Parce que les chiffres, contrairement à nous, ne trichent pas, j’étais déjà (et suis toujours) ce teufeur scolaire voire premier de la classe qui lance un chrono sur son téléphone chaque fois qu’il prend une trace pour savoir où il en est… jusqu’à ce que les chronomètres se multiplient au point de n’y plus rien capter. Alors, quand j’ai compris que ces nouveaux loisirs allaient vite devenir une habitude, j’ai compensé cette passion naissante par un regard froid, pragmatique sur ma consommation, en tenant une liste précise de chaque jour où j’ai consommé, d’abord dans un simple carnet puis dans un tableau Excel – bref, en développant sans le savoir un véritable outil de réduction des risques.
« Quelque part entre le protocole beatnik et l’aliénation numérique, je me retrouve au bout de neuf ans avec une grille de données à la fois fascinante, vertigineuse et futile sur mes excès »
Comme pour n’importe quelle expérience scientifique, il a fallu fixer un protocole méthodologique et quelques règles strictes : chaque nuit où je consommais une substance psychoactive dans un but récréatif (en dehors du cannabis, que j’apprécie peu, et de l’alcool), je devais systématiquement noter la date et les produits – pour l’approche statistique – ainsi que le lieu et les gens avec qui j’étais – pour la partie qualitative. Chaque journée devait correspondre à une occurrence (une même fête durant deux jours, par exemple, comptant pour deux occurrences). Chaque prise de drogue, même la plus légère, devait correspondre à une entrée, et ce quelles que soient les quantités prises. Et je devais m’en souvenir, quitte à m’envoyer par SMS le nom de chaque drogue prise lors d’une soirée.
A l’heure du big data et du quantified self, alors que les gens s’équipent d’applis pour contrôler leur temps de sommeil, arrêter de fumer, compter le nombre de leurs pas ou surveiller les calories ingérées, je dispose de données quantitatives que j’estime fiables à plus de 97% concernant la fréquence de ma consommation de drogues, et ce depuis le premier jour. Quelque part entre le protocole beatnik et l’aliénation numérique, je me retrouve au bout de neuf ans avec une grille de données à la fois fascinante, vertigineuse et futile sur mes excès, un tableau constellé de centaines de petites croix noires qui, lorsque je scrolle, défilent comme les flocons d’une tempête aussi vaine que poétique.
Dans cette matrice de 226 lignes et treize colonnes, correspondant respectivement aux nombres de jours où j’ai consommé et aux différentes substances croisées, la très plébiscitée MDMA côtoie l’indémodable LSD ou le plus confidentiel 2CB, ainsi que des rencontres d’un soir et fortuites telles la méphédrone, la 4-MFP ou la dexamfetamine (un traitement contre l’hyperactivité dégoté en Hollande à une free qui manquait cruellement de taz). Grâce à mes drug data, je peux par exemple affirmer sans me tromper que j’ai pris de l’ecstasy 81 nuits dans ma vie, de la MDMA 74 nuits, de la kétamine 35 nuits ou de la 3MMC 7 nuits. Que j’ai pris des prod tous les 14,5 jours en moyenne – un nombre qui peut paraître élevé mais qui est artificiellement gonflé par les festivals ou les fêtes-marathons étalés sur plusieurs journées, où les consommations s’enchaînent et les écarts se réduisent. A l’aide de la partie qualitative, je peux aussi me replonger dans un nombre surprenant de souvenirs de fêtes magiques mais embrumées qui, sinon, auraient probablement disparu de ma mémoire.
En bidouillant les données tel un apprenti-sorcier de la statistique, il m’est possible d’en extraire de nouveaux résultats et même des graphiques plus ou moins lisibles, et de les analyser pour en tirer un ensemble de micro-savoirs inutiles et précieux. Je constate, par exemple, que 22,6% de ces occurrences ont eu lieu en Allemagne et 20,4% aux Pays-Bas. Que ma consommation, très majoritairement liée au contexte festif, concerne majoritairement des stimulants empathogènes ainsi que quelques psychédéliques pris lors des traditionnels festivals estivaux, et augmente significativement l’été – comme chez nombre de gens, j’imagine. Que mes inhalations de cocaïne, pourtant, tendent à atteindre leurs relatifs sommets l’hiver (dépression saisonnière oblige ?).
« J’ai considéré la moindre miette d’ecsta grattée au fond d’un pochon comme une prise de drogue »
Mais au-delà du cycle éternel des saisons, c’est aussi ma petite existence qui se dessine sous les courbes, pour qui sait lire entre les lignes : au premier pic d’intensité de 2012 correspondant à mon propre summer of love berlinois, suit une longue période de stabilisation entre 2013 et 2015, puis une phase de calme évident en 2016 et 2017, coïncidant avec une relation de couple sérieuse. La crête de consommation, pointant à l’été 2018, apparaît bien l’année où, après un hiver éprouvant mêlant harcèlement professionnel et rupture amoureuse entre autres tracas, j’ai décidé de profiter de la belle saison en enchaînant trois festivals et de longues vacances à Berlin. La crise du COVID et l’arrêt de la fête qu’elle signe, à partir de mars 2020, marque également bien ses effets.
Mais comme toute étude statistique, ces données comportent aussi leurs propres limites : le grand point faible de ce tableau est qu’il ne renseigne que sur les dates, et jamais sur les quantités. Jeune clubber naïf lorsque je l’ai commencé, j’étais plus préoccupé par la fréquence à laquelle j’allais être en contact avec les produits, la régularité à laquelle ils allaient s’immiscer dans ma vie, que par les doses ingérées. Rigoureux et intransigeant, fidèle à mon protocole, j’ai considéré la moindre miette d’ecsta grattée au fond d’un pochon comme une prise de drogue, et ce quel que soit l’effet ressenti. Ainsi, dans mes données, la plus petite clef de speed inhalée distraitement sur un dancefloor un vendredi soir d’ennui et dont on ne sentira pas les effets aura le même impact quantitatif qu’un nouvel an chargé à l’extrême, pour peu qu’il n’ait duré qu’une journée.
Loin d’être un détail, ce manquement produit en réalité de grands biais dans l’analyse. Si on s’en tient aux courbes, on pourrait penser que ma consommation a été égale (sinon plus élevée) en 2019 par rapport à 2012 et 2013, alors que c’est plutôt l’inverse : s’il m’arrive encore trop souvent de boire par politesse une gorgée « d’eau magique » dans la bouteille tendue par une copine (ceci relevant selon moi davantage de la mauvaise habitude que de la véritable addiction), je n’avale désormais que rarement des quantités outrancières. Un peu comme la consommation d’alcool qui, des murges apocalyptiques mais circonstanciées aux boums des années lycée, évolue en un petit verre quasi-quotidien mais raisonné une fois la trentaine atteinte : la fréquence augmente peut-être mais les volumes, eux, diminuent. Sur ce point donc, mes données sont trompeuses, et si c’était à refaire, je réfléchirais sans doute à une façon d’intégrer les quantités absorbées en plus de la fréquence. Comme il est impossible, sauf à se trimballer en soirée avec une microbalance suspecte dans sa banane, de connaître avec précision les doses ingérées et parfois même de s’en souvenir, un système d’étoiles façon Tripadvisor, allant de 1 (ces deux gorgées du thé aux champis sans effet offertes par votre pote hippie) à 5 étoiles (ces trois taz gobés en 12 heures une jour de liesse générale), serait sans doute la plus efficace.
« Je ne peux que vous encourager à développer vos propres outils afin de réduire au mieux les risques »
Ni parfait ni définitif, mon protocole, que j’imagine volontier open-source, reste clairement à améliorer, à affiner, à adapter aux besoins des unes et des autres. En cette période de pandémie particulièrement stressante, où beaucoup (c’est bien normal) ont du mal à gérer leur conso, je ne peux que vous encourager à développer vos propres outils afin de réduire au mieux les risques. Si vous devez consommer pour supporter cette année d’enfer, faîtes-le avec précaution. En soirée seul ou sur Zoom dans votre studio, essayez si vous le pouvez de noter l’heure de chaque prise, histoire de mieux les espacer. Et surtout souvenez-vous désormais : les chiffres, contrairement à nous, ne trichent jamais.
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