La France est confrontée depuis quelques semaines à la pire crise de son histoire récente. Elle fait face à une pandémie inédite depuis la Grippe espagnole de 1918, qui a déjà coûté la vie à plus de 40.000 Français et qui pourrait faire encore dix fois plus de victimes, comme l’a rappelé le Président de la République. Il y a la crise économique, également dévastatrice: un PIB en chute de 10% -du jamais-vu depuis 1944-, jusqu’à un million de chômeurs en plus et une dette publique qui a explosé en à peine quelques mois.
Comme si cela ne suffisait pas, le pays est confronté à une vague terroriste d’une violence inouïe. La France était habituée à pleurer ses victimes du terrorisme depuis 2011, mais cette fois le mode opératoire a changé. Les assassins sont maintenant des loups solitaires et s’attaquent à des symboles chers aux Français, l’École et l’Église. Le fait que les victimes aient été décapitées nous fait encore monter d’un cran dans l’horreur et risque de susciter des vocations chez les radicaux de tous bords.
Last but not least, il y a le Brexit sans accord qui se profile et, bien sûr, les vives tensions avec la Turquie d’Erdogan, de plus en plus éloignées des piques habituelles de la diplomatie.
Bref, la période est lourde pour les Français, déjà bien éreintés par des mois de Gilets Jaunes, de grèves et de confinement. Les nuages s’amoncellent et font que la résilience même du pays et de ses institutions est aujourd’hui questionnée.
Or, les institutions de la Vème République, réputées si fortes, apparaissent de plus en plus fragilisées dans cette crise. Si le coronavirus a révélé quelque chose, c’est bien la défiance des Français à leur égard en provoquant -pour la première fois- une fronde en règle de maires contre le Gouvernement.
C’est un fait assez rare dans l’histoire des États démocratiques que de voir la légitimité même des décisions gouvernementales contestées de façon frontale par des élus, c’est-à-dire par des dépositaires de la souveraineté. Clin d’œil de l’Histoire, la fronde a commencé une fois de plus dans une grande ville de province -Marseille- dont les élus ont d’abord contesté le couvre-feu “imposé par Paris” et annoncé la création d’un conseil scientifique “marseillais”. On aurait pu penser qu’il s’agissait là simplement d’une nouvelle bravade de la Cité phocéenne contre Paris. Il n’en est rien: la fronde a fait tache d’huile et touche maintenant tout le pays avec la multiplication d’arrêtés municipaux autorisant l’ouverture des commerces non-essentiels, pourtant fermés par l’État. Or, prendre de tels arrêtés constitue un acte de désobéissance, que les édiles n’ont manifestement plus peur de franchir.
Le risque aujourd’hui pour le Gouvernement est de voir cette fronde des élus s’agglomérer à celle des petits commerçants et constituer un môle de résistance, à la fois populaire et institutionnel. Un tel front rendrait difficile la gestion de la crise par l’État et pourrait être le prélude d’autres mises en échec, encore plus dangereuses.
La France a déjà connu des épisodes similaires dans son histoire. Le plus éclairant est peut-être la Journée des Tuiles du 7 juin 1788. Quand Louis XVI décida de supprimer ledroit de remontrance des parlements -ces institutions politico-judiciaires qui contestaient toutes ses tentatives de réforme-, les parlementaires de Grenoble refusèrent d’enregistrer son édit. L’armée fut envoyée pour évacuer les réfractaires et fut reçue par une pluie de tuiles… lancées par les boutiquiers chauffés à blanc par les parlementaires de la ville. L’émeute fit de nombreux blessés et poussa les notables grenoblois à se constituer illégalement en assemblée. Constatant qu’il n’avait plus les moyens de résister, le lieutenant-général du Roi accepta la tenue des États-Généraux de la province. Ce fut le prélude aux États-Généraux de 1789.
Sans mauvais jeu de mots, méditons un peu cet épisode des “tuiles” dans la situation actuelle. Quoi qu’il se passe sur le front épidémique, économique ou sécuritaire, la priorité devra être pour le Gouvernement de conserver toutes ses marges d’action. Ce qui implique de retisser rapidement la confiance avec les élus locaux et les citoyens, mais aussi de refuser l’émergence de tout pouvoir “constitué” sur le terrain. Sans cela, sans des institutions solides et vues comme légitimes, il sera difficile de gagner d’autres batailles.
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