé un petit coup de fil avant son entraînement quotidien – « au sec », hiver oblige.
VICE : Question idiote, mais est-ce que tu faisais des concours de celui qui tient le plus longtemps sous l’eau quand tu étais petit ?
Arnaud Jerald : C’est marrant parce que des copains le faisaient, mais moi ça ne m’a jamais vraiment tenté. Je sais que d’autres apnéistes ont découvert la discipline comme ça. Moi, j’ai découvert l’apnée avec mon père qui faisait beaucoup de chasse sous-marine. Cela s’est fait comme ça, avec lui, qui m’a un peu initié à l’apnée dans les calanques de Marseille. Quand je suis descendu pour la première fois à 30 mètres, j’ai eu comme un déclic. Désormais, je savais que j’allais faire ça de ma vie. J’aimais cette sensation d’apesanteur, de légèreté. Une légèreté surtout mentale. En bas, on ne pense plus à ce qu’il y a à la surface. Le corps t’impose cet état, où tu es uniquement concentré sur le moment présent, à la seconde près.
C’est quoi le secret pour prendre sa respiration de manière efficace et rester longtemps sous l’eau ?
Pour prendre sa respiration, il faut déjà réapprendre à respirer avec le ventre, comme on le fait quand on est bébé. En grandissant, on a tendance à respirer avec les abdos et la cage thoracique. Or, le truc c’est de vraiment vraiment détendre le ventre. Pour ça, c’est assez facile, il suffit de faire le gros ventre quand on respire. Ensuite, il faut essayer de grandir sa cage thoracique au maximum – comme si on voulait ouvrir ses côtes au maximum. C’est donc un mouvement en deux temps : respiration avec le ventre et ouverture de la cage thoracique. Après, il a ce qu’on appelle la méthode de la « carpe », que j’essaye de limiter au maximum. Cela consiste à mettre plus d’air que la normale dans ses poumons. Cela demande des années d’expériences et beaucoup d’étirements, parce qu’on demande à l’alvéole pulmonaire d’accepter une pression anormale. Si quelqu’un de lambda le fait, il peut se faire très mal – l’alvéole peut se déchirer et du sang rentre dans les poumons. D’autant qu’il n’y a vraiment pas besoin de faire la carpe pour tenir longtemps sous l’eau.
« Une minute sous l’eau, ça représente l’équivalent d’une journée à la surface sur le plan émotionnel »
Comment se décompose une plongée en apnée ?
Au début de la descente, on a de l’air – dans la combinaison et dans les poumons. Ces volumes nous font donc flotter à la surface. Donc pour descendre, il faut palmer. Plus on descend, plus la pression augmente. On va gagner un bar, un bar cinq tous les dix mètres. Le volume d’air va alors petit à petit se compresser jusqu’à devenir infime et ne plus me faire flotter. C’est là, vers -30 mètres, que je commence à couler. On appelle ça le free fall, en référence au wing suit – puisque c’est plus ou moins la même position. Pour me diriger et suivre la longe qui me guide, je n’ai qu’à faire de petits mouvements de tête. Pendant cette période, je vais assez vite en fait, entre 6 et 7 km/h. Ce qui est pas mal sous l’eau. Surtout, que plus je descends plus je gagne de la vitesse. Quand il ne me reste plus que 5 mètres avant d’atteindre ma marque, l’alarme de ma montre sonne. Je me ralentis un peu en attrapant le câble. Quand j’arrive au plomb, je dois récupérer un petit Velcro, que je cale dans la capuche de ma combinaison. Puis je mets les bras au-dessus de ma tête et je palme très vite. Parce que sinon je coule, le fond m’attire – physiquement.
Tu ouvres les yeux quand tu descends ?
Oui, je garde les yeux ouverts, même si je n’ai pas de masque. Avec la pression, qui est de 11kg par cm2 à 110 mètres, il exploserait. Après l’eau de mer, c’est un milieu alcalin donc ça ne pique pas les yeux comme la piscine. Il faut aussi que je garde le câble en visu pour garder la bonne trajectoire. Puis on n’est pas là pour dormir non plus.
Et tu penses à quoi pendant la descente ?
Au début, quand je dois palmer, je suis concentré sur mes battements de pieds, mon pince-nez, mes oreilles pour la compensation… j’ai aussi une musique dans la tête, que j’ai écouté 15 fois le matin de ma plongée. Elle me suit tout du long. Pour mon record du monde, c’était The Look of Love de Dusty Sprinfield, qui dure environ 4 minutes, soit un peu plus du temps que je dois mettre pour descendre et remonter. Puis quand j’entre dans le free fall, il y a énormément d’idées et de souvenirs qui me viennent en tête. Une minute sous l’eau, ça représente l’équivalent d’une journée à la surface sur le plan émotionnel.
Donc pour un record du monde, c’est 3 ou 4 jours d’émotions, de pleurs, de joie, d’amour, compressé en quelques minutes. Ce que je vois, ça dépend, mais ça peut être des souvenirs d’enfance, des images de ma famille, ou encore des images du Petit Prince, le premier livre que j’ai lu. Par exemple, pour la descente du record, je pensais à mon neveu qui venait de naître. Je le voyais lui. C’est comme un rêve pendant lequel on ne contrôle pas les images qui nous parviennent. J’essaye de ne pas sur-interpréter ce que je vois sous l’eau. C’est le cerveau qui met des choses en place pour combler ce vide.
« Cela a été assimilé à la prise d’acides ou de champignons hallucinogènes – mais je ne peux pas t’en dire plus, je n’en ai jamais pris. »
Cela ressemble à quoi ce qu’on appelle « l’ivresse des profondeurs » ?
En gros, c’est comme quand on se lève trop vite du canapé, que la tête commence à tourner et que le regard se voile. C’est parfois agréable parce que c’est spécial comme sensation. Mais comme je te disais, pendant la descente notre cerveau pense 40 000 fois plus vite, donc tout ce à quoi tu penses se mélange si tu es pris d’une ivresse. Tu as ta musique, des couleurs, tes souvenirs. Et le tout dans un mixeur. Cela a été assimilé à la prise d’acides ou de champignons hallucinogènes – mais je ne peux pas t’en dire plus, je n’en ai jamais pris. Personnellement, cela fait deux ans que je n’ai plus d’ivresses, parce que j’ai mis en place tout une méthode pour les éviter – remonter très vite, et éviter de multiplier les carpes avant de descendre. Je préfère être maître de ma plongée.
Quand tu récupères le petit Velcro en bas, la pression est à son maximum. Cela te fait quoi comme effet ?
J’ai l’impression d’être liquide. Mes poumons sont réduits à la taille de balles de tennis. C’est comme se sentir tout petit à l’intérieur de son propre corps. Il y a aussi le froid qui te saisit – on perd une quinzaine de degrés entre les 27 de la surface et les 13 degrés du fond. Mais malgré tout ça et la pression extrême, on se sent comme protégé. C’est agréable, comme être comprimé entre deux matelas de plumes. Puis ces quelques secondes, on sait qu’elles sont uniques. C’est l’endroit le plus extrême que l’on peut trouver pour l’Homme sur Terre.
Il t’arrive de faire des rencontres cheloues sous l’eau ?
C’est rare, mais ça arrive. L’année dernière, à Charm El-Cheikh en Égypte, je suis dans mon free fall après avoir annoncé 108 mètres. Et vers les -95 mètres, je sens un truc me pousser. Tellement fort que ça me décale de mon axe. Sur le moment, je ne cherche pas à comprendre, je palme un peu pour reprendre ma route, je touche le plomb et je remonte. À la surface, j’en parle à tout le monde et une minute plus tard, on voit des dauphins remonter le long du câble, qui commencent à faire des saltos devant nous. Donc l’un d’eux a sans doute voulu jouer avec moi.
Pendant le même voyage, je me suis aussi fait une frayeur en arrivant en bas. Là, je vois un anneau géant qui tourne autour du plomb. Je me dis « Ok, je suis en train de me faire une belle ivresse des profondeurs ». Mais en réalité, c’était une centaine de thons jaunes – d’un mètre, un mètre cinquante – qui tournaient au fond. C’était vraiment bizarre, j’avais l’impression d’être dans Interstellar.
Tiens, j’ai une dernière histoire, mais cette fois-ci à Villefranche. Je plonge en monopalme et part pour 118 mètres. Vers -90 mètres, j’entends comme un grondement. Généralement, les hélices des bateaux on les entend à la surface, pas à -90. Donc je sais que ça vient du fond. Plus je descend, plus le bruit est fort. Je me mets limite à regarder à droite et à gauche pour capter d’où ça vient. Mais rien. Je prends mon Velcro, je remonte. J’en parle à la base maritime de Villefranche, puis à un proche qui travaille dans l’armée. Et quelques mois plus tard, j’apprends que des sous-marins passent par là, dans la lignée où on avait posé le bateau. Même si le sous-marin était sans doute bien plus bas, ça a matérialisé les profondeurs auxquelles j’accédais.
« Quand je descends, je ne peux pas me dire après avoir touché le plomb, “OK j’arrête là”. Je dois remonter. »
Si tu as un problème au fond, t’as un moyen de t’en sortir ?
L’apnée, ce n’est pas comme le vélo, où si t’en as marre, tu t’arrêtes sur le bord de la route. Quand je descends, je ne peux pas me dire après avoir touché le plomb, « OK j’arrête là ». Je dois remonter. C’est aussi pourquoi ce sport est si compliqué mentalement. Après, si les gens qui me suivent à la surface captent que j’ai un souci, ils peuvent déclencher un contre-poids et me remonter rapidement avec un treuil. Mais c’est très rare qu’il nous arrive une bricole en bas. Quand on récupère le Velcro, on est qu’à la moitié du voyage. Donc on est plutôt cool niveau oxygène. Dans les derniers mètres en revanche, on commence à être plus juste, ce sont ces derniers mètres les plus dangereux – là où on peut tomber dans les pommes. Mais sur ces trente derniers mètres, il y a des apnéistes de sécurité qui nous suivent.
Pour finir, je crois que je suis obligé de poser la question, qu’est-ce que tu penses du Grand Bleu ?
Je dois t’avouer que je dois l’avoir vu 100 fois. J’aime beaucoup ce film, mais ça reste un film. On a parfois eu tendance à croire que cela se passait réellement comme ça. Par exemple, quand le personnage de Jacques Mayol, incarné par Jean-Marc Barre, reste au fond, et bien ça n’arrive pas. Jamais je n’ai eu envie de rester au fond. Ce n’est pas une idée qui nous vient. C’est comme être au bord du vide, on n’a pas envie de sauter. Et bien c’est pareil quand on est au fond.
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