Pendant les trois premiers mois de la pandémie, la vie d’Iffah Meirizka était loin d’être joyeuse. Son père, soutien financier de la famille, a fait partie des millions d’Indonésiens ayant perdu leur emploi. Retrouver du travail n’était pas simple. Cela a passablement bouleversé le quotidien de la famille d’Iffah, qui a alors pris les choses en main. Étudiante en pharmacie, elle a transformé ses connaissances en source de revenus : elle a commencé à fabriquer des gommages pour le corps et à vendre des masques et des savons pour le visage. À 20 ans, elle travaillait dur pour joindre les deux bouts, mais ce n’était pas encore suffisant pour permettre à sa famille de se remettre de cette situation financière difficile.
Plusieurs mois plus tard, en août 2020, Iffah est tombée sur une formation en ligne qui traitait de l’effacement des empreintes numériques. Intriguée, elle a décidé de consacrer son temps libre à l’apprentissage de cette nouvelle compétence. À l’époque en Indonésie, de nombreux adolescents et jeunes adultes recherchaient un revenu supplémentaire. Comme Iffah, ils ont commencé à offrir leurs services pour effacer le contenu de comptes inactifs, faisant leur publicité via les réseaux sociaux. Le principe est assez simple : si vous souhaitez supprimer une photo qui vous fout la honte mais que vous avez oublié les informations de connexion de votre ancien compte Facebook, Iffah peut vous aider. Contre une modique somme, elle peut faire disparaitre votre passé digital pour toujours. Grâce au cours en ligne qu’elle a suivi pour une dizaine d’euros, elle est maintenant capable de supprimer des comptes sur 26 plateformes différentes, dont Facebook, Instagram, Twitter, YouTube et TikTok. Pour demander la suppression des comptes et contenus de ses clients aux plateformes, elle dit agir en tant que représentante de ces derniers.
« Il y a énormément de gens qui sont intéressés. Un client peut avoir plus d’un compte à supprimer. Le jour où j’ai commencé, j’avais déjà gagné 700 000 rupiahs indonésiennes (près de 45 euros) » a-t-elle déclaré depuis son domicile de Samarinda, la capitale de la province indonésienne de Kalimantan-Est.
Après avoir réalisé l’argent qu’elle pouvait facilement amasser avec ce nouveau job, Iffah a abandonné sa boutique en ligne de produits skincare et s’est concentrée sur le développement de son activité numérique. Elle a lancé une campagne marketing simple, en demandant à ses amis de partager ses services via les réseaux. Elle a également payé des influenceurs Instagram pour faire sa promotion. Une technique qui lui a permis d’être noyée sous les demandes, avec des cas pouvant lui rapporter jusqu’à 315 euros par jour.
Quatre semaines seulement après avoir monté son business d’effacement d’empreintes numériques, Iffah a mis sur pied sa propre formation en ligne pour transmettre son expertise à celles et ceux qui le souhaitaient. En mai 2021, elle affirme avoir déjà eu plus de 600 étudiants, certains extérieurs à l’Indonésie. Elle ne donne plus de cours pour le moment et se concentre désormais sur la création d’un réseau national de profils pouvant offrir les mêmes services qu’elle.
Ses tarifs varient de cinquante cents à une vingtaine d’euros, en fonction de la mission. Elle peut travailler sur des demandes simples, comme la suppression de photos Google, ou plus compliquées, comme la désactivation de comptes Twitter. Son plus gros chiffre, elle l’a réalisé en décembre, avec 2050 euros mensuels.
« Dieu soit loué, je peux aider mes parents à payer les frais de scolarité de mes frères et sœurs. Mon père a également retrouvé un emploi, et je peux donc utiliser une partie de cet argent pour m’acheter une nouvelle voiture », a-t-elle déclaré à VICE. « Mes parents m’incitent quand même à poursuivre des études supérieures pour devenir pharmacienne ».
Nadya, qui a souhaité utiliser un pseudonyme pour protéger sa vie privée, a rejoint le cours en ligne d’Iffah en avril. Elle dit avoir gagné 435 euros en quatre mois, une somme relativement importante pour une jeune fille de 16 ans.
D’après elle, il suffit de posséder un smartphone qui fonctionne et une bonne connexion internet pour se lancer. Elle demande à ses clients de lui fournir leur carte d’identité et des captures d’écran des comptes qu’ils désirent supprimer. Une fois qu’ils se sont mis d’accord sur un prix, elle se met au travail. Le client paie la somme due lorsque le contenu ou le profil a disparu.
« J’ai désactivé [leurs comptes] de façon légale, pour éviter les risques de piratage ou des trucs du genre. Pour demander à Instagram de supprimer un compte, il faut fournir une preuve d’identité » a déclaré Nadya. « Cependant, tous les comptes ne peuvent pas être supprimés. Le processus sera plus difficile si les photos sont floues. Il n’y a alors aucun moyen de convaincre Instagram qu’il s’agit vraiment du compte du client. »
Selon Nadya, la démarche la plus facile reste pour le moment la suppression d’un compte TikTok, même si ça peut très vite évoluer.
Dejo, 20 ans, propose des services similaires et a également souhaité rester anonyme. Ses clients sont pour la plupart des utilisateurs embarrassés par de vieilles photos douteuses postées sur Facebook et Twitter. Parfois, il s’agit de femmes qui veulent supprimer les photos de leurs anciens comptes, où leurs cheveux ne sont pas couverts par un hijab. Mais il arrive que certaines demandes soient plus bizarres.
« Quelqu’un m’a un jour demandé de supprimer le compte Facebook d’une femme qui, selon ses dires, avait eu une liaison avec son père. Il espérait qu’en détruisant son compte, elle cesserait de le contacter. Évidemment, je ne peux pas faire ça », précise-t-il.
Dans ce genre de cas, Dejo se tourne souvent vers Iffah, plus habituée à recevoir des requêtes incongrues de la part d’inconnus. Elle se souvient de quelqu’un qui souhaitait l’effacement total de la présence en ligne d’un influenceur, ou d’autres qui n’accepteraient d’épouser leurs partenaires qu’à condition que ces derniers suppriment toutes les photos où ils apparaissaient avec leurs ex.
Cependant, ce qu’Iffah préfère dans son travail, c’est sa capacité à aider les victimes de violences sexistes. Elle reçoit souvent des demandes de streameuses qui officient sur l’application populaire BIGO, et dont les vidéos ont été mises en ligne sur YouTube à leur insu. Ces clientes y portent généralement des « vêtements sexy », nous explique-t-elle.
« Certains utilisateurs [de BIGO] enregistrent le live stream et upladent les vidéos sur leurs propres chaînes YouTube à des fins personnelles. Les streameuses me demandent alors de les supprimer. »
À côté de ça, elle reçoit presque tous les jours des demandes en provenance de femmes qui désirent faire disparaître leurs nudes d’internet, généralement postés par leurs ex.
« Ils piratent leurs comptes Insta et partagent les nudes. Je donnerai toujours la priorité à ces cas-là, même si j’ai d’autres choses sur le feu », nous a-t-elle déclaré. « Je me sens très mal pour elles. Que leur arriverait-il s’il n’existait pas de service permettant d’effacer ce type d’empreintes numériques ? »
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