Le premier DVD de skate que j’ai eu entre les mains, je m’en souviens comme si c’était hier. On est en 2004, ma carte de fidélité du skateshop local est remplie (S/O Blue Planet à Namur, RIP) et j’ai donc droit à un DVD offert : une vidéo de Zero Skateboards. À l’époque, mon idole c’est Jamie Thomas, le fondateur. Quand je rentre chez moi, je me la fais direct. Depuis le salon, c’est toute la famille qui subit plusieurs fois en boucle les 45 minutes de sons de guitares électriques saturées et d’images de gars qui saignent en rigolant. Les énormes spots me donnent des rêves d’Amérique. Comme les premiers albums, les films de votre adolescence représentent un moment précieux de votre vie, un souvenir impérissable qui vous pousse à les regarder même vingt ans plus tard, ne serait-ce que par nostalgie.
La Palme et le Graal
L’image dans le skate – comprenez les photos et les vidéos – c’est probablement l’aspect le plus important, juste après la pratique elle-même. Vous pouvez prétendre avoir rentré ci ou sauté ça, mais sans preuve en image je vous garantis qu’il y a très peu de chances qu’on vous croit sur parole. Une vidéo, c’est un trophée. Et si vous avez en plus le talent nécessaire, c’est aussi le meilleur moyen de gagner en visibilité pour choper des sponsors et les avantages qui vont avec. Et dire que tout ça a commencé avec une Palme d’Or.
La toute première vidéo de skate date de 1965 et s’appelle Skaterdater. C’est un court-métrage muet dans lequel une course en downhill est organisée par des skaters qui cherchent à plaire à des meufs de leur âge. Le film a donc remporté la Palme d’Or du court-métrage au festival de Cannes en 1966. Cette vidéo fondatrice est encore parfois étudiée en école de cinéma aux États-Unis, mais on ne peut pas vraiment faire de comparaison valable entre ce genre de film – certes super important culturellement – et les vidéos de skate que j’ai l’habitude de m’enfiler depuis maintenant plusieurs années.
Les années qui ont suivi, beaucoup de films de fiction ont mis le skate en avant, et tout ça a créé un nouveau phénomène de mode. Les compétitions de pool, bowl et rampes ont été les premières à être captées en vidéo mais il faudra attendre quelques années avant que les street parts telles qu’on les connaît fassent leur apparition. Avant les années 1990, le street c’était encore quelque chose d’assez confidentiel pour toute la culture skate. Bien sûr, certains cracks comme Mark Gonzales ou Rodney Mullen pratiquaient déjà cette appropriation de l’espace urbain en dehors des compétitions de half-pipe hyper médiatisées de l’époque, mais avoir une caméra et sortir se filmer en rue entre skaters c’était vraiment quelque chose de nouveau. On peut aussi noter les exploits de la Bones Brigade (avec Stacy Peralta, Tony Hawk, Lance Mountain, etc.) dès 1984, sur plusieurs vidéos, majoritairement en rampe.
Les premières vidéos vraiment marquantes, celles qui ont réellement posé les bases de ce que devait être une « vraie » vidéo de skate, ç’a d’abord été la Shackle Me Not de la marque H-Street sortie en 1988. On peut déjà y voir les jeunes Danny Way ou Eric Koston à l’œuvre. Ensuite, c’est la Video Days sortie en 1991 par Blind qui a bien frappé les esprits. Mark Gonzales, Jason Lee ou encore Guy Mariano skatent uniquement en rue, le tout capturé par un certain Spike Jonze qui les suit de près, lui aussi sur sa planche. Son fisheye rend tout ça hyper dynamique et agressif, au plus près de l’action.
Après ça, l’explosion du skate a permis à beaucoup d’autres marques de faire leur apparition, forcées de passer par la case « Faut sortir une tape » pour se faire remarquer du public. On a notamment eu droit à la Questionnable de Plan B en 1992, la Mouse de Girl Skateboards en 1996 ou Welcome to hell de Toy Machine la même année. Toutes sont aussi marquantes les unes que les autres, tant les sorties étaient rares et attendues.
Et le game changer arrive plus ou moins au même moment. Je parle ici d’un objet, le Graal, la caméra ultime : la sacro-sainte Sony VX1000. Avec ses deux sœurs, la VX2000 et la VX2100 sorties respectivement en 2000 et 2003, la VX1000 a permis une standardisation du format « skate video » grâce à la combinaison avec les fameux fisheye Century. Par la suite, c’est des sorties en rafale de vidéos qui ont eu lieu, toutes plus emblématiques les unes que les autres. De tête, je peux citer la Yeah Right (Girl Skateboards), Menikmati (éS Footwear), Dying to live (Zero Skateboards), Skate More (DVS Shoe Company), Elementality Vol.1 (Element Skateboards), The DC Video (DC Shoes), Baker 3 (Baker Skateboards) et la liste est très longue encore.
Internet et la mort (temporaire) du long format
Mais le début des années 2000 rime aussi avec le début d’internet évidemment. Et avec lui, les prémices du téléchargement illégal. Pour avoir eu 14 ans en 2005, j’ai fait partie des gens qui laissaient tourner eMule ou Limewire durant des jours entiers pour remplir l’ordinateur de dizaines de vidéos de skate sans avoir à acheter les DVD. C’est ces vidéos qui nous permettraient mes potes et moi de nous forger une sérieuse culture skate et musicale – les soundtracks ayant un rôle plus qu’important depuis toujours dans les vidéos de skate, qu’il s’agisse de punk, rap, rock ou reggae.
C’est donc après toutes ces belles années que la dématérialisation a réellement commencé. L’arrivée en force de Youtube a d’abord permis le reupload de toutes les vidéos des décennies précédentes, ce qui était a priori une bonne chose au départ. Mais forcément, c’est à ce moment-là que la vente de DVD de skate a quasiment été stoppée. Thrasher, Transworld, Sugar ou d’autres magazines sont malgré tout parvenus à faire survivre ce business encore quelque temps, en fournissant des DVD directement avec les magazines, mais cette formule n’a pas duré longtemps et ils ont dû se résoudre à des alternatives numériques pour proposer leur contenu vidéo à un public de plus en plus frileux à l’idée de payer pour voir des trucs. C’est notamment Thrasher qui a rapidement trouvé la bonne formule en créant sa propre chaîne Youtube dès 2006.
Du côté des skaters, tout le monde pouvait dorénavant poster sa propre vidéo. Les vidéos « Sponsor me », qu’il était auparavant nécessaire de mettre sur une cassette, un CD ou une clé USB avant de l’envoyer aux différents média et marques, ont fleuri comme jamais auparavant sur internet. Il faut le dire, la jouissance de ne plus devoir passer par un intermédiaire pour toucher le monde était puissante.
Mais avec la mort du DVD, c’est surtout la vidéo long format qui a aussi un peu rendu l’âme – celle qu’on avait l’habitude de regarder dans les années 2000 et qui ne correspondait plus à ce que voulait voir la nouvelle génération, surtout avec l’arrivée d’Instagram. Le réseau social va complètement transformer la manière dont le skate allait être proposé et vu à partir des années 2010. Avec Instagram, on commence à voir de plus en plus de vidéos d’une minute maximum, alors que la culture skate nous avait habitué à des vidéos parfois soixante fois plus longues… Transition difficile.
Au fur et à mesure, les vidéos sont devenues plus personnelles et le single part un format de plus en plus utilisé, alors que ça n’existait tout simplement pas avant l’ère Youtube. Les vidéos plus longues faisaient dorénavant 10 minutes, parfois 20 si on avait de la chance. C’était gratuit et, qui plus est, il y en avait souvent, donc on n’allait pas se plaindre non plus. Mais quelque chose me manquait un peu, à titre personnel. Inviter des potes, faire une bouffe et se poser dans le canapé pour mater une vidéo d’un quart d’heure, ça perdait un peu de magie. Certes, des longs formats continuaient malgré tout à sortir, mais rien d’aussi impactant qu’à l’époque.
En fait, l’avantage majeur pour les skaters à ce moment-là, c’était l’indépendance. Avec le combo Youtube et Instagram, le pouvoir est passé de leur côté. Beaucoup connaissent maintenant la possibilité de se créer une communauté solide, d’attirer la lumière sur soi, avec encore et toujours cette même finalité de taper dans l’œil d’une grosse marque – le nombre de vues ou de followers étant un bon indice quant à son potentiel d’athlète.
En termes de matériel, les fameuses VX1000 et VX2100 ont commencé à être passées de mode, à part chez quelques irréductibles. Le monde de la HD, du 16/9 et des caméras capables de mettre du slow motion sur du slow motion ont fait leur apparition. Il a donc fallu quelques années avant que les nouvelles technologies de steady cam, de grands angles, de nouveaux fisheyes et de prise de mode 50 images/secondes ne soient démocratisés et maîtrisés. Cette période de transition post 2010 était donc globale tant au niveau de la prise d’images que de sa diffusion. On peut noter que le travail de réalisateurs comme Ty Evans, entre autres, qui a testé toutes ces nouvelles technologies au fur et à mesure de leur arrivée.
Mais heureusement pour tout le monde, aucun type de format vidéo n’aura définitivement mangé l’autre. Si on a longtemps eu tendance à croire que le long format était mort pour toujours, les choses se sont équilibrées d’année en année. La culture skate a la dent dure.
Vers le milieu des années 2010, arrive une nouvelle vague de marques créée par des skaters légendaires. Primitive de Paul Rodriguez ou Fucking Awesome de Jason Dill en sont de bons exemples. C’était ce qu’il manquait pour que la hype des vidéos longues revienne et que les jeunes adeptes acceptent de totalement subir plus d’une heure d’images pour voir leurs pro skaters préférés.
À ce stade, je suis obligé de mentionner William Strobeck et les vidéos long format qu’il a réalisé pour Supreme – qui, avouons-le, ont permis à des gars comme moi plutôt réticents sur cette marque super hype (qui faisait des collab bizarres) de comprendre l’héritage new-yorkais qu’elle représentait. Cherry, sortie en 2014, signe (pour moi en tout cas) le début d’un retour progressif à la « full length video ». Strobeck récidive en 2018 avec l’emblématique Blessed et marque à vie une génération de skaters qui n’attendent plus que de dénicher la prochaine longue vidéo qui va marquer leur vie pour toujours. En témoignent d’ailleurs les excellentes Baker 4 ou Godspeed, autant respectées par les skaters qui ont grandi avec les vidéos en VHS que les jeunes de 14 ans – qui en parlent parfois comme étant « les meilleures vidéos de skate ». Et en soi, c’est plutôt surprenant pour des projets très proches des formats que j’ai connus à leur âge, au début des années 2000. La boucle serait-elle enfin bouclée ?