Thomas Pajot via Getty Images
“On sent bien confusément que, durant cette année 2020, une page a été tournée. Cela tend à réveiller chez certains d’entre nous, chez celles et ceux qui ont connu cette période et même chez celles et ceux qui n’étaient pas nés à ce moment-là, une forme de nostalgie.” (Illustration Thomas Pajot via Getty Images)

En 2020, de nombreuses figures majeures et populaires des années 1970 sont décédées, souvent des suites de la Covid-19. Ce fut le cas du chanteur Christophe, de l’auteur et scénariste Jean-Loup Dabadie, de l’humoriste Guy Bedos, de l’ancien sélectionneur de l’équipe de France de football Michel Hidalgo, de l’entraîneur de la mythique équipe de football des Verts de Saint-Étienne Robert Herbin, du compositeur Ennio Morricone, de la danseuse et chanteuse Zizi Jeanmaire, des comédiens Michel Piccoli et Claude Brasseur, de la chanteuse Annie Cordy, du comédien Roger Carel, de la chanteuse Juliette Gréco, de l’avocate Gisèle Halimi, de l’acteur Sean Connery, du dessinateur Piem, de l’humoriste Robert Castel et bien évidemment de l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing.

Pour celles et ceux qui ont connu cette période en tant qu’adulte, jeune adulte ou enfant, ces personnalités renvoient à nombre de souvenirs: des chansons (des “Mots bleus” de Christophe à “La bonne du curé” d’Annie Cordy), des sketchs (de Guy Bedos, souvent écrits par Jean-Loup Dabadie, ou de Robert Castel), de l’épopée footballistique des Verts en coupe d’Europe ou des matchs de l’équipe de France de football qui s’était qualifiée pour la première fois depuis longtemps à une coupe du monde, celle de 1978, des musiques de films (Ennio Morricone), des films mythiques (comme Les choses de la vie de Claude Sautet avec Michel Piccoli et Romy Schneider ou les deux films réalisés par Yves Robert, Un éléphant ça trompe énormément, suivi de Nous irons tous au paradis dont le co-scénariste était Jean-Loup Dabadie et deux des principaux acteurs étaient Guy Bedos et Claude Brasseur), des voix (Roger Carel), des émissions de télévision cultes (Le petit rapporteur présenté par Jacques Martin avec notamment le dessinateur Piem) ou encore des luttes (Gisèle Halimi), sans parler bien sûr du septennat de Giscard.

“Ce sont les dernières années d’insouciance, mais les Français ne le savent pas encore”Raphaëlle Bacqué dans Le Monde du 4 décembre 2020

On sent bien confusément que, durant cette année 2020, une page a été tournée. Cela tend sans aucun doute à réveiller chez certains d’entre nous, chez celles et ceux qui ont connu cette période et même chez celles et ceux qui n’étaient pas nés à ce moment-là, une forme de nostalgie. On peut même évoquer à ce propos une véritable seventiesalgie, comme on parle de solastalgie pour l’environnement ou d’Ostalgie pour l’ex-Allemagne de l’Est, en l’occurrence, le substantif “algie” étant synonyme de douleur.

Cette seventiesalgie semble présenter quatre caractéristiques:

– La première est tout simplement une nostalgie du passé, de sa jeunesse ou de son enfance perdues. C’est la douleur du temps qui passe. Mais c’est aussi une forme de nostalgie d’une période d’insouciance, comme le dit la journaliste Raphaëlle Bacqué en parlant des années Giscard: “Ce sont les dernières années d’insouciance, mais les Français ne le savent pas encore” (Le Monde, 4 décembre 2020). C’est également une période où, d’après elle, “La fierté et l’arrogance sont des caractéristiques nationales. Les Français n’ont pas encore plongé dans ce pessimisme et cette haine de soi qui mineront leurs années 2000″. Bien sûr, notre mémoire est sélective et nous joue des tours. Mais il est évident que, dans une période où le présent est particulièrement troublé et où l’avenir est des plus sombres, entre la menace d’effondrement annoncée par les collapsologues et les perspectives peu réjouissantes de post-humanité promises par les transhumanistes, la tentation est grande de regarder dans le rétroviseur et d’avoir des bouffées nostalgiques en repensant à cette période des années 1970 où s’est produit un basculement décisif d’un monde à un autre.

– La seconde caractéristique de cette seventiesalgie est, en effet, une nostalgie de la période des Trente glorieuses qui s’est terminée en 1975, cette période désormais assimilée au mythe d’une forte croissance, d’une modernisation économique du pays, du net accroissement du niveau et du confort de vie et du rattrapage de l’USWay of life (société de consommation et de loisirs, culture de masse). C’est la douleur d’avoir perdu une période “bénie”. C’est en 1974 qu’un excédent des administrations publiques est enregistré pour la dernière fois. En 1975, la France connaît sa première récession économique depuis la Seconde Guerre mondiale. Le chômage explose à tel point qu’en 1977, le cap du premier million de chômeurs est franchi pour la première fois. Jamais il ne descendra en-deçà de ce chiffre. Autre grand symbole de la fin de la parenthèse “enchantée” de l’après-guerre, c’est aussi la fin du baby-boom. En 1975, le taux de fécondité passe en dessous du seuil de 2 enfants par femme en moyenne en France métropolitaine. Il faudra attendre le début des années 2000 pour qu’il repasse à nouveau au-dessus de ce seuil.

– La troisième caractéristique est la nostalgie d’une période où les principaux fléaux qui nous affectent actuellement n’existaient pas encore ou bien seulement à l’état embryonnaire. En France, dans les années 1970, il n’était pas encore question de changement climatique, même si le pays avait subi la forte sécheresse de 1976, si la conférence des Nations unies sur l’environnement organisée à Stockholm en 1972 en parlait déjà et si le rapport du club de Rome publié cette même année anticipait un risque d’effondrement. Il n’était pas encore question de radicalisation et de terrorisme islamistes, même si c’est en 1979 qu’est née la version contemporaine de l’islamisme radical avec la révolution islamique en Iran, pas plus que de mondialisation, d’explosion des inégalités, de communautarismes, de crise des classes moyennes ou de populisme. C’est donc la douleur d’avoir perdu un monde où ce qui nous angoisse terriblement n’existait pas.

C’est donc la douleur d’avoir perdu un monde où ce qui nous angoisse terriblement n’existait pas.

– Enfin, la dernière caractéristique de cette seventiesalgie est la nostalgie d’une période où malgré les divisions entre la “France de droite” et le “peuple de gauche”, ou entre les “anciens” et les “modernes”, il semblait encore exister des références communes et le sentiment d’un “monde commun” qui, depuis, paraît avoir disparu. C’était encore une période où une large majorité de Français –les fameux “deux Français sur trois” de Giscard– croyaient à un socle de valeurs communes: la science, le progrès (avec une vision plutôt optimiste de l’avenir), les technologies, la croissance, la société de consommation, l’amélioration continue des conditions de vie (et donc le sentiment que les générations suivantes vivront mieux), la cohésion de la société, etc. Cette société française semblait être sous l’influence de grandes organisations (Église, parti communiste), de médias de masse ou d’une culture populaire commune: les années 1970 sont le triomphe de la chanson de variété, symbolisé par les émissions de Maritie et de Gilbert Carpentier, ou du cinéma populaire français avec les films à succès avec Louis de Funès, Pierre Richard ou Jean-Paul Belmondo. Si l’on reprend ce qu’écrit Jérôme Fourquet dans L’archipel français (Seuil, 2019), on peut dire que les années 1970, c’était la France d’avant la “marginalisation des catholiques, [la] sécession des élites, [l’]affranchissement culturel et idéologique de toute une partie des catégories populaires, [la] montée en puissance de l’hétérogénéité ethnoculturelle du pays” qui contribueront à “l’archipelisation de la société française”. Même s’il ne faut pas pour autant mythifier cette période, la seventiesalgie est tout de même cette douleur d’avoir perdu la France d’avant la “chute” et d’avant la fragmentation de la société et de ses valeurs.

À voir également sur Le HuffPost: Mort de Michel Piccoli: voici ses 5 scènes cultes


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