Après deux heures de randonnée au milieu d’une jungle très dense, Friedhuber et son groupe sont tombés sur des gorilles femelles en train de fouiller les buissons à la recherche de nourriture. Alors qu’il s’apprêtait à prendre le groupe en photo, un mouvement brusque l’avait fait sursauter. Il s’agissait de Chimanuka, un gorille mâle à dos argenté âgé d’environ 35 ans, l’un des rares survivants de son espèce. Il faut savoir que dans les années 1990, les violents conflits avaient décimé la moitié des gorilles de la région.
« Il est soudainement sorti de la brousse à environ cinq mètres de moi, tambourinant sur sa poitrine et faisant étalage de sa force », a déclaré Friedhuber dans un communiqué de presse envoyé à VICE. Bien qu’alarmé, l’instinct de Friedhuber lui a ordonné de saisir cette opportunité et d’en profiter pour photographier cet animal très rare. « J’ai pris peur et j’ai basculé en arrière dans un buisson », explique-t-il. « J’ai pris la photo en pleine chute, c’est pour cette raison qu’elle est floue. ».
Plus de dix ans après, le cliché de Friedhuber est revenu sur le devant de la scène en tant que lauréat du Nature Photographer Of the Year Awards 2021, un concours qui soutient et célèbre la photographie naturaliste et les efforts de conservation des espèces à travers l’art. Créé par une organisation appelée Nature Talks, le NPOTY récompense les photographes dans diverses catégories, notamment « paysages », « monde sous-marin », « art de la nature » et « humains et nature ». L’année dernière, plus de 20 000 photographes en provenance de quelque 97 pays ont envoyé leur candidature. Les gagnants reçoivent des prix en espèces allant jusqu’à 3 000 euros, ainsi que du matériel photographique spécialisé.
Si seule une poignée de participants ont remporté le concours ou reçu des éloges pour leur travail, les récits qui se cachent derrière ces images bluffantes sont tout aussi saisissants.
Terje Kolaas, photographe ornithologique norvégien, a été élu grand gagnant toutes catégories confondues pour sa photo intitulée « Winter Migration ». Bien qu’il photographie des oiseaux depuis plus de vingt ans en utilisant la technologie des drones pour les capturer en plein vol, Kolaas s’est heurté à plusieurs obstacles pour celle-ci. Paysages fragmentés, bâtiments obstruant le cadre, artefacts humains et arrière-plans désordonnés.
« C’est à la fin du mois d’avril 2020, pendant ces phénomènes naturels étranges et rares que sont les blizzards et les fortes chutes de neige, que j’ai réalisé que les images dont j’avais tant rêvé étaient à portée de main. Pouvoir photographier des oies depuis le ciel sur un fond pur et propre, typique aux paysages enneigés », a-t-il déclaré, évoquant le moment exact qui a mené à ce cliché récompensé. « Je me suis placé près du champ où je savais que les oiseaux venaient régulièrement se nourrir, et j’ai patienté. Dès que je les ai entendues arriver, j’ai fait décoller le drone pour les attendre en suspension dans les airs. »
Nombreux sont les photographes animaliers à admettre que derrière un cliché parfait se cachent souvent de longues heures d’attente dans des endroits isolés ou extrêmes. Les témoignages des lauréats des catégories « animaux » et « mammifères » du NPOTY ne l’ont pas démenti.
William Burrad-Lucas, basé au Royaume-Uni, a remporté la catégorie « portraits d’animaux » avec sa photo d’un léopard noir très rare, connu pour être un animal insaisissable. Le photographe a déclaré que cette photo avait nécessité plusieurs mois de préparation et beaucoup de persévérance. « Pour que l’image fonctionne, de nombreux éléments devaient être réunis », a-t-il expliqué. « Une nuit sans nuage, tout d’abord, ce qui n’était pas courant à cette époque de l’année. La seule façon de rendre compte d’une horde d’étoiles de faible intensité est d’utiliser un temps d’exposition long et, par conséquent, il ne pouvait pas y avoir de lune, ce qui aurait provoqué des images fantômes. Puis bien sûr, il fallait que le léopard daigne apparaître. »
Burrad-Lucas a capturé cette bête noire et lustrée à l’aide de sa propre « caméra-piège », un dispositif photo généralement équipé d’un capteur infrarouge pour surveiller la présence d’animaux et enregistrer leur comportement.
Une technique similaire a été utilisée par le photographe estonien Aare Udras pour sa photo intitulée « Young Wolf (Canis Lupus) », finaliste dans la catégorie « Mammifères ». « Parmi ceux qui m’entourent, les loups sont les animaux les plus intelligents, avec des sens extrêmement bien développés », a déclaré Udras. « Ils ont également appris à déchiffrer et à comprendre les activités humaines. Réussir à les photographier devient donc un véritable défi. »
Pour réussir son cliché vivement salué, il a fallu qu’Udras se concentre sur la portée d’une meute de loups et parvienne à mettre le doigt sur un goulot d’étranglement dans leur itinéraire habituel. Lorsqu’en 2019 il découvre un petit fossé avec un barrage de castors dans les épaisses forêts estoniennes, il décide d’en faire l’endroit idéal pour installer sa caméra-piège. « J’ai eu un coup de chance après six ou sept mois », a-t-il déclaré. « En fait, la jeune louve s’est photographiée elle-même, m’offrant le cliché. Cette photo montre bien à quel point elle était détendue, même en faisant son jogging sur le barrage d’un castor dans l’obscurité la plus totale. »
Si la photographie animalière est un exercice délicat qui s’accompagne d’une série de dangers, la photographie sous-marine présente un tout autre niveau de risques et de complexité. Le photographe allemand Georg Nies, dont la photo de très rares hippocampes pygmées a été consacrée grande gagnante dans la catégorie « monde sous-marin », a admis que la tâche avait été atrocement difficile.
« Photographier des hippocampes pygmées est une entreprise extrêmement compliquée », a-t-il déclaré. « Ces animaux sont très petits, dépassant rarement les deux centimètres. Mais surtout, ce sont des as du camouflage et donc presque impossibles à apercevoir au milieu des gorgones dans lesquelles ils vivent. » Pour zoomer sur les minuscules espèces marines, Nies a dû travailler en étroite collaboration avec un guide de plongée local. Mais même avec son aide, le processus n’a pas été facile.
« C’est malheureux, mais de nombreuses photos d’hippocampes pygmées et d’autres petites bestioles sous-marines ne sont pas prises de façon adaptée à l’espèce ou respectueuse de l’environnement », a-t-il déclaré, ajoutant que la falsification de ces photos est chose courante. « En plus de ça, l’hippocampe est un animal qui aime tourner le dos au photographe ».
« Pour arriver à prendre un portrait de face, il faut que le guide de plongée les tourne délicatement vers l’appareil à l’aide du bâton pointeur. Mais surtout, les hippocampes ne supportent pas les flashs trop puissants. Comme ils n’ont pas de paupières, ils n’ont pas d’autre choix que d’absorber la quantité de lumière émise par les flashs. Dans les zones où il y a beaucoup de photographes sous-marins, ces animaux deviennent très vite aveugles et ne survivent pas longtemps. Par conséquent, le nombre de photos autorisées devrait être réduit à 6 ou 8 par photographe », a déclaré Nies.
Photographier la vie sauvage dans son habitat naturel est aussi bien une question d’éclairage idéal que de timing. Miquel Angel Artús Illana, photographe espagnol dont la photo intitulée « Fishing trip at sunrise » a été sacrée finaliste dans la catégorie « Oiseaux », a également passé plusieurs jours dans un endroit isolé pour capturer un groupe de manchots de Magellan se dirigeant vers la mer alors que le soleil se levait à l’horizon.
« L’image a été prise sur l’Île Saunders, où je me suis isolé pendant cinq jours avec un petit groupe de photographes avec pour seule compagnie des manchots, des huîtres, quelques espèces d’oiseaux et certains mammifères », a raconté Illana. « Comme la meilleure lumière était au lever du jour, je me perchais sur une petite colline dès cinq heures du matin, attendant que les manchots apparaissent en groupe comme ils le font habituellement. La lumière et l’environnement ont fait le reste. »
Pour Levi Fitze, le gagnant de la catégorie « Jeunesse », c’est un éclairage idéal qui a conféré cet aura éthérée à son cliché de jeune bouquetin des Alpes gambadant dans une prairie. « J’ai passé la nuit dans un bivouac de montagne pour pouvoir prendre des photos aussi bien le matin que le soir », a déclaré le photographe basé en Suisse. « Ce soir-là, le cadre était tout simplement parfait. J’étais déjà très content de ces jolies fleurs, quand soudain le soleil a percé les nuages et a fait naître un magnifique contre-jour. »
Pour le photographe israélien Roie Galitz, finaliste dans la catégorie « portraits d’animaux », la perspective était primordiale. Intitulée « Last Embrace », sa photo montre une jeune lionne se frayant un chemin entre les membres d’un éléphant mort, comme s’ils s’enlaçaient.
« L’une des choses que j’aime le plus dans cette image, outre la composition et l’éclairage, c’est l’expérience contradictoire qu’elle suscite chez le spectateur », a déclaré Galitz. « J’aime observer la réaction des gens. Ils sont d’abord attendris, pensant que les animaux s’enlacent. Quelques secondes plus tard, ils réalisent qu’il se passe autre chose. »
De l’éruption d’un volcan aux fissures de glace qui ressemblent en tous points à des cellules humaines, découvrez ci-dessous les autres gagnants et soumissions notables du concours.