Dans les cercles musicaux sérieux, l’héritage du nu metal est surtout celui de la dérision et du ridicule : un bas-fond culturel dépourvu de bon goût ou de bon sens, aimé par des gamins blancs de banlieue aux jeans démesurément grands. NME l’a qualifié de « pire genre musical de tous les temps » en 2013, et Moby, le vegan le plus relou de la terre, a affirmé que le nu metal évitait l’art et la politique du rock et du hip-hop pour « embrasser les éléments troglodytes » du heavy metal traditionnel.
Largement oubliés ou caricaturés depuis plus de dix ans, Fred Durst et sa bande sont de retour dans le paysage musical grâce à un nouveau documentaire HBO qui revient sur le merdier qu’était Woodstock 99 et à une performance au festival Lollapalooza au début du mois. Cela a abouti à une réévaluation de l’héritage du groupe et a poussé les gens à se demander : « Attends, est-ce que Limp Bizkit est vraiment bon, en fait ? ». La réponse courte à cette question est tout simplement : oui, évidemment. La réponse longue dépend de votre définition de « bon ».
Les chansons sont-elles intelligentes ? Non. Sont-elles bien structurées ? Pas spécialement. Fred Durst est-il particulièrement doué pour chanter, « rapper » ou écrire des paroles ? Non, non, et non. Le groupe a-t-il un back catalogue de morceaux incroyablement amusants et débiles qui déchaînent le public pendant les concerts ? Oui. Personne ne prétend qu’un groupe qui a sorti un album intitulé Chocolate Starfish and the Hotdog Flavored Water relève du grand art, mais on ne peut pas nier que voir Limp Bizkit jouer en live est un rêve de pogoteur. Les images de Woodstock 99 font tout leur possible pour rendre la foule effrayante, mais en tant que fan de nu metal qui a grandi au début des années 2000, je retiens surtout que j’aurais donné n’importe quoi pour être là à me défouler sur « Break Stuff ».
Il est facile de comparer Woodstock ’99 à son prédécesseur hippie : un désert culturel de jeunes hommes apathiques, pleins de testostérone et obsédés par les seins et la bière, vs. une foule de babas cool en couronnes de fleurs qui prônent la paix, l’amour et l’harmonie. « On est en 1999, enfoiré ! » crie Durst à mi-chemin de leur concert lorsque les organisateurs leur demandent de calmer le public qui commence à dégommer les infrastructures. « Prenez vos Birkenstocks et foutez-les dans votre putain de cul ! »
Cela dit, il semble étrange d’affirmer qu’il n’y avait rien de politique dans le fait qu’une bande de gamins surchauffés et déshydratés, sans accès à l’eau, à l’ombre ou à l’hygiène, mettent le feu pendant des jours à des distributeurs automatiques de billets et gribouillent sur des voitures de luxe en feu.
Il est également facile de rejeter la responsabilité des multiples agressions sexuelles et des émeutes qui ont eu lieu à Woodstock 99 sur un groupe dont les seuls intérêts semblaient être de s’envoyer en l’air et de casser des trucs. Il est ennuyeux de devoir rappeler qu’il y avait et qu’il y a toujours un nombre important de femmes parmi les fans de Limp Bizkit, et que leur musique pourrait même être considérée comme adaptée aux femmes par rapport au rock plus lourd et plus « sérieux » dont elle se distingue.
Dans un contexte où le président Bill Clinton a réussi à faire de la réputation de Monica Lewinsky, alors stagiaire âgée de 22 ans, celle d’une prostituée briseuse de ménage, il est presque risible de suggérer qu’un type blanc de Jacksonville, Floride, qui chante « faire tout ça pour la baise » est la raison pour laquelle la misogynie et les agressions sexuelles étaient si répandues au festival, ou dans la culture en général.
Francis Fukuyama a affirmé que la fin des années 90 était la « fin de l’histoire » – l’Union soviétique avait été vaincue, la démocratie libérale avait gagné, et les seules perspectives étaient l’abondance et la croissance pures. Comme on pouvait s’y attendre, rien de tout cela n’est arrivé, et les gens étaient toujours en colère. Le nu metal incarne cette rage et cette angoisse sans direction. C’était la bande-son d’une génération à qui l’on avait inculqué l’idée que tout allait bien, qui sentait que ce n’était pas le cas, mais qui ne savait pas vraiment qui ou quoi blâmer.
Limp Bizkit a souvent repris le tube explicitement politique « Killing in the Name Of » de Rage Against The Machine sur la violence policière, et son refrain anti-establishment « fuck you I won’t do what you tell me » est devenu le slogan que les ados de banlieue en colère criaient à leurs parents quand ces derniers leur demandaient de sortir les poubelles. C’était la rébellion d’une génération perdue, sans ennemi significatif ni direction ; il y a une raison pour laquelle A.J. des Sopranos a la meilleure collection de t-shirts nu metal. Sans cible explicite pour son ire, la génération nu metal s’est approprié la colère du punk et du hip-hop de l’ère Reagan, l’a mélangée à la mélancolie maussade du grunge et l’a vomie sans discernement sur tout ce qui lui déplaisait.
Malgré tous les doigts d’honneur et les prises de position anti-mainstream, il est important de rappeler que Limp Bizkit était absolument énorme. Significant Other (1999) a détrôné les Backstreet Boys du sommet des charts. Chocolate Starfish (2000) a établi un record de ventes en première semaine pour un album de rock, avec plus d’un million d’exemplaires vendus aux États-Unis en quelques jours, dont 400 000 le jour de la sortie. Fred Durst s’est produit avec Christina Aguilera aux MTV Awards en 2000, et la soirée de lancement de Chocolate Starfish a eu lieu au Manoir Playboy. Niveau contre-culture, on a fait mieux.
Selon les mots du groupe de rock Eve6, « Limp Bizkit est génial non pas par ironie, mais parce qu’il incarne le véritable esprit du rock’n’roll, à savoir la stupidité abjecte ». C’est un groupe qui est bête comme ses pieds et qui n’a jamais prétendu être autre chose. Le fait que Fred Durst soit monté sur scène au Lollapalooza avec une perruque argentée, un anorak beige et des vans à carreaux, comme s’il revenait tout droit d’une sortie à la pêche, était un fou rire bienvenu après 18 mois passés à s’engueuler sur Internet.
Il est également inutile d’essayer de se moquer de Fred Durst, puisque Fred Durst le fait lui-même. Son âge avancé par rapport à celui de son public était déjà source de commentaires pour les détracteurs du groupe à ses débuts. Prévoyant sans doute que toute tentative de faire revivre Limp Bizkit à 50 ans susciterait le ridicule, il a pris la décision de revenir sapé comme les darons qu’il faisait chier il y a 20 ans. Pour finir son concert, le groupe a joué son nouveau single « Dad Vibes », tandis que Wes Borland cachait à peine son mépris pour tout ça, et c’est exactement ce qu’est Limp Bizkit.
Le fait que Limp Bizkit ait été si populaire à l’époque de Woodstock 99 signifie évidemment quelque chose, mais ce n’est peut-être rien de plus que l’angoisse disloquée de la jeunesse dans une base militaire désaffectée que les promoteurs avaient à peine transformée en site de festival. Le fait que les gens s’accrochent encore à leur popularité aujourd’hui suggère que le nu metal n’était peut-être pas qu’une crise d’adolescence embarrassante et maladroite dont la culture s’est débarrassée, mais plutôt le symbole d’un bon moment.
VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.
VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.