Leos CARAX – France / USA 2020 2h19mn VOSTF – avec Marion Cotillard, Adam Driver, Simon Helberg, Rebecca Dyson Smith, Nathalie Jackson Mendoza, Rila Fukushima… Scénario de Ron et Russell Mael, alias Sparks. Prix de la mise en scène, Festival de Cannes 2021. Musique de Sparks, paroles des chansons de Sparks et Leos Carax.
Du 04/08/21 au 14/09/21
Sur l’affiche, tout étincelle. Marion Cotillard. Adam Driver. Les Sparks. Une comédie musicale. L’ouverture du Festival de Cannes… Des rêves de Gene Kelly commencent à danser dans les têtes. Des étoiles s’allument dans les yeux. Du La La Land – tant qu’on y est – s’anticipe. On se calme. L’inquiétante étrangeté du conte fantastique sied mieux à Leos Carax que le réconfort des univers merveilleux. A 60 ans, l’homme qui met sa fièvre et sa peau sur l’écran a réalisé six longs-métrages en trente-sept ans d’une carrière trouée, insolente, dévorée d’ambition, vouée parfois aux gémonies, néanmoins somptueuse en ce sens que chaque film y est inoubliable… Sa question au cinéma est simple et grandiose à la fois : comment faire pour que son mystère continue ? Quel carburant mettre dans son saint moteur ?
Annette s’y colle, depuis une Amérique réduite à peu. Sur une idée et une composition du groupe Sparks – phœnix musical californien qui, depuis le glam-rock de ses débuts, perdure et se renouvelle depuis un demi-siècle –, le film chante, mais sidère plutôt qu’il n’enchante. C’est largement le plus noir de son auteur. Le plus stupéfiant et inventif, aussi, avec le précédent Holy motors (2012), dont il s’éloigne pourtant.
Deux personnages y occupent le devant de la scène. Henry McHenry (Adam Driver), stand-upeur qui aime à jouer avec les limites, et Ann (Marion Cotillard), cantatrice réputée, forment un couple scruté par la chronique mondaine. Alors qu’Ann accouche de leur fille Annette, quelque chose se brise chez Henry qui les fait chavirer. Se pourrait-il qu’Henry ait, par une sombre nuit de tempête sur leur bateau, tué sa propre femme ? C’est dans ce doute affreux que le père pousse sa fillette, enfant étrange, comme venue d’ailleurs, qui a hérité du timbre de sa mère, à se produire avec succès aux quatre coins de la planète. Enfant-phénomène, enfant-marionnette d’un couple qui a percuté le mur du réel…
Film incroyablement inspiré, qui nous expose sans rémission au mal qui empoisonne le cœur de l’homme jusque dans l’amour censé le rédimer… Romantisme noir de Carax. Sur le rock psalmodique et dissonant des Sparks, l’amour et la mort dansent ici collé-serré. C’est la plongée dans une nuit constante, constellée de flashs et de sunlights. C’est la moto qui fend l’obscurité comme la flèche du destin. C’est ce vert sombre qui domine, comme un appel de la forêt profonde ou des flots furieux. C’est cette idée que la vraie vie est ailleurs, dans cet appel fusionnel de la nature et de la mort censé nous révéler une perfection qui n’existe pas ici-bas.
Le tour de plus en plus baroque que prend l’œuvre de Carax s’accuse d’ailleurs dans ce film, où tout semble sujet à la dualité et au redoublement. La femme angélique et la sorcière. Le pantin et l’humain. Les punchlines des chansons. La vie et la mort. Et, bien sûr, pour ce couple d’artistes, l’imaginaire et la réalité, ici reliés par une porosité constante, inquiétante. Une scène d’opéra s’y ouvre par le mur du fond sur une forêt dans laquelle s’engage la cantatrice. D’obscènes provocations proférées par le performeur s’y avèrent de troublantes prédictions. De sorte que le monde perd son coefficient de réalité tandis que l’illusion de la scène gagne en puissance de vérité.
Autant dire que l’art, chez Carax, ne sauve pas. Tout au plus confère-t-il une forme à ce ruban de Möbius sur lequel s’inscrivent la vie vécue et la vie rêvée de l’artiste. Tout y devient cosa mentale, transfiguration fantasmagorique d’une cause intime, confession du créateur en grand singe qui se regarde faire la grimace. Et c’est assez déchirant.
(J. Mandelbaum, Le Monde)