Au début du XVIIe siècle, à Venise, un pont en calcaire blanc fut construit pour relier les cellules d’interrogatoire du palais des Doges aux cachots d’une prison située de l’autre côté du canal. Baptisé le pont des Soupirs par Lord Byron, c’est là que les détenus portaient un dernier regard sur la ville et, selon la légende, laissaient échapper un soupir de regret ou de remords. Une autre légende se veut plus romanesque : si deux amoureux s’embrassent sous le pont au coucher du soleil, alors leur amour sera éternel et leur union suscitera de langoureux soupirs.

Le folklore autour du monument illustre la capacité d’adaptation du soupir qui, dans la littérature, la musique, le cinéma et, dans le cas présent, l’architecture, est depuis longtemps associé aux émotions. Le soupir peut exprimer une multitude de sentiments différents : nous soupirons lorsque nous sommes heureux, soulagés, excités, ennuyés, déprimés ou anxieux. 

Jusque-là, la recherche sur le soupir portait principalement sur son objectif respiratoire, et non sur la manière dont il s’entremêle à nos émotions. Mais ses aspects psychologiques, ou « physiopsychologiques », commencent enfin à être explorés. D’après une théorie récente, le soupir permettrait non seulement de « regonfler » nos poumons, mais aussi de ramener à l’état de stase nos grandes émotions, qu’elles soient positives ou négatives. 

Pour rappel, un soupir est une inspiration profonde, définie scientifiquement comme une inhalation dont le volume est au moins deux fois supérieur à celui d’une respiration normale.

Des recherches menées à l’université d’Oslo ont montré que la plupart des gens l’associent à des émotions négatives comme la déception, la défaite, la frustration, l’ennui et le manque d’espoir. Mais Selon Silvia Pagliardini, professeure de physiologie à l’université d’Alberta, la principale fonction du soupir est de stimuler vos poumons : il vidange les alvéoles et maintient les échanges gazeux. 

Un adulte en bonne santé soupire environ toutes les cinq minutes. Si vous ne soupirez pas, vous risquez l’hypoxie et, par extension, la mort. Lorsque le poumon d’acier a été introduit, des patients sont morts parce que les concepteurs n’avaient pas tenu compte du soupir, contrairement aux appareils respiratoires modernes. Lorsque des souris sont génétiquement modifiées de manière à ne pas pouvoir soupirer, elles finissent par succomber à de graves problèmes pulmonaires.

Dans le passé, le soupir était considéré comme un réflexe. « Les poumons se dégonflent, ils envoient un signal au cerveau, et le cerveau pousse un soupir », explique Pagliardini. Mais au cours des dernières décennies, nous avons appris que les soupirs sont programmés par le cerveau pour se produire quel que soit le signal provenant des poumons. 

Selon une étude publiée dans Nature Neuroscience en 2000, un réseau dans le tronc cérébral serait à l’origine de différents types de schémas respiratoires, dont le soupir. Lors d’une expérience réalisée sur le rat, les scientifiques ont coupé le tronc cérébral en tranches d’un demi-millimètre d’épaisseur qu’ils ont ensuite placées dans des boîtes de Pétri. Selon Nino Ramirez, professeur de neurologie et auteur de l’étude, les morceaux de cerveau désincarnés montraient encore un rythme respiratoire, notamment des soupirs. Pas besoin de poumons.

En 2016, Pagliardini et ses collègues ont pu comprendre encore plus en détail comment sont générés les soupirs. Chez les rats, ils ont trouvé un petit groupe de neurones dans une zone du tronc cérébral appelée le complexe pré-Bötzinger qui génère une respiration normale ainsi que des soupirs et des halètements. Des molécules spécifiques appelées neuropeptides ont activé ces cellules cérébrales et généré un soupir. « Si vous ajoutez ces peptides dans cette partie spécifique du cerveau, vous augmentez les soupirs, et si vous bloquez les récepteurs qui détectent ces neuropeptides, vous diminuez les soupirs », explique Pagliardini. 

Même si nous en connaissons maintenant les mécanismes, Ramirez dit que nous n’en sommes qu’au début de la compréhension de l’interaction entre le soupir et le cerveau en général. « Pendant des siècles, les physiologistes n’ont envisagé la respiration simplement comme un mécanisme permettant aux poumons de fournir de l’oxygène, dit-il. Ils ont négligé le rôle de la respiration comme un mécanisme permettant de contrôler l’état du cerveau. »

La respiration ne se résume pas à un échange automatique entre oxygène et dioxyde de carbone, après tout. La façon dont nous respirons est influencée par nos émotions et notre environnement, et vice versa. Pensez à l’anxiété, à la panique ou à la douleur, ou encore au plaisir, au coup de foudre ou au soulagement : toutes ces émotions peuvent influencer notre respiration et nos soupirs. 

Les scientifiques ont ignoré pour la plupart l’influence des soupirs sur le comportement et les émotions, jusqu’à ce qu’Elke Vlemincx, professeure au département des sciences de la santé à l’université libre d’Amsterdam, ne s’en rende compte. Vlemincx avoue être un peu « solitaire » dans le domaine. Elle a étudié non seulement la physiologie du soupir, mais aussi sa psychophysiologie – comment les propriétés physiologiques interagissent avec le psychologique. 

La façon dont nos sensations physiques interagissent avec nos émotions est un domaine de recherche en évolution, mais pas nouveau. Au XIXe siècle, William James, le « père de la psychologie américaine », suggérait que nos émotions sont simplement les noms que nous avons donnés aux sensations dans notre corps. Dans cette optique, nous ressentons un soulagement puis nous soupirons, mais il se pourrait que la sensation physique que nous éprouvons lorsque les poumons se dilatent soit ce que nous appelons l’émotion du soulagement.

Des recherches portant sur la capacité des gens à sentir leurs propres battements de cœur ont montré que nos battements de cœur ne réagissent pas seulement à nos émotions, mais qu’ils peuvent les influencer. De même, Vlemincx pense que les soupirs ont un lien bidirectionnel avec nos émotions : les grandes émotions peuvent déclencher des soupirs, mais les soupirs peuvent aussi susciter des émotions.

Selon Ramirez, l’importance émotionnelle des soupirs est également intégrée dans le langage. Lorsque nous disons que nous sommes « inspirés », nous voulons dire par-là que notre cerveau est excité. « Vous ne diriez jamais : “J’ai eu une idée géniale, j’ai expiré”, dit-il. Toute cette idée d’inspiration qui détermine l’état de votre cerveau est extrêmement importante. » 

En se basant sur un ensemble d’expériences de laboratoire ultérieures sur les soupirs, Vlemincx et ses collègues ont développé une hypothèse : le soupir est en quelque sorte le bouton « reset » de votre respiration et de vos émotions. 

Si notre respiration est automatique, elle n’en est pas moins souple et variable. Notre respiration change beaucoup en fonction de ce que nous faisons – parler, rire, courir –, de ce que nous ressentons et de notre environnement. Selon Vlemincx, lorsque cette variabilité respiratoire devient trop faible ou erratique, un soupir peut nous ramener à « l’équilibre entre la variabilité respiratoire non aléatoire et aléatoire ».

Psychologiquement, le soupir joue un rôle parallèle, « en aidant à rétablir le calme dans un contexte de stress ou d’éveil émotionnel et en induisant un sentiment subjectif de soulagement ; il peut donc fonctionner comme un mécanisme de gestion du stress et des émotions », a écrit Vlemincx dans un article de synthèse sur les soupirs.

Dans ses premières études, Vlemincx s’est concentrée sur le lien entre le soupir et le soulagement. Dans un article publié en 2005, des scientifiques ont entraîné des rats à reconnaître que tel stimulus voulait dire qu’ils ne seraient pas exposés à un choc ; lorsqu’ils voyaient ce signal de « sécurité » (un analogue du soulagement), ils soupiraient vingt fois plus. Vlemincx a maintenant reproduit ces résultats chez l’homme, en montrant que les soupirs augmentent de manière significative lorsque les humains reçoivent un signal de sécurité similaire, et qu’ils sont associés à la fois à un soulagement auto-déclaré et à une libération de la tension physiologique.

Si un soupir est une sorte de remise à zéro, tant sur le plan physique qu’émotionnel, il permet d’expliquer la dualité des soupirs, et comment ils peuvent être associés à des émotions négatives, au stress et à l’anxiété, tout en étant associés à des émotions positives comme le soulagement, la joie ou le désir. Cela semble être un paradoxe, selon Vlemincx, jusqu’à ce que l’on considère les soupirs comme une remise à zéro émotionnelle. Ils peuvent être présents dans n’importe quel état émotionnel important, qu’il soit bon ou mauvais ; pensez aux détenus sur le pont des Soupirs, ou aux amoureux qui se trouvent en dessous.

Lorsqu’elle enregistre des personnes assises tranquillement, non exposées à un stress ou à des déclencheurs émotionnels, Vlemincx constate qu’elles soupirent en moyenne une fois toutes les cinq minutes. Mais il y a une grande variation dans la quantité de soupirs, dit-elle, qui est liée à la personnalité d’une personne. 

L’une des constatations les plus cohérentes concernant le soupir est qu’il est fortement associé à l’anxiété. Lorsque les rats sont génétiquement élevés pour développer une forte anxiété, ils soupirent davantage que les rats élevés pour développer une faible anxiété. Les personnes qui sont en souffrance, les personnes qui ont des pensées désagréables et les personnes qui font des problèmes mathématiques stressants soupirent toutes davantage. Les personnes souffrant d’anxiété, de syndrome de stress post-traumatique et de trouble panique soupirent plus fréquemment que celles qui ne souffrent pas de ces maladies.

Nombreux sont ceux qui soupirent beaucoup sans en avoir conscience, selon Vlemincx. « Mais leurs proches, eux, le savent » dit-elle. Lorsqu’une personne est anxieuse, il se peut qu’elle cherche continuellement le soulagement qu’un soupir peut apporter. Mais il y a un moment où le soupir peut être utilisé à outrance comme mécanisme d’adaptation. Des études en laboratoire ont montré que les personnes souffrant de trouble panique soupirent de manière excessive. Certains soupirent tellement que leur respiration ne peut jamais revenir à la normale, ce qui entraîne une hyperventilation chronique. « Si vous êtes anxieux, vous soupirez beaucoup, dit-elle. Et cette fréquence excessive de soupirs induit une hyperventilation, qui s’accompagne d’anxiété et vous place dans un cercle vicieux. »

Pour les personnes souffrant de troubles paniques, qui peuvent souvent se sentir essoufflées, il existe un traitement : l’entraînement respiratoire assisté par capnométrie, ou CART, qui consiste à éviter les respirations profondes. « En particulier pour les personnes très anxieuses, prendre beaucoup de respirations profondes est une mauvaise idée », précise Vlemincx. 

Plus une personne va ressentir des émotions négatives, plus elle va être soulagée et récompensée par un soupir, ce qui signifie qu’elle va soupirer plus souvent. Mais le soulagement ne dure pas très longtemps. Les travaux de Vlemincx ont également montré qu’il y a une différence entre un soupir spontané et un soupir commandé par quelqu’un d’autre, dans le cadre d’un cours de yoga ou de méditation, par exemple. Lorsque Vlemincx et ses collègues ont demandé aux sujets de prendre une grande inspiration intentionnellement, ils ont constaté que les soupirs ne soulageaient pas la tension musculaire autant qu’un soupir spontané. Peut-être parce qu’un soupir commandé est perçu comme une corvée et que cela ne fonctionne pas de la même manière. Ou bien, il se peut que la personne soupire déjà spontanément et que l’ajout d’un soupir commandé ne lui serve pas de pause, mais la pousse plutôt à soupirer excessivement. 

Le conseil de Vlemincx est de ne pas trop compliquer la chose. « Tant que vous êtes en bonne santé, ne forcez pas, dit-elle. Il y a une raison pour laquelle vous soupirez comme vous soupirez. »

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